9. Humanité
Le temps était relatif, en enfer plus qu'ailleurs. La Terre ne semblait plus tourner au royaume du Diable. Ereyne demeurait là, allongée dans cette lave qui ne lui faisait plus d'effet, comme elle aurait pu se trouver ailleurs. Ses yeux étaient fixés vers le plafond, vers les stalactites de roche brute, autant de piques au-dessus de sa tête. De temps en temps une âme venait s'y pendre et subir sa punition. Ses gémissements rejoignaient ceux des autres tourmentés venus repeupler le plafond. Le spectacle était presque beau, les âmes lumineuses éclairaient de leur peine la caverne en un contraste bleuté qui répondait au rouge du feu de la Terre.
— Je vais finir comme toi non ?
Zelyan ne comprit pas tout de suite la question, trop occupé qu'il était à réparer son corps. Mais, lorsqu'il vit une larme courir le long de la joue de sa compagne, il nagea vers elle puis il se redressa, le visage penché au-dessus d'elle.
— Que fabules-tu ma douce ?
Ereyne lui sourit tendrement et sa lèvre commença à trembler. Elle se mit debout à son tour et prit un peu de lave entre ses mains.
— Cela ne me brûle même plus, constata-t-elle, c'est à peine un bain chaud, et ces âmes... dit-elle en levant la tête vers les pendus. Mon cœur ne se serre même plus en les voyant arriver. Pourtant leurs souffrances sont toujours aussi atroces, leur sort est toujours aussi triste.
— Tu râles parce que ça brûle et maintenant que cela ne brûle plus tu râles encore.
Un profond soupir s'échappa des lèvres de l'immortelle, il était impossible d'avoir une conversation sérieuse ici. Elle se redressa et esquissa un geste de fuite mais Zelyan lui saisit le bras et l'obligea à revenir vers lui. D'un doigt il récupéra délicatement la larme qui glissait vers le menton de sa compagne.
— L'enfer porte bien son nom ma douce, surtout cette partie, mais, il porta la larme au niveau de leurs yeux. Pourtant tu pleures toujours pour ces âmes. Alors non tu n'es pas comme moi, premièrement car je suis unique, et parce que tu auras toujours l'héritage de ta mère dans tes veines.
Ereyne sourit, touchée par cette attention, et laissa libre cours à son chagrin. Elle vint se blottir contre le plus gros morceau de torse de Zelyan et s'abandonna à sa peine. Il avait beau tenter de la rassurer, elle sentait bien son humanité la quitter peu à peu. Et cela ne lui plaisait pas du tout.
— Je ne sais pas ce que tu fais, mais continue ma douce, murmura Zelyan en extase.
La peine de sa compagne se répandait dans ses veines tel un poison, un délicieux poison revigorant. Chaque larme tombée sur sa peau l'irradiait de toute la puissance qu'Ereyne y concentrait. A travers elle il sentait la force créatrice de ses parents œuvrer pour l'aider à se reconstituer. Si Adam savait... Oh s'il savait qu'en cet instant le fruit de ses batifolages avec Eve était en train de le soigner, il en deviendrait fou de rage. Cela ajoutait à la joie du Malin. Néanmoins, cette joie qu'il arborait fit l'effet d'une douche froide à sa compagne qui s'écarta de lui avec un sentiment qu'il connaissait bien plus : la colère.
— Serais-tu en train de profiter de ma souffrance ? Cela t'amuse ? s'écria Ereyne non sans agacement.
Zelyan afficha un air qu'il espérait charmeur mais Ereyne croisa les bras sur sa poitrine, signe qu'elle n'était pas dupe. Ses yeux étaient encore rougis par les pleurs qu'elle avait versés mais ils contenaient à présent la lueur de rage que Zelyan aimait tant observer chez les humains, cette envie de combattre, de laisser parler leur sauvagerie, d'écraser leur poing sur tout ce qui bouge.
— Que veux-tu ma douce ? Je suis le MAL ! Je me repais de la souffrance et de la peine. C'est ainsi. Et toi ma douce, tu ressens toujours tout à l'extrême. Si tu ne vis pas pleinement une émotion tu ne la ressens pas. De plus regarde mon corps ! Tu mets tellement de puissance dans tes larmes que tu me reconstitues à grande vitesse ! J'ai un trou en moins !
— Désires-tu donc continuer à me voir pleurer ? répliqua Ereyne glaciale. Faut-il que je sois malheureuse pour que tu sois à ton apogée ?
Zelyan ne répondit pas, ses lèvres bougèrent bien un petit peu mais il eut la présence d'esprit de ne laisser aucun son sortir de sa bouche. Ereyne grogna et nagea vers le bord. Cette altercation eut au moins un effet positif, l'immortelle quitta l'état mélancolique léthargique durant lequel elle avait imité l'anémone de lave pour un autre un peu plus actif. Elle sortit de l'étang et frotta ses bras et son corps pour racler le liquide en fusion qui ne respectait pas assez vite les lois de la gravité.
— M'abandonnes-tu ma douce ? demanda un Zelyan cajoleur.
— Je descendue en enfer pour te retrouver ! Aurais-je fait cela pour t'abandonner ?
— Tu sais ma douce, il y a des femmes emprisonnées ici pour des actes tout aussi absurdes.
Des millénaires, il déblatérait ces inepties depuis des millénaires. Ereyne se frappa le front du plat de la main.
— Je suis fatiguée d'un coup. Je me sens très lasse.
Une petite sphère aux reflets émeraude vint les interrompre. Elle voleta dans la caverne en émettant des bruits semblables à ceux d'un chiot qui appellerait sa mère.
— Encore un de tes trucs, râla Zelyan en agitant la main pour écarter l'âme qui papillonnait autour de lui.
Ereyne sourit à la petite sphère et tendit un bras orné de ses semblables. L'âme virevolta avec joie jusqu'à elle et vint s'enchâsser avec les autres qui l'accueillirent en brillant à l'unisson.
— Elle est toute mignonne, regarde comme elle brille.
— Je te l'accorde ma douce, cette âme est puissante, mort-née ?
— Je crois, murmura Ereyne en caressant doucement sa nouvelle protégée. Ils lui ont donné mon nom, cela veut tout dire.
Zelyan exprima son incompréhension et Ereyne se vit contrainte d'expliquer les us et coutumes de certaines cités sanctuaires. Si tous les enfants étaient bénis par son nom à leur naissance, leurs familles leur en offraient un qui leur était propre. Mais ceux qui n'avaient pas la chance de naître étaient nommés comme elle.
— Pour les rapprocher un peu plus de moi. Les habitants des cités sanctuaires pensent qu'ainsi je prendrai soin de leurs enfants, que cela les rend spéciaux.
— Je ne peux les contredire à propos de cette dernière partie, confirma Zelyan, ces petites âmes sont les plus teigneuses de tous les enfers réunis. Elles n'écoutent ni n'obéissent à rien.
L'immortelle éclata de rire et glissa des remerciements aux locataires de son poignet qui émirent de petits frémissements joyeux. Les âmes se moquaient du maître du royaume souterrain, sous son nez.
— Qu'elles n'abusent pas de ma patience sinon je les utilise pour me régénérer, menaça Zelyan. D'ailleurs ma douce, continua-t-il sur un ton plus léger, tu ne voudrais pas recommencer à combler mes trous ? Tu es plus efficace que mes potions.
Il n'y avait que des rocs et de la lave à perte de vue, si bien qu'Ereyne ne trouva rien à lui lancer mais l'envie était bien là.
— Je ne fais pas cela sur commande ! Je ne contrôle pas ce pouvoir !
Une autre sphère, rouge cette fois, vint rejoindre les autres au bras d'Ereyne. Zelyan ne put retenir un ricanement moqueur.
— Tu aurais pu voler, lancer des boules de feu, faire un truc cool quoi. Non, tu te fais un bracelet. Très féminin comme activité.
Passa un ange, littéralement. Lucifer traversa la grotte, volant avec son unique aile, ou plus exactement il alterna bonds et planages. Avec le temps il avait réussi à combler ce vide causé par la perte de son aile et le manque d'équilibre. Une fois qu'il fut loin, la dispute éclata.
— « Très féminin comme activité » ? répéta Ereyne.
— Avoue que ce n'est pas très guerrier...
— Je viens de te soigner, ce n'est pas très guerrier non plus.
— Mais c'est tellement toi ma douce, toi qui réussit à pleurer pour des bourreaux, toi qui soigne les plaies du Diable au beau milieu de l'enfer, toi qui attire les bébés âmes comme la prière attire les anges. Tu es plus tendre que la fourrure de Ling chauffée par les rayons d'un soleil levant et plus violente que ta mère si par malheur on écrase un scarabée sous ses yeux...
Ereyne jeta un bloc de lave refroidi dans l'étang. Ces accès de poésie si particuliers ne lui faisaient guère d'effet.
— Va au Diable Zelyan ! s'écria l'immortelle.
— J'y suis déjà ma douce. Fais attention aux rats, ils reviennent.
Les rongeurs étaient partout, un vrai fléau. Ereyne bondit de rocher en bloc de lave et finit par se réfugier une fois de plus dans la lave.
— Tu ne veux pas nous débarrasser de ces trucs ?
— Si ma douce, après j'ajouterai quelques plantes vertes et un distributeur de PVC. Tiens, ce ne serait pas une mauvaise idée.
Ereyne leva les yeux au ciel et implora toute la sagesse de sa mère afin qu'elle lui vienne en aide. Deux autres âmes apparurent dans la caverne, l'une d'elle était un bourreau qui s'en fut se pendre avec les autres, l'autre en revanche provenait d'une cité sanctuaire. Elle était d'un bleu saphir et vola droit vers Ereyne. L'immortelle eut à peine le temps de l'accueillir qu'une autre jaillit, puis une autre, puis des dizaines d'âmes envahirent la caverne et se blottirent contre une Ereyne qui hurla sa douleur.
Zelyan bondit vers elle, arracha les âmes qui s'enchâssaient les unes après les autres et les jeta au loin mais elles revenaient, toujours plus nombreuses. Elles délaissèrent le premier bijou pour mieux en créer un second autour du second bras de l'immortelle prisonnière de sa souffrance. La caverne se remplit de ses cris auxquels s'ajoutaient les suppliques des âmes couleur saphir. Elles suppliaient leur déesse encore et encore, en complaintes interminables.
— Ma douce ? Ereyne ! demanda Zelyan en faisant barrière de son corps, en vain. Que t'arrive-t-il ? Ereyne ! Parle-moi !
Les âmes se faufilaient entre eux, rien ne pouvaient les arrêter. Elles n'étaient pas agressives et ne blessaient aucun des immortels mais rien ne semblaient pouvoir les arrêter, pas même les menaces de tortures infinies proférées par le Diable en personne.
— Ereyne !
— Atlantide ! répondit l'immortelle entre deux sanglots. On attaque ma cité !
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