
3. Satiété
— Vous êtes Ereyne ?
L'attitude des créatures changea du tout au tout lorsqu'ils s'aperçurent que l'immortelle était sérieuse. Rug eut bien quelques instants d'hésitation et le fit savoir mais Ereyne fronça les sourcils et le chien exprima son ressenti en montrant les crocs. Une fois n'est pas coutume, les trois têtes étaient d'accord. Cela augmentait certes le panache de l'animal mais cela le rendait surtout plus terrifiant.
— Nous devons passer, déclara poliment mais fermement Ereyne, je dois me rendre à la tour.
Elle n'avait pas de plan pour retrouver Zelyan, elle ne connaissait absolument pas l'étendue des enfers, ce qui ne la gênait pas particulièrement en temps normal. Elle avait décidé de commencer par l'exploration de ce qui semblait être un point central.
Cette horrible masse rocheuse qui s'élevait au centre de l'immense caverne l'effrayait atrocement. Ereyne devait se faire violence pour garder le cap.
— Bah, répondit Rug en haussant les écailles, tous les chemins mènent au pilier.
— Le pilier ? l'interrompit Ereyne en croisant les bras, c'est bien... ?
— Si vous parlez bien de la grande colonne au centre du royaume, celle qui relie sol et plafond, alors c'est le pilier.
Le nom tombait sous le sens, le donjon aurait également pu être son nom. Rug reprit son explication, Ereyne pouvait quitter cette pièce par toutes les portes, ses pas la mèneraient vers le centre du royaume.
— La distance est à peu près la même mais je crois que certains chemins sont impraticables pour... enfin... pour ceux qui ne sont pas morts quoi. Rog ! T'en penses quoi ?
Rog fut d'une utilité phénoménale, il répondit par un grognement inintelligible. Ereyne coupa court à leurs investigations en demandant l'accès au chemin le moins inhumain.
— Les âmes qui n'ont pas commis de crime, les habitants des cités sanctuaires, interdits d'entrée pour ne pas croire en Dieu, ils passent bien quelque part non ?
— Par le tuyau ouais, répondit Rug, mais si vous survivez au voyage la chute vous sera fatale.
Ereyne soupira et se résigna à demander une autre voie, praticable pour elle et le chien. Rug s'éloigna quelques instants puis revint avec un lourd grimoire poussiéreux.
Devant l'œil interrogateur de l'immortelle il justifia l'épaisseur de saleté par le fait qu'ils n'avaient pas eu besoin de mettre le sélectionneur à jour depuis 100 ans.
Ce livre ressemblait fort à un récit d'épouvante, l'imagination des Hommes n'était rien en comparaison de celle de Zelyan et de ses sbires des enfers. Ce manuel de torture des âmes était une épreuve à lui seul.
Ereyne survolait le document des yeux mais même cette lecture superficielle ne pouvait empêcher les frissons qui lui parcouraient l'échine alors que son esprit visualisait les horreurs décrites. Tout n'était que souffrance et peine.
— Ouvrez-moi ce chemin, déclara l'immortelle après quelques pages.
Elle pointait un doigt tremblant sur une ligne, un chemin parmi tant d'autres. Rug s'enquit de ses certitudes et elle affirma son choix. Ce n'était certainement pas le meilleur, ou le moins pire, mais, la simple lecture du grimoire lui donnait la nausée. Ereyne savait qu'elle n'aurait pas la force de survivre à son périple si celui-ci s'avérait trop long. Les deux reptiliens n'eurent qu'à obéir. La réparation ne prit guère de temps et l'immortelle put s'enfoncer un peu plus dans la noirceur du mal.
Le chemin était étroit, le chien passait à peine, sombre et humide. La température était basse, bien plus qu'Ereyne ne l'aurait imaginé. Il faisait si froid que parfois de la vapeur s'échappait de sa bouche. Dans ce qui paraissait être le cœur d'un glacier elle songea en souriant qu'elle avait oublié sa petite laine. Cette pensée furtive lui mit un peu de baume au cœur : tant qu'elle pourrait plaisanter, son âme ne serait pas perdue. Il lui resterait un brin d'espoir.
Elle arriva dans une section plus large et devina sans difficulté que la véritable épreuve commençait. Les âmes devaient gagner l'immense caverne dominée par le pilier afin d'y passer l'éternité. Mais avant cela elles devaient subir plusieurs punitions, autant d'épreuves n'ayant qu'un seul et même but : les assujettir. Les humains appelaient cela le syndrome de Stockholm, le syndrome de Zelyan eut mieux convenu. Le diable brisait ses victimes pour mieux les faire obéir. Une fois qu'elles étaient au fond du gouffre il avait un petit mouvement agréable et c'en était fini d'elles.
Avarice, tel était le nom du chemin qu'Ereyne avait choisi. Si elle opté pour celui-ci plutôt qu'un autre, c'était principalement car l'immortelle avait supposé qu'elle ne verrait pas d'enfants. La vision de la souffrance des petits lui était plus ardue que tout autre chose à supporter. Elle eut raison sur ce point : pas un enfant à l'horizon. A la place elle vit des étals de marché en quantité. S'y trouvait disposés des fruits et légumes, des poissons et des viandes en abondance. Avec le froid et la décoration colorée Ereyne se serait crue dans un petit village des Fjords. Il y avait même de grands braseros rougeoyants. Chaque échoppe, chaque étal était tenu par un vieil homme bedonnant, à la longue barbe blanche et au vêtement écarlate.
Ereyne ne revint pas.
— Il n'y a que Zelyan pour faire d'un village de pères Noël un lieu de torture, commenta-t-elle à voix haute.
De joyeux chants résonnaient dans la petite grotte éclairée par des centaines d'ampoules colorées. Une cloche tintait clairement à intervalles réguliers. Les lieux étaient tout simplement enchanteurs. Une bise glaciale ramena l'immortelle à la réalité qu'une neige en épais flocons masquait d'un manteau immaculé. Son corps réclamait un peu de chaleur. Ereyne avança vers l'un des braseros et tendit un bras vers la flamme mais sans effet. Intriguée elle répéta son geste mais les flammes étaient aussi froides que la neige au sol.
Elle avança parmi les allées garnies et s'arrêta devant un étal de plats cuisinés. Un vieillard jovial lui demanda ce qu'elle souhaitait et s'empressa de lui préparer sa commande. Impatiente de goûter à ce plat qui la réchaufferait de l'intérieur, Ereyne patienta en se frictionnant les bras tout en cherchant autour d'elle un marchand de manteaux.
— Ce sera une piécette ma petite dame, annonça l'homme en lui présentant ses deux mains.
Dans l'une d'elles, en retrait, se tenait le plat fumant, l'autre était tendue, paume ouverte, prête à recevoir le paiement.
Ereyne n'avait pas d'argent, pourquoi diable aurait-elle eu besoin d'argent en enfer ? Mais de l'une de ses boucles d'oreilles elle ôta une perle et s'apprêtait à la donner au marchand lorsqu'une âme sortie de nulle part la bouscula sans honte et hurla qu'il pouvait payer en sortant des liasses de billets de ses poches. Plus il piochait et plus il avait d'argent. Ses poches n'avaient pas de fond.
— Mais monsieur, déclara calmement le vendeur, je ne veux qu'une piécette de bonté, je n'ai nul besoin de tout votre argent.
— Mais j'ai de quoi payer ! Je vous donnerai tout ! Tout ce que je possède !
— Il me faut juste une piécette de bonté.
Ereyne dévisagea l'âme et contempla sa douleur. L'homme fut un jour puissant, à n'en point douter. Son âme portait une tenue clinquante, un costume trois pièces brodé d'or et la montre à son poignet était si grosse qu'elle eut pu passer pour une horloge.
Il avait faim, très faim, tellement faim. Durant sa vie il fut corpulent mais à présent il était si maigre que sa peau glissait sur ses poignets. Il était proche de la folie, les instincts les plus primaires nichés au creux de son estomac avaient brisé son esprit. Il n'avait plus qu'une idée en tête : manger.
Ereyne s'écarta d'eux et poursuivi son chemin. Elle croisa quelques âmes affamées mais resta loin. Toutes avaient cette même allure, dans leurs vies elles furent riches mais à présent toute leur fortune ne suffisait pas à leur acheter un quignon de pain ou la chaleur d'une flamme.
— Ils payent leur vice, murmura Ereyne au chien qui marchait à ses côtés, ses trois têtes observant les morts par coups d'œil rapides. A trop vouloir garder leur argent elles en ont oublié la richesse du partage. Et dire que ce n'est que la première étape.
Rug l'avait prévenue, trois étapes les attendaient. C'était le minimum qu'il pouvait faire, le sélectionneur définissait toujours un chemin de pénitence en plusieurs phases, Zelyan aimait varier les plaisirs.
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