13. Six mille ans plus tôt
Le Nil nourrissait l'Egypte tel une mère allaitant son enfant. Les animaux se rapprochaient de ses rives afin d'échapper à la chaleur du désert voisin. Le fleuve était berceau de vie, oasis, et vert, si vert. Assise sur une petite embarcation, Ereyne profitait du voyage, éventée par deux esclaves égyptiens qui, dans leur malheur, se trouvaient chanceux car avaient une utilité autre que servir de plat à Zelyan. Le soleil était au zénith, ce n'était pas le meilleur moment pour se déplacer mais l'immortel avait à faire. Ce fut bien à contrecœur qu'Ereyne descendit du bateau et s'enfonça avec lui dans les terres. Le sable était aussi ardent que des braises, chauffé par un soleil dominant un ciel sans nuages. Les bourrasques fouettaient les corps et entraînaient avec elles des millions de grains qui irritaient les peaux. La marche fut interminable, l'ascension plus encore.
— Qu'y a-t-il de si important là-haut ? demanda l'immortelle avant de gémir.
Le caillou sur lequel elle avait posé le pied s'était dérobé, entraînant sa chute dans un mouvement douloureux. Ereyne s'assit sur un roc, elle massa longuement la partie meurtrie de son corps et réitéra sa question. Elle aimait l'Egypte et ses palmiers, les prémices de la culture humaine qui s'esquissait auprès du fleuve protecteur lui laissaient entrevoir un beau futur. Les Hommes se créaient là une splendide civilisation qui, elle n'en doutait pas, marquerait l'Histoire. En revanche, monter ces pics « pas si élevés » selon son compagnon était une torture.
L'enfer commença alors qu'ils étaient presque au sommet. Ce ne fut tout d'abord qu'un brouhaha, ponctué de claquements secs. Puis ce furent des cris de douleur. Ereyne laissa couler une larme et soupira. Elle tourna la tête vers son compagnon, heureux lui. Cela lui rappelait la maison, en bas. Et lorsqu'Ereyne lui demanda si c'était réellement nécessaire il hocha la tête.
— Comment bâtir une cité sans esclaves ? Et puis s'ils ne bénissent pas la terre avec leur sang cela n'a aucun intérêt. Le sol regorgera de leur sueur, de leurs larmes et de leur sang. La mort insufflera son pouvoir dans la pierre et le vent transportera leurs gémissements chaque nuit comme une douce musique. Leurs âmes seront liées à jamais à ces terres qu'ils hanteront pour l'éternité.
— Charmant, commenta Ereyne. Je rêve de vivre ici.
— Nous allons demeurer ici quelques mois. Osiris est jeune, il a besoin de temps pour affermir son autorité et créer son clan ? Te souviens-tu de lui ?
— Impossible de l'oublier ! Il t'a pris un dieu.
— Mais je suis un dieu ! Tu ne me crois pas quand je te le dis, ça fait deux mille ans que je te le répète.
Ereyne lui rétorqua qu'être la créature du Diable faisait de lui un monstre, pas un dieu. Il n'y avait qu'un dieu et celui-ci résidait là-haut, et non sur terre ou en enfer. Zelyan ricana et la regarda malicieusement.
— Si cela te fait plaisir de te bercer d'illusions, soit !
Il l'attrapa pour l'empêcher de tomber à nouveau et l'embrassa au passage.
— Je ne comprends pas pourquoi tu l'as transformé, reprit Ereyne après un temps. Cet homme n'avait d'yeux que pour lui. Il s'imaginait être un dieu lui-même, fils prodige descendu sur Terre pour régner sur les Hommes.
— C'est bien pour cela que je l'ai mordu, désormais sa vie est vouée à la mienne, soumise à la mienne pour l'éternité. Il se voyait au-dessus de tout le monde, maintenant il sait que je suis là, avant lui, devant lui, pour toujours et à jamais. Mais je ne suis pas ingrat, sa soumission, si honteuse soit-elle pour son ego, apporte quelques avantages.
— Être maudit pour l'éternité n'est pas un avantage à mes yeux.
— C'est parce que tu vois le monde déformé par les yeux de ton père. Regarde tout ce que la vie offre à Osiris : des sujets, des esclaves, des enfants, un royaume entier à gouverner.
Les sons s'intensifièrent à mesure qu'ils marchaient, ils arrivèrent enfin à destination et contemplèrent l'atrocité –d'après Ereyne- du spectacle.
— Je lui offre même une cité, s'exclama Zelyan en montrant l'immense chantier.
Des milliers d'esclaves, comme autant de fourmis, construisaient un immense palais et tout un ensemble de bâtiments autour. Une ville sortait de terre, protégée par de futurs remparts. Ses seules fondations promettaient une structure grandiose qui pour l'heure émergeait à peine. L'endroit était tout en démesure : les tracés de rues étaient larges, ceux des bâtiments aussi.
— Osiris a prévu une dizaine de temples, précisa Zelyan à sa compagne alors qu'ils traversaient le chantier. Je lui ai imposé les exemples de Zeus et Odin.
— Zeus n'est pas ce que j'appelle un exemple. Il a massacré une trentaine de vampires qu'il avait lui-même engendrés.
— Depuis quand as-tu de la peine pour des vampires ?
— Depuis que Zeus transforme des humains à tour de bras et les décime aussi sec pour mieux convenir à ton modèle.
— Avec autant de descendants directs, il perdait en puissance, ils allaient tous s'entretuer un jour ou l'autre ou bien s'allier pour prendre le pouvoir. Zeus frôle déjà assez souvent la guerre civile. Une dizaine c'est bien, l'emprise mentale s'étend facilement dans la descendance et les efforts pour gérer chacun sont minimes. Après il est toujours possible de créer des simulacres de descendants, des humains un peu améliorés qui vivent à fond pendant deux ou trois cent ans et meurent par la suite. Si j'ai besoin de chair à canon il est aisé d'en faire.
Ereyne secoua la tête, lasse. Il parlait de morts avec tant de facilité. Osiris vint les accueillir en personne auprès des marches du temple principal. Le bâtiment n'était point achevé mais l'avancement des travaux était conséquent. Le loup était satisfait. Zelyan commença par demander si la protection, tant physique que visuelle, était en place. Le chantier, si immense et bruyant qu'il soit, devait échapper à la vision des hommes, et d'autres créatures. L'existence de la cité n'était pas vouée à être connue.
— J'ai mis en place les protections à l'instant où ce lieu fut choisi, comme tu l'avais ordonné père, expliqua le loup après une révérence. Nous avons récupéré des esclaves dans toute la région, et même plus loin. Tout a été soigneusement pensé, des sentinelles discrètes patrouillent dans les montagnes et d'autres dans les villages afin de surveiller les humains et lancer de fausses rumeurs. Il se dit que les dieux sont apparus, qu'ils ont emmené des élus dans leur royaume divin. Mon nom commence même à se répandre. Je suis le dieu-roi protecteur des nobles cataractes et...
— J'ai compris, le coupa Zelyan lassé par ce discours pompeux.
Osiris savait si bien parler de sa grandeur.
— L'important est que la cité soit invisible et protégée, ce doit être un sanctuaire pour tous mes descendants.
— Et cela le sera père, tant que je serai à la tête de cette cité elle sera imprenable.
*****
Imprenable, c'était le mot qu'il avait employé à l'époque. Pourtant Osiris avait failli, aujourd'hui il était enchaîné aux portes du Paradis et elle, Ereyne, observait Zelyan flanquer la peur de leur vie aux filles et fils de Zeus. L'immortel était à deux doigts de tordre leurs cous et de raser l'Olympe. Sa fureur était telle que sa peau commençait à brûler. L'un de ses trous thoraciques hébergeait un noyau ardent, si chaud qu'il était bleu par endroit, comme une boule de lave en fusion. Toute une cité rasée, cela ne s'était pas produit depuis la destruction de Troie. Et Zeus était encore impliqué dans l'histoire. Ce vampire jouait décidément trop avec le feu.
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