À l'Aube du Crépuscule
- Repose-toi bien petite sœur. Une grande journée t'attend demain, ton destin sera en jeu.
- Je le sais, je te promets d'être à la hauteur, dit Somin.
Son grand frère lui sourit tendrement et tourna les talons, mais elle l'interpella à nouveau avant qu'il ne referme la porte derrière lui.
- Taehyung ! Merci d'être resté à la maison cette semaine pour prendre soin de moi et me préparer pour le grand jour.
- Tu sais bien que c'est mon rôle ; c'était avec grand plaisir. Maintenant, dors, tu vas avoir besoin de toute ton énergie.
Il quitta la pièce pour de bon, laissant la jeune fille dans le noir complet. Elle savait qu'elle devait dormir, comme son frère le lui avait dit, mais elle ne parvenait pas à fermer les yeux. De ses doigts fins elle triturait ses draps, la tête remplie d'images et de rêves ; elle avait attendu et s'était préparée toute sa vie pour ce jour, et il venait enfin. Elle était bien trop excitée et agitée pour rester immobile, alors elle se leva sans bruit et se mit à tourner dans sa chambre. À l'excitation se mêlait l'appréhension, elle répétait ses gestes en boucle, jouant le rôle de toutes les personnes qui seraient présentes, réfléchissant à ses mots, sa posture ; chaque petit détail comptait. Pourtant, son inquiétude n'avait pas lieu d'être, elle savait au fond d'elle qu'elle maîtrisait déjà tout à la perfection, elle s'était tellement entrainée et renseignée que la cérémonie serait comme une routine pour elle ; mais sa nature perfectionniste prenait souvent le dessus. Elle se posa une dernière fois devant son miroir, elle se distinguait à peine dans la pénombre, mais la lueur de son regard perçait les ténèbres. Peu importe ce qu'il se passerait le lendemain, elle resterait la même jeune femme, sûre d'elle, dévouée à sa famille et à sa tribu, et toujours prête à donner le meilleur d'elle-même.
Tout au long de sa courte vie, Somin avait été un exemple ; autant pour ses sœurs benjamines que pour les autres jeunes filles de son âge. Cela aurait pu devenir pesant avec le temps, de devoir sans cesse répondre aux attentes des autres ; mais elle adorait ce sentiment, celui qu'elle ressentait lorsque l'on reconnaissait publiquement ses talents et son comportement sans reproche, savoir que ses efforts n'étaient jamais vains et qu'elle participait à élever le nom des Cimaree, sa famille. Personne ne l'avait jamais poussée à devenir une petite fille parfaite, elle n'était pas le fruit d'une manipulation. Au contraire, elle seule s'était mis tous ces objectifs en tête en voulant suivre la voie de son grand frère. Lui aussi était un exemple, une référence pour toute la tribu ; Taehyung était connu comme le plus sage, le plus digne de confiance et le plus efficace des Protecteurs. Plus jeune, Somin voulait devenir comme lui et rendre sa famille tout aussi fière d'elle. On lui ôta ce rêve très rapidement en lui expliquant que le système ne fonctionnait pas ainsi ; une femme, et par-dessus tout une sœur aînée, ne pouvait accéder au poste de Protecteur. Seuls le premier fils de chaque branche des huit grandes familles y était destiné ; quant aux filles des branches principales, elles recevaient une éducation pour prétendre au rôle de Magicienne, mais une seule occuperait cette place. Le grand jour que Somin avait attendu était celui de la grande cérémonie. Une fois leur éducation finie, les filles aînées des familles de haute classe étaient soumises à un rite, et ce, depuis la nuit des temps. C'était une légende que tout le monde connaissait dans la tribu Viedama ; on la racontait et jouait régulièrement sur la grande place et elle faisait partie de l'histoire, de l'héritage.
Sur Imphet, la population a toujours été divisée en de nombreuses tribus. Chacune avait ses spécificités ; communiquant plus ou moins entre elles pour leurs affaires extérieures. Une région en particulier connut de longues années de rivalités, de confrontations et de guerres. La tribu Viedama ne se mêlait pas aux autres, voulant justement éviter les destructions ; elle ne cherchait pas la provocation et n'avait que de rares contacts en dehors de leurs terres. La fertilité et l'abondance de celles-ci étaient d'une grande aide pour leur système auto-suffisant, mais aussi une malédiction. Par delà leurs frontières, nombreux étaient ceux qui les convoitaient et voulaient se les approprier. Une grande tribu, composée d'hommes guerriers uniquement, s'attaqua à leurs villages sans défense ; la victoire fut bien trop facile pour eux qui aimaient tant le combat pour ses conséquences. Ils allèrent jusqu'au bout, ne prenant pas que les terres mais aussi la vie des plus faibles. Lorsqu'il ne resta presque plus rien de leurs cultures, de leur travail, un grand sorcier de la tribu décida de sacrifier sa vie pour assurer celle des futures générations. Miraculeusement, une pousse était restée intacte de toutes les batailles qui s'étaient déroulées autour. Il s'en servit pour puiser l'énergie de la terre et la déverser sur ses ennemis ; une onde d'une telle puissance qu'elle purifia le sol de toutes les exactions commises. Son acte de bravoure ne fut pas vain, la tribu put se reconstruire petit à petit, et là où se trouvait la jeune pousse naquit un arbre majestueux commémorant cette terrible période et honorant la mémoire du sorcier. C'est sous cet arbre qu'a lieu le rituel de passation des pouvoirs. Dans ses derniers instants, le sorcier souhaita que l'équilibre règne définitivement sur sa terre d'origine, que les hommes et les femmes travaillent ensemble en harmonie, sans que l'un ne prenne le dessus ; qu'ils soient complémentaires, l'un ne pouvant fonctionner sans l'autre. Les huit grandes familles se formèrent des huit descendants encore en vie de ce même sorcier ; seuls les membres de celles-ci pouvant accéder aux hauts postes de Protecteurs et de Magicienne. Les fils aînés atteignant la majorité prêtaient serment à la tribu de n'agir que pour son bien, de se consacrer à la gestion des affaires, à la protection des terres et du peuple, et à l'assistance à la Magicienne. Cette dernière était désignée par l'Arbre ; à la fin de leur éducation, les filles aînées se rassemblaient toutes autour de l'Arbre et procédaient à un rituel strict. Chacune avait reçu une pousse au préalable dont elles devaient prendre soin jusqu'au jour où elles devraient la planter dans le parterre prévu à cet effet. L'une d'entre elles fleurissait, les autres périssaient, et la détentrice de celle qui éclora se voyait recevoir une partie des pouvoirs toujours présents dans l'Arbre, tandis que la Magicienne qui quittait ses fonctions se retirait. La jeune fille élue était marquée dans la chaire par son Protecteur avec des pigments de la couleur de sa fleur, et se plaçait à la tête de la tribu pour la guider. C'était un rôle avec de grandes responsabilités, et bien que cela soit gratifiant de pouvoir largement contribuer au développement des Viedamas, tout le monde ne voulait pas l'assumer.
Jiwoo ne voulait pas de cette vie dans une cage dorée, à jouer la femme modèle et la guide de son peuple. Elle rêvait d'aventure, de découverte au-delà des frontières qu'elle avait toujours connues. Contrairement à son amie Somin, elle redoutait ce jour plus que tout ; elle avait prié et tant souhaité ne pas hériter de ces pouvoirs qui lui seraient une malédiction. Les deux jeunes femmes étaient très différentes, peut-être trop, mais cela ne les avait jamais empêchées de s'entendre à merveille et une amitié sincère était née entre elles. Elles avaient le même âge – comme toutes les aînées puisque leur procréation était entièrement calculée pour achever leur éducation en même temps – cela les avait donc d'une part rapprochées, mais c'était surtout le sentiment de liberté l'une avec l'autre qui avait fait s'embraser l'étincelle. Cette relation privilégiée, elles ne la partageaient avec personne d'autre. Somin était l'une des rares personnes à ne pas juger Jiwoo sur ses choix de vie, son refus de suivre les codes à la lettre ; Jiwoo était l'une des rares personnes avec qui Somin pouvait se reposer et laisser tomber son masque de jeune fille parfaite, pas qu'elle joue un tout autre rôle en public, mais elle aussi avait parfois besoin de se vider l'esprit et avoir une tout autre conversation que celle sur les affaires commerciales ou politiques de la tribu.
La jeune blonde ouvrit les yeux en sentant la lumière du soleil caresser son visage. Elle s'étira et sourit lorsqu'on frappa à sa porte ; le moment était venu. Elle savait qui venait lui rendre visite et autorisa sa petite sœur à entrer. Sans attendre une seconde de plus, cette dernière courut dans la pièce pour arriver sur le lit de sa sœur en sautant.
- Somin ! cria-t-elle. C'est le grand jour ! Ton jour, dit-elle en insistant sur le pronom.
- Voyons Naeun, tu sais qu'il y a sept autres filles comme moi, rien ne dit que je serai choisie.
- Mais tu es la meilleure de toutes, ce sera forcément toi ! Tout comme l'était grand-mère.
- Ça ne fonctionne pas ainsi ma belle, lui répondit-elle en lui caressant les cheveux. Ce n'est pas une compétition dans laquelle la meilleure gagne. Le choix ne nous revient pas et l'Arbre seul connait ses raisons.
- Je suis sûre que ce sera toi quand même. Et tu seras une merveilleuse Magicienne, lui glissa-t-elle.
Somin ria doucement, sa petite sœur était la plus adorable, et serait pour sûr la plus déçue si Somin n'obtenait pas le pouvoir.
Ce fut au tour de sa mère de passer sa tête par la porte, la dépêchant de se lever pour ne pas être en retard. Elle sauta du lit et se dirigea vers les bains. Sur la petite table, elle trouva à côté de ses vêtements de cérémonie une petite note accompagnée d'un flacon. Elle reconnut de suite l'écriture de son amie ; elle lui avait écrit un petit mot d'encouragement pour ses préparatifs rythmés de la matinée accompagné d'une essence de la plus belle fleur sur Imphet, une odeur dont raffolait Somin. Elle était réellement touchée par cette attention ; elle se promit de le lui rendre plus tard. Elle accéléra sa toilette pour pouvoir se garder du temps pour elle-même, seule. Les femmes de sa famille vinrent la saluer peu après qu'elle eût fini, ne manquant pas de la complimenter sur son allure de princesse : sa longue robe en lin rendait sa démarche plus légère, sa fine taille soulignée par une ceinture d'anneaux en argent, et la broche de sa famille avait été revisitée en bijou de tête. Somin lisait la fierté sur leur visage, elle pensait qu'elle serait heureuse plus que n'importe qui en ce jour, mais le doute s'immisçait lentement en elle. Elle se demandait si ses proches seraient déçus qu'elle ne soit pas l'élue bien que cela ne dépende pas d'elle ; et surtout ce qu'il adviendrait d'elle, de son futur, si elle ne l'était pas. Elle avait toujours consacré sa vie à son éducation, mais une fois cette étape passée, que pourrait-elle bien faire ? Elle ne souhaitait pas que les gens se détournent d'elle, aimant l'attention qu'on lui portait, elle se sentait utile à la communauté en leur donnant un modèle, en suivant les codes. La jeune femme s'isola rapidement pour ne pas perdre la face devant sa famille, elle ne devait penser qu'à tout ce qu'elle avait appris jusqu'ici pour ne faire aucun faux pas. C'est Taehyung qui la sortit de ses pensées, lui indiquant qu'il était temps qu'ils quittent la maison.
Jiwoo avait suivi le cortège sans faire de scène, ce n'était pas le moment d'attirer l'attention sur elle plus que nécessaire. Elle ne voulait pas de ces pouvoirs lourds à porter, elle aurait aimé se trouver à des centaines de kilomètres de chez elle sur la berge des lacs gelés ou perchée dans les plus hauts arbres de la forêt de diamant ; elle avait entendu tant de mythes fantastiques sur ces endroits, elle voulait les voir de ses propres yeux. Mais elle était bloquée pour le moment, et jamais elle n'oserait quoique ce soit qui jetterait l'opprobre sur sa famille, déshonorerait sa tribu ou enverrait balader les traditions. Elle aimait sa terre, l'endroit où elle avait grandi et respectait énormément le peuple Viedama ; ce n'était simplement pas la vie qu'elle voulait mener. Dans un coin de sa tête, elle pensa à son amie, espérant que son cadeau lui ait fait plaisir et que les effets apaisants de l'essence soient assez forts pour réduire son angoisse qu'elle savait grandissante. Elle sourit aussi intérieurement en visualisant le visage de son amie lorsqu'elle l'apercevrait. Elle jeta un œil derrière elle pour localiser son petit frère Jiseok, et tenter de communiquer avec lui, mais elle n'en eut pas le temps qu'elle se fit déjà reprendre par sa tante. Elle leva discrètement les yeux au ciel, elle avait hâte que tout ceci se finisse pour aussi se libérer de l'emprise de cette vieille femme, sœur aînée de sa mère qui projetait sur elle le rêve qu'elle n'avait jamais pu atteindre, et qui n'avait eu qu'un fils. Sans surprise, elle était la dernière arrivée sous la petite hutte abritant toutes les jeunes femmes qui participaient au rituel. Dans la masse de domestiques et membres de la famille, elle aperçut une chevelure blonde dans un coin et se dirigea vers elle sans attendre.
- Alors, qu'as-tu pensé de mon petit cadeau ?
Surprise, Somin se retourna pour faire face à son amie, et comme prévu, sa réaction fit éclater de rire cette dernière.
- Jiwoo... Tes cheveux...
- Je sais, j'ai décidé de faire une petite folie. Pour ne pas te mentir, je ne pensais pas pouvoir la garder. Ma tante était en furie mais elle n'a pas eu son mot à dire.
- Tu as de la chance que ta mère te protège de cette manière. Et pour répondre à ta question, je l'ai adoré, tu me connais vraiment trop bien, souffla-t-elle.
- Je t'avoue que Jiseok m'a bien aidée, il est incollable sur les plantes cet enfant.
Elles continuèrent de papoter un moment, faisant abstraction de tout le raffut autour ; Somin était fascinée par la chevelure colorée de son amie, cela lui allait à ravir. Leur conversation fut soudainement interrompue par Taehyung venu chercher sa sœur. Il salua à peine l'autre jeune femme et tira la blonde du côté opposé.
- Tu aurais pu être un peu plus poli, lui fit remarquer cette dernière.
- Tu sais bien que je n'aime pas ta copine, son comportement et son attitude sont indignes d'une fille aînée de la famille Belwer. Tu te laisses trop distraire, concentre-toi sur ce qui va suivre, c'est bientôt le moment de se présenter à l'Arbre.
Son frère n'avait jamais vu cette amitié d'un bon œil ; Jiwoo était trop libre, trop impulsive à son goût et il avait peur que cela ne l'influence. Elle ne lui en voulait pas, elle savait pertinemment que derrière cette hostilité il n'y avait aucune méchanceté ; il voulait préserver sa petite sœur, être sûr qu'elle ne manque jamais de rien, qu'elle ne sorte jamais du chemin de vie qu'elle devait suivre pour ne pas subir de remontrance. Avant même qu'il entre officiellement dans l'ordre des Protecteurs, alors que Somin apprenait encore à marcher, il veillait sur elle ; à ses yeux elle était le bijou de la famille, il l'avait lu dans les étoiles, elle était vouée à être talentueuse, intelligente, belle, empathique et réfléchie. Elle possédait toutes les qualités d'une grande Magicienne, ainsi, une seule issue était possible à ce jour, pour lui. Chaesol, l'actuelle Magicienne, pénétra dans la hutte, stoppant les mouvements de chacun qui s'inclinèrent pour la saluer comme il se devait. Chaesol était membre de la famille Nashkan, elle avait tenu son rôle de Magicienne d'une manière remarquable, les Viedamas n'avaient connu que la prospérité depuis le jour de son sacrement. Elle était d'une grande bienveillance et avait un cœur immense. Comme c'est elle qui devait ouvrir le chemin à l'Arbre, elle congédia toutes les autres personne présentes pour ne s'adresser qu'aux concernées. Elle connaissait leurs pensées et sentiments, elle avait connu les mêmes et pouvaient lire en elles comme dans un livre ouvert. Elle les rassura du mieux qu'elle pouvait, ne manquant pas de leur rappeler que, bien qu'une seule reçoive le don, leur cœur ne devait pas laisser à la cupidité le pouvoir s'installer. Chacune avait son chemin de vie, sa place dans la communauté, l'Arbre ne se trompait jamais. Elles avaient toutes un rôle différent à jouer, elles ne le connaissaient peut-être pas encore, mais elles sauraient le trouver et le remplir avec dignité. Ce discours eut l'effet escompté, certains visages s'étaient détendus et souriaient désormais. Chaesol ne perdit pas de temps, l'heure était venue.
Les jeunes femmes se trouvaient au pied du parterre, en face de l'Arbre, entourées de toute la tribu venue assister à l'évènement. Comme l'exigeait la tradition, elles portaient entre leurs mains leur propre jeune pousse qu'elles plantèrent à un endroit précis. La scène était splendide ; le parterre était largement recouvert de petites fleurs de toutes les couleurs possibles et imaginables, résultats des rituels déjà effectués. Les huit filles remirent la terre à sa place et placèrent leur broche familiale devant leur emplacement. Elles se relevèrent sous les applaudissements, fières d'avoir accompli une grande étape de leur vie. Elles devaient désormais prendre leur mal en patience jusqu'au lendemain, jour de vérité qui révèlerait laquelle d'entre elles se destinaient à être sacrée Magicienne. Elles seraient isolées du reste du monde jusqu'à l'aube, toutes seraient logées dans la maison principale du grand village, la résidence officielle de la Magicienne. Un dernier regard, un dernier geste à leur famille et elles disparurent sur le sentier.
Jiwoo se tournait dans son lit depuis plusieurs heures maintenant ; pourtant ce n'était pas le confort qui manquait. Elle avait eu droit à un somptueux repas, des draps en soie, les fenêtres ouvertes de la chambre laissaient passer une douce brise rafraichissante mais rien ne terrassait son insomnie. Ne pas réussir à dormir était une chose très rare chez elle, voire inconnue, elle n'avait jamais eu ce genre de problème. Elle essayait, en vain, de fermer les yeux et calmer sa respiration, d'imaginer de beaux paysages apaisants. Rien n'y faisait, dès qu'elle se sentait partir, elle se redressait en sursaut ; quelque chose n'allait pas, elle avait un mauvais pressentiment. De nature téméraire, elle n'hésita pas une seconde à désobéir à la règle qui la confinait dans sa chambre. Elle se glissa à pas de loup dans le couloir, regardant prudemment aux deux extrémités, il valait mieux pour elle qu'elle ne se fasse pas repérer. La chambre de Somin ne se trouvait qu'à quelques portes de la sienne, mais ce fut le chemin le plus long de sa vie, sursautant au moindre bruit et faisant de tous petits pas, très lents. Elle parvint enfin à abaisser la poignée et à pénétrer dans la chambre. Elle se glissa jusqu'au lit de son amie sans bruit, la réveillant en douceur pour ne pas lui faire peur. Celle-ci eut tout de même un sursaut en la voyant penchée sur elle.
- Jiwoo ? chuchota-t-elle. Qu'est-ce que tu fais là ?
- Désolée de te réveiller Somin, je n'arrivais pas à dormir.
La blonde souffla en se décalant tout de même pour lui laisser de la place.
- Tu sais qu'on n'a pas le droit de sortir.
- Tu sais que je ne suis pas toujours les règles.
- Mais si tu as risqué de te faire prendre, c'est qu'il y a une bonne raison. Je t'écoute, qu'est-ce qui te tracasse ?
- Je ne sais pas vraiment... Dès que je ferme les yeux, j'ai des visions étranges...
Elle hésita à continuer, de peur que son amie la pense folle, mais elle savait qu'elle pouvait se confier sans crainte.
- Je me vois être choisie. Somin, je vois mon corps être possédé des pouvoirs mais tout est très flou et la sensation est extrêmement désagréable. Je ne comprends pas, ça ne peut pas être moi.
- Tu sais, ce ne sont que des visions. Tu es très inquiète et je comprends pourquoi, et c'est sûrement ton esprit qui te joue des tours. Tu es focalisée sur ce dont tu as peur, essaie l'inverse. On ne sait pas de quoi sera fait demain, ni toi, ni moi, et l'Arbre...
- Ne se trompe jamais, je sais. Mais cette règle doit bien connaître une exception un jour où l'autre. J'ai vraiment un mauvais pressentiment.
- Je t'assure que tout ira bien. Et même si cela venait à se réaliser ; ce sera le chemin que tu devras suivre, celui qui est fait pour toi.
Somin marqua une pause, elle hésitait à continuer de peur de paraître trop insistante, mais elle devait être honnête avec elle que cela lui plaise ou non.
- Peut-être que tu te trompes depuis le début et ton appréhension va t'empêcher de l'accepter pleinement. Tu ferais aussi une excellente Magicienne. Si c'est ta destinée, tu y trouveras ton bonheur ; mais tu dois d'abord t'y ouvrir.
- Je refuse, je ne veux pas de cette vie. Tu ne comprends pas Somin, tu ne pourras jamais comprendre cette envie qui m'habite, je dois partir, je dois voyager, j'entends l'horizon qui m'appelle.
- Tu as raison, je ne pourrai jamais comprendre. Mais s'il y a bien une chose que je sais ; c'est que l'Arbre est bien plus puissant que toutes nos envies superficielles, il nous ouvre la voie et nous guide.
Jiwoo leva les yeux au ciel sans s'en cacher. Elle avait toujours eu du mal à se faire à l'idée que Somin puisse croire aussi fortement et aveuglément en de telles choses. Elle-même ne remettait pas en cause la puissance de leur source de prospérité, les Viedamas lui devaient tout, mais l'idée que leur vie leur échappait des mains et qu'ils ne puissent la conduire comme bon leur semblait la dépassait.
- Somin, reprit-elle, tu en as envie toi, n'est-ce pas ?
- Je ne sais pas si j'en ai envie. J'assumerais ces responsabilités avec grand plaisir, mais si je ne suis pas celle qu'il faut, alors je dévouerais ma vie à autre chose avec tout autant de plaisir.
- Arrête avec ça, ne réfléchis pas avec ta tête mais avec ton cœur.
- Eh bien...
La blonde marqua une pause, elle avait du mal à différencier ses différents sentiments. Cependant, ce serait mentir de dire qu'elle ne voulait pas continuer de rendre sa famille fière d'elle ; de contribuer à la communauté à sa manière ; de continuer à être admirée ; suivre les exemples féminins qu'elle avait toujours eu dans sa vie pour en devenir un à son tour. Elle baissa légèrement la tête, comme honteuse d'avouer le fond de sa pensée.
- Oui, finit-elle pas dire. Oui, cela me plairait.
- Très bien. Dans ce cas, j'ai une proposition à te faire, mais tu ne vas pas aimer.
- Je t'écoute, dit-elle en fronçant les sourcils, peu sûre de ce qui l'attendait.
- On s'éclipse de la demeure pendant une petite heure. Nous allons jusqu'au parterre pour voir si une pousse a déjà fleurie ou non, et si c'est la mienne, nous échangeons nos broches. Nous aurons chacune ce que nous souhaitons le plus.
- C'est hors de question, répliqua Somin.
Elle n'avait pas eu besoin d'y réfléchir plus d'une seconde ; c'était l'idée la plus stupide qu'elle avait jamais entendue. Elle commença à expliquer à son amie que s'enfuir de la maison était impossible, étant surveillée de tous les côtés. Quand bien même elles y parvenaient, échanger les broches ne signifiait pas échanger les pouvoirs, Jiwoo n'avait pas vraiment réfléchi à ce détail. Puis, enfin, pour Somin il était impensable de mentir volontairement à sa tribu, en public, même s'il s'agissait de son amie la plus chère. Tout dans ce « plan » était contre ses idéaux.
- Je peux sentir à quel point tu es désespérée, et je sais à quel point tu ne veux pas de ce rôle. Mais sois raisonnable, et n'oublies pas que tu n'as fait qu'un mauvais rêve.
- Je ne dormais pas, c'était une vision, se défendit Jiwoo.
- Peu importe, rien de tout cela n'était réel. Attendons demain. Et repose toi en attendant, nous allons toutes les deux avoir besoin de force et d'énergie.
Elle ne répondit rien ; elle n'avait rien à répondre. Elle avait beau se chercher toutes les excuses du monde et élaborer des plans plus fous les uns que les autres, peu importe ce qu'il se passerait, elle ne pourrait échapper au sort qui lui était destiné.
- Je peux quand même rester dormir avec toi ? demanda-t-elle doucement. Ce sera sûrement la dernière fois.
La jeune femme soupira, elle ne pouvait pas refuser. Elle aussi savait qu'une fois le soleil couché, elle ne reverrait probablement plus son amie pendant un long moment. Si elles n'étaient pas séparées par la prise de fonction de Magicienne ; elles seraient séparées par le désir d'aventure de Jiwoo qui s'empresserait de grimper sur son boraja galopant vers des contrées inconnues. Elle emmènerait avec elle son petit frère qui avait été bercé depuis sa naissance par ses récits d'aventure ; elle lui avait transmis ses rêves malgré l'opposition de sa tante. Elle les imaginait parfaitement partir ensemble et revenir des années plus tard pour conter les légendes qu'ils auraient apprises et toutes les péripéties qu'ils auraient vécus.
- C'est d'accord, mais tu devras repartir avant l'aube. Avant que les domestiques ne viennent chacune nous chercher.
Elle attrapa le flacon posé sur le sol et en versa quelques gouttes sur l'oreiller. L'odeur se diffusa rapidement dans la pièce, les embaumant toutes les deux. Les vertus de cette fleur sont connues pour leur efficacité, ainsi la jeune fille aux cheveux décolorés pu profiter pour le reste de la nuit d'un sommeil sans agitation.
Les filles n'étaient pas autorisées à voir leur plantation tant que tous n'étaient pas installés. Il fallait que tout s'enchaîne, la tradition tenait à ce qu'il y ait le moins de moments de battements possible. La Magicienne avait voilé leur regard d'un geste de la main et les huit jeunes filles étaient ensuite guidées jusqu'à l'Arbre par les mêmes Protecteurs que la veille. Somin sentait sur son bras le toucher rassurant de son grand frère ; elle avait pensé pouvoir gérer ses émotions comme on le lui avait appris, se concentrer sur sa tenue et ne faire aucun faux pas, mais son stress l'empêchait de garder son sang-froid. Elle était submergée par l'appréhension, sa conversation avec son amie lui revenant en tête. On la fit s'arrêter juste devant sa broche et son cœur s'emballa. Le silence était de rigueur comme chaque fois, mais jamais elle ne s'était trouvée à cette place, et le fait de ne rien voir était terriblement plus angoissant. Elle avait trop attendu ce moment, les secondes lui paraissaient des heures. Lorsqu'elle posa un genou au sol et ses mains sur la terre, une décharge fit vibrer son corps. C'était une sensation très étrange, mais pas pour autant désagréable. Elle sut que Jiwoo avait ressentit la même chose quand leur main côte à côte se frôlèrent, secouées par le frisson dont elle ne connaissait la signification.
Peu à peu leurs yeux se réhabituèrent à la luminosité du soleil ; d'un même geste chacune baissa la tête pour observer leur propre pousse. La blonde eut du mal à réaliser ce qu'elle voyait ; un grand sourire éclaira son visage et son premier réflexe fût de se tourner vers son frère. S'attendant à une réaction similaire, elle ne comprit pas son expression fermée ; les muscles tendus et les sourcils froncés. Il ne regardait même pas dans sa direction, attiré par autre chose à côté d'elle. En se retournant à nouveau elle comprit le problème.
Jiwoo posa un genou au sol, tremblant de tout son corps ; elle n'avait pas pu oublier sa vision de la veille, persuadée qu'il s'agissait d'un présage, un mauvais présage en l'occurrence. Une décharge la parcourra ; une sensation si désagréable qu'elle eut un haut-le-cœur et elle chercha à agripper quelque chose autour d'elle, sans rien trouver. Petit à petit ses yeux se désembuèrent mais elle les ferma par réflexe. Le silence, quelques instants plus tôt absolu, fut brisé par des murmures qui s'élevaient ci et là. Quelque chose clochait, elle aurait dû entendre les gens présents applaudir et acclamer l'une d'entre elles ; elle aurait dû entendre un Protecteur bouger derrière elle pour féliciter leur élue. Elle finit par ouvrir doucement ses yeux pour comprendre la situation. Sa broche était posée là, devant une fleur d'un bleu roi magnifique qui venait d'éclore ; mais sa beauté n'affecta pas Jiwoo. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux et se dépêcha de les masquer, bien qu'elle soit apeurée et profondément triste et déçue du tournant que prenait sa vie, elle ne pouvait pas se permettre de se laisser aller. Ce qu'elle redoutait le plus était la réaction de son amie lorsqu'elle verrait qu'elle n'avait pas été choisie, elle avait bien compris que c'était son souhait le plus cher. Avant de croiser son regard, elle regarda sa plante qui devait être fanée. Elle ne comprit pas tout de suite ce qu'il se passait, mais devant son amie se trouvait également une belle fleur d'un orange corail intense. Deux fleurs avaient poussé ; l'Arbre semblait avoir choisi deux élues, mais cela n'était jamais arrivé auparavant. Instinctivement, elle serra la main de Somin sans qu'elles ne se quittent des yeux. Le temps s'était arrêté pour la tribu entière. Lorsqu'il reprit son cours, le doyen des Protecteurs dispersa la foule le plus vite possible et les deux élues furent emmenées par leur famille à l'abri des regards. On les mit debout au centre de la hutte dans laquelle elles s'étaient préparées pour la cérémonie ; une dizaine de paires d'yeux braqués sur elles. Personne ne savait quoi dire, les questions resteraient de toute façon sans réponses. Ni hommes, ni femmes, ne pouvaient expliquer ce phénomène ; néanmoins, les plus sensibles d'entre eux pouvaient percevoir la lueur de ce que cela annonçait : rien de bon. Ils sentaient une contradiction, deux forces en opposition qui luttaient pour leur place. Malgré leur amitié profonde, Somin et Jiwoo étaient deux personnes au fort caractère et convictions presque contraire. Les deux renforcés pouvaient faire des étincelles ; et une chose était certaine : rien ne serait jamais plus comme avant.
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