Chapitre 31
Artus remet une bûche dans la cheminée tandis que je lui tends une assiette omelette-riz, accompagnée d'une belle tranche de jambon de montagne.
- Tiens, c'est pour que tu reprennes des forces, j'annonce sur un ton coquin qui le fait rire.
Le fracas de la tempête au-dehors ne semble pas lui couper l'appétit, et quand je le vois entamer son plat à belles dents, j'avoue que cela me donne envie de l'imiter. Pendant quelques minutes, on n'entend que le bruit de nos couverts sur l'assiette et du bois humide qui craque dans le foyer.
- Ici, on ne risque rien, finit-il par dire, sur un ton confiant.
J'aimerais le croire.
J'ai dû allumer les lumières bien qu'on soit en début d'après-midi, car la pièce est plongée dans un noir impressionnant. La tempête a encore forci. Et les vieux radiateurs électriques peinent à sécher nos vêtements que l'air ambiant suffit presque à détremper.
Artus a déniché dans le grenier un antique poste de radio qui a appartenu à mon grand-père, et dont je me dis que c'est un miracle s'il fonctionne encore. Mais le petit génie a une patience étonnante pour ce genre de chose et il a occupé une bonne demi-heure à dépoussiérer soigneusement l'appareil, avant d'y mettre des piles neuves et de vérifier chaque réglage. Il est récompensé par une sorte de grésillement continu et vide, qui résonne de façon presque sinistre dans la solitude du chalet. Il ne se décourage pas et joue alternativement de l'antenne et du sélecteur pour parcourir toute la gamme des ondes. Le crachouillis se brouille et se déforme sans qu'on ne capte aucune voix.
Et puis soudain :
-... enchainement grave... disparus... fermeture des centrales... Golfech et Tricastin...
Le reste se perd dans les crissements et les grondements chaotiques du vieil appareil. Artus fronce les sourcils et commence à donner des grandes tapes dans le poste comme si ça pouvait l'aider à retrouver les ondes. Puis il me regarde d'un air faussement tragique.
- On dirait bien que c'est la fin du monde !
- Hé ! je proteste. Tu m'avais dit qu'on avait encore des années devant nous !
On continue à échanger des plaisanteries qui nous font du bien. Ce n'est sans doute pas la fin du monde mais j'aimerais bien qu'on ait quelques nouvelles de l'extérieur, pour se rassurer. Ce sentiment d'être isolé de tout, sans aucune maitrise sur les événement, c'est ça le plus stressant.
- Faudrait que je tente une deuxième sortie, propose Artus. Peut-être chez le père Grange pour voir si sa télé fonctionne encore.
Je jette un coup d'œil au dehors. Le temps s'est nettement durci depuis ce matin. Ça tonne et ça claque, et on a entendu tout à l'heure un arbre tomber dans un fracas épouvantable.
- Je ne suis pas certaine que sortir soit la meilleure idée, en ce moment.
- On doit aussi s'assurer que les voisins n'ont pas besoin d'assistance, réplique-t-il.
- On a surtout besoin de rester à l'abri. Et de laisser faire les professionnels sans jouer aux héros.
Il secoue la tête, d'un air sceptique.
- Je pense que la vallée est coupée Alix. Personne ne monte, personne ne descend. On n'est pas près de voir un pompier.
Avant d'ajouter.
- Tu crois que les héros, c'est juste quand tout va bien ?
Il a raison, mais je m'insurge à l'idée qu'on prenne des risques inutiles.
- Il faut aussi que je rachète de quoi manger. Dieu sait combien de temps...
- Cinq jours, je le coupe. On a de quoi tenir cinq jours.
Il siffle avec étonnement.
- Ça veut dire que tu as compté ?
- Si ta question c'est de savoir si je suis inquiète, la réponse est oui.
Il hoche la tête doucement et, pour une fois, il n'y a ni petite blague, ni forfanterie dans le regard qu'il m'adresse.
Au bout de quelques minutes, il m'annonce d'une voix sourde.
- Mon père a acheté des terres en Nouvelle Zélande
Je le regarde, éberluée.
- Quoi ? Pourquoi ?
Il hausse les épaules.
- Je ne sais pas : le principe d'une ile, j'imagine. Avec une nature préservée, un bon niveau de vie, une population pas très dense, la mer tout autour pour se protéger... Je suppose que c'est la définition même d'un abri.
- Il t'a dit ce qu'il comptait en faire ?
- Non, il l'a juste évoqué, il y a quelques semaines, lors d'un repas de famille.
- Et il t'a balancé ça, sans explications ?
- Pas besoin. Il sait que je comprends les messages à demi-mot, quand c'est important.
Il hausse les épaules.
- De toutes façons, ça se passe comme ça chez les riches. Il y en a un qui achète de l'art contemporain, et tout le monde se met à collectionner. Un qui se fait construire un yacht, et c'est la course à qui aura le plus gros. Alors, maintenant, ils se retrouvent tous à surenchérir pour se faire construire des bunkers dans une ile du Pacifique. Ne me demande pas !
- Au moins, il y en a qui survivront à l'effondrement, je réplique d'un ton amer.
Ma réponse l'amuse, et il retrouve un instant son ton de gamin insolent.
- Super ! Si c'est ça les derniers représentants de l'espèce humaine, ça promet pour la suite ! Le fils de Jeff Bezos avec la nièce de Bill Gates. Maxima et August Zuckerberg avec les fils Arnault ... C'est pas avec ce genre de mélange qu'on va construire un nouveau monde !
Je ne peux m'empêcher de lui balancer, avec une moue un peu aigre.
- Tant mieux si ça te fait marrer, vu que tu as ta place dans un de ces bunkers. Je suppose que tu as déjà repéré les héritières que tu allais te taper !
- Hé ! S'il faut se dévouer pour repeupler la planète, je compte bien répandre mes gênes le plus possible, avoue-t-il en riant.
Sa réplique parvient à me faire sourire.
- Un Artus c'est déjà compliqué, mais des centaines de petits Artus sur toute la surface du globe... Je ne suis pas sûre que l'humanité soit prête pour ça !
- Ça s'appelle l'évolution, c'est darwinien !
- Vantard ! C'est ton tour de faire la vaisselle pendant que moi, je m'occupe du feu : c'est ça la vraie évolution !
Il ramasse nos assiettes en riant, tandis que j'attrape une nouvelle bûche dans le panier.
*****
Finalement, Artus a décidé de tenter une sortie. J'ai beau lui dire que c'est absurde et qu'il faut rester cloitrés, il n'en démord pas.
- J'ai besoin de savoir. Et si je peux récupérer quelques provisions, ça nous aidera à tenir.
Je crois surtout qu'il ne tient pas en place et qu'il a envie de se mesurer aux éléments, sortir dans la tempête et jouer les aventuriers. Grand bien lui face. Et qu'il ne compte pas sur moi pour le suivre dans cet enfer.
Je lui déniche quand même un coupe-vent dans un placard : le vêtement sert surtout pendant l'hiver et il sent un peu le renfermé. Mais Artus n'a emporté que des tee-shirts qui ne sont pas très adaptés à la conjoncture. Je mets aussi la main sur un vieux pull de ski. Avec tout ça, il est à peu près équipé.
Quand on ouvre la porte du chalet, on a une petite idée de l'expédition qui l'attend. Le vent se déchaine dans un mugissement assourdissant, s'engouffre dans les ruelles du hameau et se fracasse contre les maisons. Quand à la pluie, elle tombe de façon si diluvienne qu'on ne voit pas à deux mètres.
- Artus, pas de connerie, hein ! La ferme des Grange et tu reviens.
- Si le père Grange se sent trop isolé, je vais être obligé de le ramener ! J'espère que t'as rien contre un plan à trois !
- Enfin un homme, un vrai !
- Pff. Je suis sûr qu'il porte un dentier, me répond-il en haussant les épaules.
Il s'en va sur cette image un peu écoeurante, et je referme soigneusement la porte derrière lui. Le vieux chalet de montagne doit être particulièrement solide et bien construit, parce que dès que je rabats la porte, le silence qui se réinstalle me parait insolite et presque angoissant.
Je vaque à quelques rangements mais je me sens désœuvrée. J'ai amené un livre mais je sais que j'aurais du mal à me concentrer. Je tourne en rond, remettant une bûche, lissant les coussins, m'asseyant, me relevant. Bon sang ! Notre expédition s'est transformée en quelque chose de vraiment pas normal. Et les nouvelles tout à l'heure à la radio étaient franchement inquiétantes.
Je pense à Fred. Je me demande comment il s'en sort. Ne pas être à ses côtés dans un tel moment... Je l'imagine dans notre nid douillet du neuvième arrondissement : si la pluie est aussi violente à Paris qu'ici, notre appartement sous les toits doit être assourdissant. Mais je devine aussi son inquiétude à me savoir sur les routes par un temps pareil. Il était en colère quand je lui ai annoncé que je partais, mais je ne suis pas complètement dupe. Je sais que si il s'imagine que je cours le moindre danger, sa rage se transformera aussitôt en angoisse et en affolement. Et que je ne puisse rien faire pour le rassurer me serre le coeur.
Alors je saisis mon téléphone et je tape un court message :
« Désolée pour l'autre soir, je n'arrivais pas à trouver les mots. Dès que je rentre à Paris, prenons du temps pour se parler ».
Je sais bien qu'on n'a pas de réseau, mais c'est un peu comme une bouteille à la mer.
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