40. L'Ebouillanteur et le Marinateur
Qui ? Quoi ? Non je ne suis pas là. Je ne fais que passer.
Bonne lecture !
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Vu de l'extérieur, de loin, les yeux fermés, le pilier était un bel édifice. Haute de six cent soixante-six étages, nombre totalement anodin et fortuit, l'immense colonne reliait le sol et le plafond de la vaste caverne. Une tornade de feu, de vent et d'éclairs brouillait la vue de la malheureuse âme qui oserait poser son regard sur le domaine du Diable. Le spectacle aurait pu être beau si aux vents n'étaient pas mêlés des milliers d'âmes vouées à se fracasser contre les parois du pilier. De plus près, l'édifice dévoilait sa noirceur. Les murs étaient couverts d'alvéoles, autant de cellules pour âmes en peine. Les plus « gâtées » étaient simplement enfermées et écoutaient les lamentations des autres. Les moins chanceuses subissaient mille et un châtiments. Les étages centraux se distinguaient par la couleur des sphères qui les ornaient. Le maître des enfers, dans un accès de faiblesse, avait décidé d'y insérer les morts des cités d'Ereyne. Les cercles concentriques donnaient un aspect interstellaire au bâtiment, mais peu importait, ces âmes ainsi portées ne dérangeaient pas les démons qui vaquaient à leurs occupations et leur dur labeur. Les autres âmes, nuances de mille couleurs s'éteignaient rapidement et décoraient le pilier de nuances de gris, blancs, avant de s'éteindre dans une noirceur digne du néant. Il en résultait une colonne initialement noire de jais, tachetée de manière aléatoire et, pour parfaire le décor, ornée de cascades de sang. Bienvenue en enfer !
Ereyne, magiquement emportée dans l'un des étages supérieurs du pilier par Zelyan, en avait une vue bien différente. Outre Lucifer, toujours occupé à lisser ses plumes elle avait devant elle une splendide vue des enfers. Elle sortit sur le balcon qui longeait tout le pilier et observa la tornade. Les vents s'étendaient sous elle et l'empêchaient de voir au-delà d'une dizaine d'étages plus bas. Quant aux flammes, elles ne l'invitaient pas à rester. L'immortelle n'avait aucune envie de mourir brûlée par les feux de l'enfer.
— N'existe-t-il aucune solution pour calmer cette tempête ? demanda l'immortelle à l'archange déchu.
— Je pense que la mort de Zelyan nous débarrasserait de ce léger dérangement, répondit-il avant de réprimer une grimace, une plume s'était coincée sous une autre.
Ereyne haussa les sourcils subrepticement, Zelyan était né du Chaos, sa mort était utopique. Elle reprit son observation et, une main appuyée sur la rampe noire, elle se pencha un brin en avant, attirée par un bruit étrange. Un grattement irrégulier lointain devenait de plus en plus présent. Un insecte s'évertuait à grimper le long du pilier songeait Ereyne avec compassion. La pauvre bête qu'elle tentait d'apercevoir afin de la secourir demeurait invisible. L'immortelle se pencha un peu plus et fut soudainement nez à nez avec une paire d'yeux jaunes et deux rangées de crocs démesurés. Ereyne bondit en arrière et tomba à la renverse dans un océan de mousseline rouge. Sans plus de considération pour sa robe, elle y enfonça ses talons et poussa sur ses jambes, la fuite était la seule issue.
Une patte sombre aux longues griffes acérées s'accrocha à la rambarde. Lentement, un énorme monstre gris aux poils roussis se hissa sur le balcon. De la bave gluante et poisseuse s'échappait de sa gueule semi-ouverte et se répandait en ruisseaux sur toute la terrasse. La bête gronda et tourna sa tête fumante vers l'immortelle terrifiée. Ereyne n'était pourtant pas si impressionnable, au cours de sa longue existence elle avait rencontré moult créatures mythiques, célestes et infernales, de toutes formes et humeurs, mais celle qui se présentait à elle était différente. Était-ce la taille de ses crocs, son regard avide ou bien cette horrible impression que le monstre allait la dévorer ? Ereyne ne saurait expliquer cette sensation au cœur de ses entrailles, cadet de ses soucis à l'heure actuelle. Son instinct lui disait de fuir et de ne pas bouger, deux attitudes paradoxales. La bête gronda plus fortement et le cœur d'Ereyne manqua un battement. Le monstre avança une patte et élargie l'ouverture de sa gueule avec un sourire morbide. L'immortelle ne pouvait détacher son regard des orbites dorées du monstre, elle était captivée par cette mort imminente. Son cœur se mit à battre la chamade au rythme des tambours de chasse de son enfance. Elle se souvint de ces rituels musicaux endiablés, un comble pour le village des ennemis du Diable, alors que les chasseurs se préparaient pour une nuit de traque. Les tambours éloignaient le mal et réveillaient le courage des Hommes.
La louve prit le pas sur l'humaine et Ereyne devint plus terrifiante que la bête. Auréolée d'une lumière aussi blanche que sa fourrure, l'immortelle se releva. À l'inverse, le monstre se recroquevilla et allongea son museau au sol, non sans grogner. Incertaine, Ereyne tendit une main apaisante.
— Je ne te veux pas de mal, murmura-t-elle à l'animal tandis qu'elle restait prudemment à distance. Mais je veux que tu partes d'ici.
— Lucifer ! souffla le monstre dans un nuage nauséabond si puissant qu'il tuerait un mort.
— On m'appelle ? demanda l'archange avant de pénétrer sur le balcon. Oh ! s'exclama-t-il en remarquant l'animal. Phiphi ! Encore venu me tuer ?
Taquin, il s'appuya sur le rebord de la porte et joua des doigts avec ses plumes propres. Son sourire moqueur était une insulte qui ne manquait pas de rappeler cet air si arrogant caractéristique que Zelyan arborait souvent. L'élève avait trop appris du maître.
— Je vais te faire bouffer tes plumes ! fulmina la bête. Elle jeta un coup d'œil à Ereyne demeurée immobile puis se redressa lentement.
Lucifer balaya l'insulte d'un geste de la main.
— Phiphi voyons, pas de cela entre nous. Avec une telle ambiance de haine et de jalousie, ça va bientôt devenir l'enfer ici.
Il pouffa à sa blague. Ensuite, il changea du tout au tout. Ereyne vit l'ombre de Michaël dans ses yeux. Il était si simple d'oublier que Lucifer fut l'un des guerriers les plus sanguinaires de Dieu, mais la réalité se rappelait parfois durement. L'archange fit apparaître une longue dague effilée et se tint prêt au combat. Il déploya son unique aile et l'utilisa pour flotter.
— Sommes-nous obligés d'en arriver à de telles extrémités ? demanda Ereyne aux deux. Lucifer, arrête, et vous aussi monsieur PhiPhi ?
— Je me nomme Shonetsu ! corrigea férocement le monstre.
— Shonetsu, rectifia Ereyne, étonnée par l'écart entre le surnom et le nom réel de la bête. Je ne sais pas ce que vous voulez...
— Me tuer, répondit Lucifer avec un grand sourire. Et me donner une très bonne raison de l'abattre comme la bête ignoble qu'il est.
— Lucifer ! Un peu de respect.
Ereyne se plaça entre eux, effrayée en des proportions identiques par leurs statures et par sa nouvelle témérité.
— Laisse-nous, humaine ! Grogna le monstre dont la colère fut ravivée par l'apparition de l'archange au point de lui faire oublier sa peur de la puissance d'Ereyne.
Lucifer acquiesça, d'accord avec la bête, et demanda à Ereyne de s'écarter. Il n'avait pas encore déjeuné et rien de tel qu'un bon combat pour vous ouvrir l'appétit. Ereyne refusa tout net et leur ordonna d'arrêter.
— Le pilier est le domaine de Zelyan, argumenta-t-elle.
— Comme le reste de l'enfer fit remarquer Lucifer.
— En conséquence, poursuivit Ereyne avec insistance, vous êtes sur mon domaine, et je vous ordonne d'arrêter sur le champ.
La menace n'eut guère d'effet sur l'archange déchu qui se contenta d'un pas en arrière, mais Shonetsu se recroquevilla et s'abaissa doucement sur le sol du balcon. Il réalisait enfin l'identité de la personne qui faisait barrage de son corps.
— Pardonnez-moi, j'ignorais que vous habitiez l'enfer.
— Pas par choix, se lamenta Ereyne.
Shonetsu s'inclina respectueusement, tout en gardant un œil sur Lucifer qui ricanait, et se présenta formellement. Il était Shonetsu, le grand blaireau, l'un des sept lieutenants d'Izanagi, incarnation du péché d'envie. Le monde chrétien le connaissait sous le nom de Méphistophélès, que Lucifer avait si bien raccourci en Phiphi. Avec ses comparses, il voyageait à travers les enfers et torturait les âmes défuntes. Il s'immisçait dans leur passé et ranimait ces moments où leur cœur s'était laissé séduire par son péché. Sur Terre il insufflait l'envie chez les vivants, couvrait les murmures de la voix de la sagesse et détournait les âmes du droit chemin. Obéissant à Izanagi, haut gardien de la morale vampirique et maître de Yamonikuni, Shonetsu galopait d'âme en âme et corrompait les âmes. Les péchés ne craignaient ni les loups, ni les vampires, ni les anges, ni aucune autre créature, céleste ou maléfique, bas niveau des hiérarchies.
— Nous sommes nés pour dominer, nous infiltrons les esprits les plus puissants et rien ni personne ne peut nous en déloger, clama l'immense blaireau avec fierté.
— Sauf une vieille de 100 piges avec un collier de perles et trois cailloux, dit Lucifer en se penchant légèrement vers Ereyne, une main sur le côté de la bouche, avec le faux désir d'être discret. Une shaman de Kyoto si mes souvenirs sont exacts.
Le résultat fut instantané, Shonetsu fulmina.
— C'était un accident !
— Oui, oui.
La dispute reprit de plus belle. Assez, Ereyne en eut assez. Elle leur imposa le silence et ordonna à Shonetsu de retourner vaquer à ses occupations. Les âmes à torturer ne manquaient pas en enfer, qu'il retourne dans la vallée du néant, sur l'île de Judas ou peu importait.
— Je dois sortir d'ici, déclara l'immortelle. Je n'ai pas le temps pour ces sottises. Lucifer, pourrais-tu nous faire voler jusqu'au sélectionneur ? Je dois regagner les limbes.
Lucifer refusa, son aile ne résisterait pas aux vents infernaux. Cela lui était difficile seul, il ne pouvait transporter de passager. Plus exactement, il n'était pas certain de pouvoir y parvenir et refusait de prendre le risque d'échouer. Si Ereyne chutait et s'écrasait au sol, Zelyan lui arracherait toutes les ailes une à une. Le blaireau s'esclaffa, méprisant au possible.
L'archange voulut répliquer, mais Ereyne lui demanda de l'aide.
— Quel est le chemin le plus court vers le sélectionneur ?
— L'escalier ouest, mais je déconseille. Les mutins étaient passés par là.
— N'as-tu donc point réglé cette rébellion lors de mon dernier passage ici ? demanda Ereyne, persuadée que Zelyan en avait donné l'ordre.
— Oh si, d'ailleurs les murs se le rappellent encore et le problème est bien là. Ils ont toujours faim. Ils ont goûté de la chair fraîche, démoniaque, mais vivante. Ils s'en sont délectés et en ont encore le goût entre les pierres. Ils en sont gourmands et depuis les accès sont condamnés. Ils bouffent tout ce qui passe, nous avons perdu une cinquantaine de démons serviteurs l'année dernière. Il faut attendre qu'ils se calment, ou bien que Zelyan les mate, au choix.
Ereyne soupira, rien n'était jamais simple en enfer. Des couloirs dévoreurs... Elle songea avec soulagement qu'aucun mur de Woodcastle n'était carnivore. Il fallait éviter de se promener dans les passages secrets, mais les pierres elles n'étaient d'aucun danger.
— Quels sont les autres moyens pour sortir d'ici ?
Lucifer réfléchit un instant, de même que Shonetsu, resté avec eux sur le balcon pour une raison que lui-même ignorait.
— Ne pouvez-vous pas vous transporter magiquement ? demanda-t-il naïvement. Zelyan va et vient à sa guise.
Ereyne lui répondit poliment que non, et même Zelyan évitait ce genre de magie quelque peu aléatoire. Les accès à l'enfer étaient limités, en sortie du moins.
— Sans faire le grand tour, je vois deux sorties à partir d'ici, annonça Lucifer. L'Ebouillanteur en haut, et le Marinateur en bas.
La seule mention de ces noms si hostiles arracha un frisson désagréable à l'immortelle. Elle se maîtrisa et, du bout des lèvres, demanda l'origine de ces noms. L'archange lui en fit une description d'une voix enjouée. Le centre du pilier était creux, chose qu'Ereyne n'avait jamais remarquée, car elle n'avait jusque là emprunté que des escaliers secondaires et n'avait pas grandement visité les lieux. De grandes cascades se croisaient dans l'immense cavité. Certaines étaient ascensionnelles et menaient les pauvres voyageurs égarés vers l'Ebouillanteur, d'autres à l'inverse plongeaient les égarés vers le Marinateur.
— Je crois que les deux mènent ensuite vers la surface.
— Tu crois ? tiqua Ereyne. Ce n'est pas une certitude ?
— Tout ce qui part par-là disparaît donc soit ça retourne sur Terre soit ça finit dans le Néant, et, oh ! réalisa-t-il soudain. Je n'ai rien dit, oublions cette idée.
Il joignit les mains et supplia Ereyne de ne jamais mentionner cette conversation à Zelyan, ce qu'elle accepta.
— J'ai hâte de raconter cette anecdote au maître, ricana Shonetsu qui lui ne tiendrait pas sa langue. Zelyan sera furieux lorsqu'il apprendra que tu as voulu anéantir sa compagne.
La solidarité entre êtres maléfiques ? Cela n'existe pas.
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Merci d'avoir lu ce chapitre !
Axel.
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