26. Sainte fratrie
En vertu de sa bonne conduite au cours des 1000 dernières années, Seth fut autorisé à demeurer quelques jours au château. Le vampire n'appréciait guère les lieux mais la présence de sa sœur rendit son séjour plus supportable. Ils passèrent de nombreuses heures dans le bureau de l'immortelle, Seth lui conta le récit de ses dix siècles à travers le monde. Ereyne avait mille ans de vie terrestre à rattraper et ne perdait pas une miette de ce qu'il disait.
Le vampire lui décrivit la beauté des aubes éternelles sur les flancs du Kilimandjaro, les premiers pas hésitants d'une gazelle à deux têtes, la vie simple d'un petit village niché sur le Vésuve. La vie s'était éteinte pour mieux renaître sous diverses formes.
— J'ai passé de longues journées avec ce vieillard, raconta Seth tandis qu'il partageait un thé avec sa soeur. C'était juste après la fin du Déluge, quelques mois s'étaient écoulés depuis la disparition de Zelyan, et la tienne. Il s'appelait Marco, il était assis sur un banc de pierre le long de la route principale de son village, il y passait plus de temps que chez lui. On peut dire que c'était sa maison. Cet homme regardait l'eau qui s'écoulait un peu plus bas avec un calme olympien. Le Déluge montait jusqu'à lui mais peu lui importait. L'eau a englouti la moitié du village mais les habitants sont restés sur place. « J'ai toujours voulu vivre près de la mer » m'a-t-il dit en souriant.
— Il n'a pas voulu fuir ? demanda Ereyne. Et sa famille ?
— Les morts étaient dans le cimetière sous l'eau, les vivants résidaient sur la partie émergée, jamais il ne leur serait venu à l'esprit de partir de cet endroit. Marco restait là à regarder le monde tourner. De temps en temps des survivants arrivaient, certains demandaient un peu d'aide, d'autres l'ordonnaient. Plus d'une fois j'ai tué des malheureux qui essayaient de s'en prendre à ce vieillard. J'ai même arraché le cœur de plusieurs vampires, des exilés de la lignée d'Ysun si je ne me trompe pas, qui avaient cru bon de venir se nourrir là-bas. Marco m'a vu son mon pire aspect, couvert de sang, et sais-tu ce qu'il a fait ?
Ereyne hocha la tête de gauche à droite en signe de négation. Enroulée dans une couverture, lovée dans un fauteuil au coin du feu, elle buvait chacune de ses paroles. Des jours qu'ils étaient là à discuter, à manger des sandwichs et à ne se lever que lorsque leurs corps réclamaient un peu d'exercice. Seth avait cette vie errante pleine de rencontres qu'Ereyne lui enviait tant. Le vampire trouvait toujours le meilleur de l'humanité sur son chemin. C'était un don chez lui, il faisait ressortir le meilleur en chacun.
— Marco m'a tendu sa bouteille de rouge, poursuivit Seth. Il m'a offert de trinquer avec lui et de revenir m'asseoir sur son banc.
Ereyne sourit, elle appréciait grandement ce vieil homme qu'elle ne connaissait point.
— Il a su voir ta part de bonté cachée derrière cette force surhumaine Seth. Il l'a senti.
— Il m'a vu comme un être à respecter, à écouter. Ce n'est pas forcément une bonne chose.
— Il t'a vu comme ce que tu es Seth : un sage, un chef. Tu as ça dans le sang, Zelyan t'a transmis sa malédiction mais père t'a offert ce don. Les hommes de notre famille ont une ascendance sur les autres humains, tu le sais non ? Père doit te le montrer chaque jour dans la cité refuge.
Seth haussa les épaules et demanda à sa sœur depuis quand elle voyait leur père comme un exemple. Il eut à peine le temps de formuler sa question que déjà sa mémoire lui en offrait la réponse : depuis l'aube des temps. Elle avait beau le critiquer, nier son emprise, combattre ses enseignements et pactiser avec son ennemi, Ereyne était et demeurait la prunelle des yeux de son père, envoûtée depuis sa naissance. Enfant déjà il lui était arrivé de le suivre comme un poussin. Seth avait maintes fois vu Adam déposer une jeune Ereyne sur ses genoux avant de continuer sa discussion avec d'autres anciens du campement.
— Père a de nombreux défauts mais au moins autant de qualités, ajouta l'immortelle. Et tu en as hérité. Marco l'a vu en toi.
— Si quelqu'un était un exemple dans ce village c'était bien Marco, pas moi. Il m'a accepté sachant que je pouvais le dévorer à n'importe quel instant. Il ne me craignait pas, il ne craignait rien.
— Il était immortel lui aussi ?
— Presque, répondit Seth avec un sourire. Un jour je lui ai demandé d'où lui venait ce courage. Je venais d'égorger une famille entière d'humains qui était venue s'approvisionner les armes à la main. Il ne m'a pas répondu, il a tiré une bouffée de tabac sur sa pipe, m'a souri, et a relevé sa manche. Il m'a montré son avant-bras et le numéro qui y était toujours inscrit, 70 ans plus tard.
— Camp de la mort ? devina Ereyne sans peine.
Seth acquiesça. Auschwitz. Marco était un survivant que rien ne pourrait plus jamais effrayer, pas même les flammes de l'enfer. Ereyne eut un sourire amer. Elle avait « visité » « l'œuvre » d'Hitler et de ses sbires durant la guerre. Elle s'était effondrée dans les bras de son compagnon pour ne se réveiller que bien plus tard dans la voiture qui l'éloignait de « l'enfer sur Terre » comme Zelyan l'avait baptisé. Cela avait eu un profond sens. De son propre aveu, l'Homme avait battu le Diable sur le plan de la barbarie. Si Ereyne devait avoir perdu foi en l'humanité un jour c'était bien celui-là. Comme des millions d'âmes elle s'était longuement demandé comment Dieu avait-il pu laisser une telle chose arriver sans pourtant obtenir de réponse. A cela s'était ajouté la frustration de connaître la puissance de son père, la puissance des archanges. Ereyne savait que qu'un geste Gabriel aurait pu faire pencher la balance, d'un coup d'épée Michel aurait pu trancher la tête du Mal, d'une pensée Adam aurait pu tout stopper. Et pourtant nul n'avait sourcillé. Adam s'était drapé dans l'étole du libre-arbitre. Les Hommes possédaient les livres sacrés, à eux de respecter la parole de Dieu ou bien de s'entre-tuer.
— Deux ou trois vampires c'est de la gnognote comparée à ça, se força-t-elle à plaisanter.
— Marco était d'accord avec toi. Rien n'aurait pu déloger ce vieux juif italien de son banc de pierre. C'était la terre de sa famille et il y resterait.
— Mais il est mort non ? demanda Ereyne. Ou bien l'as-tu transformé ?
Seth secoua la tête, Marco était bien trop vieux, et il n'aurait jamais accepté cette immortalité. Il était parti paisiblement, en regardant l'eau un peu plus bas. Mais lui qui était si vieux avait eu le temps de transmettre le plus important à sa descendance : les clefs d'une vie sans technologie.
— Le village n'avait plus d'électricité, raconta Seth, certaines nuits les jeunes en faisaient encore des cauchemars. Je crois que cette génération fut celle qui subit le plus le Déluge. Du jour au lendemain ils n'avaient plus rien, plus d'électricité, plus d'eau courante, plus d'internet. Les livres étaient redevenus la seule source d'informations avec le colportage. Les machines ne fonctionnaient plus, les voitures n'avaient plus d'essence. Pour savoir s'il allait pleuvoir il fallait regarder le ciel et non plus l'appli météo. La première cause de mortalité des jeunes n'était ni les vampires, ni la guerre, ni la faim, ce fut le suicide. Marco a appris à ses enfants, à ses petits-enfants, comment survivre, comment vivre comme lui l'avait fait en son temps. J'ai vu de nombreux survivants durant ces premières années post-déluge, les seuls groupes qui s'en sortaient étaient ceux qui avaient des anciens en leur sein.
— Jamais la famille n'a été aussi puissante n'est-ce pas ?
Seth vint prendre la main de sa sœur. Les liens familiaux, de sang ou de cœur, étaient plus que jamais l'essence qui maintenait les humains en vie. Il avait fallu une apocalypse pour que les Hommes s'en souviennent mais soit.
— Père me parle souvent de toi, déclara le vampire en la serrant dans ses bras. J'en suis presque jaloux. Tu restes sa petite fille malgré tout et je te prie de croire qu'il n'a jamais cessé de chercher un moyen de te libérer.
— Tout comme il essaye de te libérer toi ? murmura Ereyne en se détachant de lui. Des millénaires que Zelyan t'a mordu et pourtant père n'a toujours pas trouvé de remède. Il lui suffirait pourtant de demander à Dieu et tout serait réglé ! Dieu peut tout non ? Ou bien est-il moins tout-puiss—
Seth la fit taire d'un doigt sur les lèvres. Il la supplia de ne pas blasphémer. Un jour il redeviendrait humain, un jour il serait libéré de ce mal qui lui pourrissait les entrailles.
— Tu n'as même pas achevé ta transformation, dit Ereyne en poussant sa main. Tu n'as pas tué Âwân ! Ton premier sang fut cette vieille femme dans la plaine. Tu es encore pur !
Seth ria aux éclats avant de l'embrasser. Oh il n'avait pas ri ainsi depuis des siècles mais le fait que sa sœur put encore croire en lui était touchant. Ereyne était de celles qu'il aimait le plus au monde. Elle avait toujours cru en lui, elle lui ferait toujours confiance, tout comme Eve. Il ne s'en sentait pas digne, il n'en était pas digne.
— La pureté m'a quittée il y a bien longtemps Ereyne, tu es encore la seule à me croire digne des cieux. Awan est morte, il y a bien deux mille ans, par ma faute.
Ereyne fut stupéfaite, puis tout ouïe, avide de connaître cet épisode qui lui avait échappé. Pour elle l'épouse de Caïn était morte lors de l'incendie du temple construit par son frère. Le vampire soupira et hésita longuement, poussé par sa sœur à lui dévoiler cet épisode de sa vie qu'il n'aimait guère.
— Tu ne m'aimeras plus après cela.
— Je t'aimerais toujours Seth, tu es mon frère.
— Et Caïn tu l'aimes ? Il a tué Abel, tu l'aimes toujours ?
Ereyne sentit une larme glisser le long de sa joue à l'évocation de ce frère qu'elle n'avait jamais connu. Abel était un héros disparut bien trop tôt, une figure emblématique à l'image lisse et parfaite dont rien ne pourrait venir troubler la réputation.
— Je vous aime tous.
— Soit. J'ai tué Awan car elle voulait tuer Caïn.
— Quoi ?
Lorsqu'elle fouillait dans sa mémoire Ereyne voyait Awan sous la forme d'une femme douce et joyeuse. Elle avait toujours la tête haute et la fière allure de quelqu'un qui avait un pouvoir et savait s'en servir. Awan était, et savait se faire respecter. Et elle aimait passionnément Caïn.
— Tu connais Caïn, il a toujours été... différent. Il se prétendait fils de Dieu. Il clamait haut et fort qu'un jour il assiérait son pouvoir sur Terre, envoyé de Dieu qu'il était. Premier fils du Premier Homme ce n'était pas assez bien pour lui. Awan l'adulait, elle l'encourageait dans son délire. Tu connais mon histoire, tu sais quels sentiments j'avais pour elle. Elle était tellement sûre d'elle, tellement indépendante, tellement ambitieuse. J'ai fui lorsque Zelyan m'a changé mais je les ai revus bien plus tard, Caïn et elle. Ils avaient d'autres noms, dans d'autres contrées. Ils étaient au nord de l'Afrique, pas assez fous pour fuir les terres sacrées mais trop lâches pour attaquer père chez nous. Ils fondaient une nouvelle religion, ils avaient un nouveau livre, un nouveau Dieu tout puissant. Sous couvert de règles l'asservissant, Awan contrôlait Caïn dans l'ombre. Tu vis avec Zelyan Ereyne, je ne vais pas t'apprendre ce qu'est le Mal. Awan ne voulait pas le mal, elle ne voulait que le pouvoir, s'approcher au plus près du divin. Père m'a demandé de les arrêter. Jehudiel est venu avec moi, père savait que je ne pourrais jamais tuer Caïn, mais il m'a mis à l'épreuve avec elle. La malédiction de Zelyan a été la plus forte, je devais juste la tuer mais j'ai bu son sang au passage et achever mon rituel.
Seth marqua une pause, penaud, et murmura qu'à présent Ereyne pouvait le haïr. Ereyne le serra un peu plus dans ses bras et lui murmura qu'elle ne pourrait le détester, surtout pour une femme qu'Eve n'avait jamais pu voir en peinture. Ce fut au tour du vampire d'être surpris, il n'avait jamais observé d'hostilité de la part de leur mère envers sa bru. Ereyne sourit avec une pointe de malice. Elle fut la confidente de sa mère, bien plus que tous les autres. C'était un brin d'orgueil mais Ereyne était fière de pouvoir revendiquer cette proximité avec Eve. Elles étaient mère et fille. Leur lien surpassait tout.
— Mère a toujours eu une version plus noire de la vie que père, conta l'immortelle. Les brus n'ont jamais trouvé grâce à ses yeux. J'imagine que Zelyan non plus. Personne n'est assez bien pour nous aux yeux de mère Seth. Et elle avait visiblement raison pour Awan, elle m'a souvent parlé de sa soif de pouvoir. Je pensais que c'était juste la jalousie d'une mère qui voit son fils en aimer une autre mais le temps lui a donné raison. Merci Seth. Je suis soulagée. Maman avait raison sur ce point. Maman a toujours raison.
— Pour toi n'est-ce pas ? demanda Seth en plongeant ses yeux dans les iris gris de sa sœur. Peu importe à quel point tu aimes père, ou bien Zelyan, tu pourras toujours douter d'eux n'est-ce pas ? Mais de mère non. Si j'ai commis une erreur ma sœur c'est de croire en notre père au point d'en devenir aveugle. N'en fait pas de même avec notre mère.
— Si, répondit Ereyne avec un sourire.
L'immortelle posa une main sur celle de son frère. Leurs chaleurs se mélangèrent, les apaisants l'un l'autre.
— Parce que si je ne peux avoir confiance en ma mère en qui le puis-je ?
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Désolée, je me suis un peu laissée emporter par ce chapitre qui aborde le fond du bazar. J'ai failli spoiler la fin du tome 2 au passage mais vu que nous sommes à peine à la moitié du volume c'était un peu prématuré. D'ailleurs ce tome 2 aura deux révélations, enfin si vous me dites "bah oui je le savais" ce n'en sera plus mais j'espère réussir à garder le suspense jusqu'à la fin ;-)
En tout cas merci d'être là !
Merci d'avoir lu ce chapitre !
Axel.
PS : Si j'y arrive (notez le "si"), vous aurez un chapitre de purgatoire dans "m comme Mature" mercredi soir/jeudi matin.
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