Chapitre 21
J'ai joué, j'ai perdu.
Ma parenthèse enchantée ne m'a pas protégée des réalités de la vie.
Et je ne parle même pas de retrouver les bâtards qui m'ont filmée, piégée, frappée à l'estomac. Je me contenterais pour le moment de seulement comprendre ce qui se passe. Découvrir quelles forces obscures le roman d'Artus a déchainées, quelles provocations se cachent derrière ces pages où je n'ai vu que littérature là où d'autres semblent percevoir une étrange menace.
Mon inquiétant maitre-chanteur avait raison sur un point : je suis une personne ordinaire, plongée dans un maelstrom de circonstances qui m'échappent totalement. Mais l'irruption du roman d'espionnage dans ma vie a percuté de plein fouet les deux choses que je chérissais le plus : ma passion de ce métier ; mon amour pour Fred.
Que je doive mettre en balance l'un avec l'autre - l'un contre l'autre - me parait une abomination sans nom.
Lorsque l'homme à la vidéo m'a quittée ce matin, je me suis levée comme une automate et j'ai marché sans boussole à travers les rues parisiennes.
L'arrondissement n'est pas très grand. Rue Mazarine, je croyais que ma vie était finie. Rue de Seine, je me suis rappelé qu'il y a des moments dans l'existence qui décident de l'idée entière qu'on se fait de son caractère. Boulevard Saint-Germain, j'avais la conviction qu'empêcher la parution d'un grand livre serait renier tout ce à quoi je croyais. Devant le théâtre de l'Odéon, j'avais décidé de ne pas me laisser piétiner sans réagir. Rue Rotrou, j'ai compris que je ne pourrais pas cacher la vérité à Fred. Quand je suis arrivé aux jardins du Luxembourg, je savais ce qu'il me restait à faire.
Et puis je suis restée prostrée sur un banc pendant des heures. Parce qu'entre être certaine de ce qu'il faut faire et le mettre à exécution, il y a un fossé qu'il faut beaucoup de courage pour combler. Et je sentais bien que ce courage-là me manquait.
Merde. Je sais que je vais lui faire du mal.
*****
Quand Fred rentre du lycée et me trouve en train de faire ma valise, il comprend instantanément. A la façon dont je le regarde, ou plutôt dont je ne le regarde pas. Je vois son large sourire se figer imperceptiblement et une balise de détresse s'allumer dans ses prunelles candides.
Il tente une petite blague, incrédule, et l'espoir que j'entends dans sa voix me percute le cœur.
- Qu'est ce qui se passe ? On part en week-end ?
- C'est moi qui part.
- Ah.
Un silence de crypte, avant qu'il ne reprenne.
- Il y a quelque chose que je devrais savoir ?
Je m'efforce de soutenir son regard, même si il peut lire dans le mien toute ma culpabilité.
- Je pense qu'on devrait s'asseoir.
Je n'ai jamais détesté notre salon comme à ce moment. Cette pièce chaleureuse s'est transformée en parloir de prison quand j'ai pris place sur le canapé tandis qu'il s'asseyait sur un fauteuil loin de moi, tous les deux empruntés, conscients de jouer une pièce à laquelle nous n'étions pas préparés.
Fred et moi, ça devait durer pour la vie.
Quand je l'ai rencontré, nous avions dix-sept ans. Il a été mon seul et unique amour. J'étais révoltée, mal dans ma peau, en guerre contre le monde entier. Et il m'a donné tranquillement, sans jamais me faire la leçon ni me prendre de haut, l'exemple de ce qu'un être humain devrait être. Quelqu'un de bien.
« Saint Frédéric, priez pour nous », s'amusaient nos camarades, avec une admiration ironique.
La main tendue de Fred a été mon chemin vers l'âge adulte. Il m'a aidé à dénouer, un par un, les nœuds qui me tordaient l'estomac. Il a ôté les épaisseurs de défiance et d'insécurité qui m'empêchaient de croire en l'avenir. Il m'a appris l'insouciance et m'a obligé à prendre l'existence comme elle vient, plutôt que comme je voudrais qu'elle soit et qu'elle ne sera jamais.
Bien sûr, ça n'a pas été facile d'être la femme qui partage la vie de Saint Frédéric. Je suis celle qui dit « On rentre » quand ses amis voudraient profiter de sa compagnie, celle qui raccroche quand ils lui parleraient des heures encore. Je suis le dragon qui protège notre vie privée quand il inviterait la terre entière. Il le sait et il l'accepte. Je crois même qu'il m'en sait gré : de le préserver malgré lui, d'endosser pour cela le mauvais rôle. Mais il y a toujours un bon copain, un pote à problème, une ex qui aurait fait mieux... pour penser que je le séquestre par pur égoïsme. Et, bien des fois, je lui en ai voulu pour ça.
Mais le trahir, ça non. Jamais. Pas un seul instant.
Je peux encore me regarder dans la glace après l'avoir trompé, même si je sais que je n'aimerai pas ce que j'y vois. Mais je ne le pourrais pas si je devais lui mentir.
Je lui raconte donc, en quelques mots mais sans rien déguiser. Notre couple mérite toute la vérité. Crue. Pas une histoire que j'aurais arrangée où je me donnerais le beau rôle. Ni même une version édulcorée et acceptable. J'ai publié assez de romans pour savoir qu'un mensonge, même partiel, est le début idéal d'une histoire compliquée.
Le problème de la vérité, c'est qu'elle blesse avant de guérir.
Mon récit laisse Fred comme sonné, et il se contente de gronder les dents serrées.
- Putain, Artus...
- Oui. Je suis tellement désolée.
Il me fixe, encore abasourdi.
- Et donc, tu pars.
- Je prends du recul. J'ai besoin de réfléchir.
Il ne peut s'empêcher de lancer une plaisanterie amère, comme si une boutade pouvait encore nous protéger.
- Tu ne me laisses même pas te mettre à la porte !
- J'ai trop peur que tu ne le fasses pas, Fred.
Il soupire longuement.
- Tu vas vivre avec lui ?
C'est bien une question de mec, ça !
- Ne sois pas ridicule, ce n'est qu'un gamin ! je réponds patiemment.
- C'est bien ce que je ne comprends pas ! En quoi le fait de partir seule va régler quoi que ce soit entre nous ?
- J'ai besoin de temps.
- Au lieu d'affronter la situation !
- Je l'affronte, Fred ! Je nous préserve pour mieux l'affronter !
- Tu ne l'affrontes pas avec moi, réplique-t-il d'un ton boudeur.
J'ai l'impression qu'il ne saisit pas l'enjeu !
- De quelle situation tu parles, Fred ? Du fait que j'ai triché dans notre couple ? Ou du fait que quelqu'un me fasse chanter professionnellement ?
Une lueur inquiète traverse aussitôt son regard.
- Tu es en danger ?
Je me mords les lèvres. Il faut qu'il me laisse partir : je sais bien que je n'aurai jamais la force de me battre sur les deux fronts. Alors je me reprends très vite, d'une voix qui se veut rassurante.
- Je bosse dans l'édition, Fred. Pas dans un film de gangster !
- Putain, ça ne rime à rien ! Tu m'annonces ça et tu te barres, c'est tout ?
Il m'examine longuement, en cherchant à lire à travers mes silences. Il en arrive alors à la seule conclusion possible à ses yeux.
- Alors, tu fuis.
- Ne dis pas n'importe quoi...
Tu as raison.
- ... ce n'est pas une question de fuite...
Je fuis.
- ... j'ai besoin de réfléchir c'est tout...
Je fuis parce que je ne supporte pas la douleur que j'ai vue crisper ton visage si serein.
- ... quelques jours pour démêler cette situation.
Je fuis parce que je ne peux pas affronter mon ennemi invisible et ton regard en même temps.
Je le vois qui entrouvre la bouche, comme pour déverser les mille objections qui se bousculent dans son esprit. Et puis ses lèvres se tordent en un petit rictus amer tandis que la flamme dans son regard s'éteint doucement.
- Tu dis que tu as besoin de temps, conclut-il d'une voix triste. Tu dis que tu veux mettre à plat cette histoire de... heu... bouquin. Mais je ne vois pas en quoi c'est plus important que nous. Ni pourquoi ça passe avant.
Je le regarde en serrant les dents. Il semble attendre une réponse que je ne peux pas lui donner. Comment lui avouer que je fais le pari que lui saura m'attendre, tandis que le cataclysme qui menace de se déverser sur ma vie professionnelle et sociale risque de tout emporter.
Il soupire et fait un drôle de petit geste fataliste en direction de la porte, comme si il m'envoyait au diable.
Je me relève comme un robot.
Bien-sûr, une partie de moi espère que notre séparation ne sera que temporaire : le temps, pour moi, de régler les choses et je reviendrai pour cette explication indispensable à laquelle je ne peux pas maintenant donner prise. Mais je mesure ce que j'y laisse et que je prends le risque de ne jamais retrouver. Les yeux rieurs de Fred. Sa confiance absolue. Son cœur à nu.
Je ressens sa frustration et ce sentiment d'abandon qui lui était jusqu'alors inconnu. C'est encore plus difficile que je ne pensais et je sais bien qu'un seul mot de lui pourrait noyer toutes mes résolutions.
- Tu ne veux pas me regarder, Fred ? S'il te plait ?
Il me rend mon regard et la peine y a été remplacée par une autre émotion, qui bouillonne à présent, et c'est assez rare que je l'y vois.
- Quoi ? Est-ce que je n'ai pas le droit d'être en colère ? me demande-t-il avec agressivité.
Je hausse les épaules, fataliste.
- Si, bien sûr.
Avant d'ajouter au moment de quitter l'appartement.
- Crois-moi, je le suis autant que toi.
Je referme doucement la porte derrière moi. J'attends quelques instants sur le palier, dans l'espoir absurde qu'il l'ouvre et se jette dans mes bras. Mais il ne le fait pas. Et c'est sans doute mieux ainsi.
Je m'engage alors dans l'escalier, sans plus chercher à contenir la rage qui s'est emparée de moi.
Car maintenant, il y en a un autre qui va payer.
Finis les secrets et les gamineries. Finies les poses mystérieuses. Finis les petits malins qui pensent avoir le monde à leurs pieds. Finis les jeunes premiers indolents qui croient que rien de grave ne peut jamais arriver. Je ne partirai pas en guerre sans comprendre ce qui se passe.
Je veux bien qu'on me tabasse et qu'on me frappe à terre. Mais je veux savoir pourquoi je me bats. Et contre qui.
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