Un grand cinéaste a dit un jour que chaque histoire devait avoir un début, un milieu et une fin, mais que ce début, ce milieu et cette fin ne devaient pas forcément être racontés dans cet ordre.

Ça, je l'ai appris au lycée quand j'étais étudiante en cinéma, sauf qu'il fallait encore avoir une histoire à raconter. Quelque chose qui en vaudrait la peine. Sinon, à quoi bon se lancer dans une telle entreprise ? À quoi bon vouloir dire du vide ? Du rien ?

Avant aujourd'hui, je n'avais jamais ressenti ce besoin de raconter une histoire et encore moins de raconter mon histoire avec un début, un milieu et une fin, mais pas forcément dans cet ordre et heureusement pour vous qui allez la lire, j'ai décidé de commencer par son début.

D'aussi loin que je me souvienne, c'était un beau et flamboyant après-midi de printemps. Un ciel sans nuages d'un bleu azur encadrait une inauguration faite en grande pompe. Sur une estrade avaient été réunis des ministres, le maire de la commune voisine ainsi que la dirigeante d'un géant de l'industrie agroalimentaire.

Tous étaient tirés à quatre épingles, tous étaient maquillés pour les caméras et tous s'apprêtaient à célébrer le lancement de l'activité d'une ferme d'élevage porcin. Une construction imposante faite de tôle et d'austérité. Une verrue plantée au beau milieu de la campagne verdoyante. Une horreur que pourtant, tous allaient revendiquer comme étant la plus moderne et la plus en phase avec la réglementation et le bien-être animal d'Europe. 

Sauf que moi, je savais déjà que derrière toute cette sémantique se trouvait la plus cruelle des entreprises humaines.

Quoiqu'il en avait été, ce jour-là, je n'étais pas présente pour assister à ce déballage d'autosatisfaction, pas plus que pour apprendre à quel point ce genre d'événement pouvait encore faire se déplacer les foules. J'y étais dans un but bien précis : filmer ce qui allait suivre la découpe symbolique du ruban rouge.

Alors que dans l'arrière-plan de l'estrade où avaient été réuni tous les officiels les premières truies qui venaient d'être déchargées de dizaines de gros camions s'étaient mises à avancer vers un destin peu enviable, ma meilleure amie Fleur m'avait fait un signe de la tête.

L'instant d'après, j'avais braqué sur elle l'objectif de ma caméra pour la filmer et ce faisant, par l'intermédiaire de l'écran intégré, je l'avais vue se tourner vers les autres membres de notre organisation qui cachés dans la foule de badauds attendait l'appel de leur cheffe.

Quant à la manière d'une meute de loups ces derniers s'étaient mis à avancer vers l'estrade d'officiels, ça avait été mû d'une détermination que je lui connaissais comme sans égal, que Fleur s'était précipitée vers la dirigeante du géant de l'industrie agroalimentaire.

Lorsqu'elle en avait été très près, sans la moindre hésitation, mon amie lui avait jeté dessus une importante quantité de faux sang. Un liquide poisseux et écarlate qui en se répandant comme une traînée de poudre avait éclaboussé de myriades de petites gouttes tous ceux qui se trouvaient autour.

Alors qu'une partie du service d'ordre s'employait à exfiltrer la victime de cette attaque, le reste s'était jeté sur mon amie pour venir la maîtriser pendant que les autres membres de notre organisation aspergeaient de faux sang tous ceux qui avaient échappé à la première salve.

La seconde d'après, des banderoles avaient été érigées haut dans le ciel ce que je m'étais empressée de filmer et dessus avaient été peints en noir sur fond blanc des mots aussi éloquents qu'ils étaient dénonciateurs. Le slogan de notre groupe de militants anti-spécisme : les animaux ne sont pas sur terre pour nous, mais avec nous.

Du tableau officiel de départ qui s'était voulu idyllique, il n'était resté que du chaos. Le faux sang qui s'était répandu de partout sur la scène avait provoqué de nombreuses glissades, ce qui avait tôt fait de déclencher dans la foule une multitude de fous rires tous plus communicatifs les uns que les autres.

Oui, de voir ces officiels se couvrir de ridicule avait eu quelque chose de jouissif. De cathartique même et le peuple y avait été réceptif. Après tout, n'était-ce pas ce qu'il fallait pour gouverner : du pain et des jeux ?

Malgré l'euphorie qui sur le moment avait fini par me contaminer, j'étais vite parvenue à retrouver tout mon sérieux, sauf que de la suite de ce grand événement, je n'avais pas eu le temps d'en filmer grand-chose de plus.

Fou de rage, le maire de la commune voisine s'était précipité vers moi et en le voyant faire, pour l'empêcher de me prendre ou pire de casser mon matériel de tournage, j'avais dû en venir aux mains avec lui. Un comportement qui à cette époque ne me ressemblait pas. Ça avait même été à des années-lumière de qui j'étais et pourtant, je l'avais fait.

Cet après-midi-là, par ce beau jour de printemps, je n'avais pris qu'indirectement part à l'action de notre groupe de militants anti-spécisme dont la moyenne d'âge ne devait pas excéder les vingt ans. Je n'étais pas allée au contact comme ma meilleure amie Fleur avait pris l'habitude de me le faire remarquer.

Je n'avais été là que pour filmer et pourtant, ma participation avait été à la hauteur de tout le reste, car sans images pour témoigner plus rien ne semble avoir existé comme pourrait le faire sur nos esprits une amnésie traumatique.

Maintenant que je me suis décidée à écrire mon histoire, je sais que de cette journée je garderais à tout jamais le plus flamboyant souvenir de ma meilleure amie. Un climax dans son existence que je regarde à présent avec la régularité d'un métronome et la nostalgie d'une époque révolue grâce à la vidéo que j'ai pu en faire.

Une vidéo qui a depuis été partagée des millions de fois sur les réseaux sociaux et qui me rappelle même encore aujourd'hui pourquoi je dois continuer de me battre et surtout pourquoi je suis devenue telle que la suite des événements m'a fait : impitoyable.