Chapitre 11
- A droite ! Garde ! Putain, balance !
J'ai toujours les yeux fermés et je ne suis le combat qu'à travers les exclamations de Fred.
- Vas-y ! Mets-lui la pression !
Je perçois l'excitation palpable autour de moi, les clameurs d'encouragement pour l'un ou l'autre des combattants. J'entends aussi leur ahanement et le bruit mat de la chair qu'on frappe quand ils s'assènent des coups de poing, de pied ou de genou.
- Bouscule-le ! Ne te laisse pas déborder ! crie Fred qui, comme quatre-vingt pour cent des hommes dans le public, semble se prendre pour l'entraineur.
Je l'interroge, en tournant la tête sur le côté.
- Ça se passe bien ?
Il me répond à peine, absorbé par l'action.
- Oui... Ouch !
Je surprends sa grimace et son mouvement de recul.
- Quoi, ouch ?
- Ne regarde pas ! Ne regarde pas ! répond-il précipitamment.
Du coup, les frappes furieuses suivies de grognements que j'entends à travers les cris du public m'affolent un peu : je n'ai pas envie de récupérer mon auteur à la balayette. Et lui porter ses béquilles sur les plateaux télé ne fait pas partie de mon programme chargé.
- Il s'est dégagé, s'exclame Fred d'un air soulagé. Allez, grand, vas-y !
J'ouvre les yeux à demi en espérant une accalmie : Artus est debout et échange coup pour coup avec son adversaire. Ils se mettent une trempe d'anthologie, avec la même détermination féroce et une lueur carnassière dans le regard. Artus reste bien concentré et respire calmement. Je le vois sautiller avec souplesse, la garde haute, à l'affut de toutes les ouvertures pour lancer un crochet ou projeter la jambe. Malheureusement, son opposant semble poursuivre le même but avec les mêmes moyens. Et les deux y mettent autant de hargne. De cœur, corrigerait Fred s'il m'entendait, lui qui distingue des boxeurs, des hockeyeurs, des rugbymen, bref des athlètes, là où je ne vois malgré moi qu'une même brutalité.
Je suis à deux doigts de monter sur le ring pour arrêter le massacre, même si tout le monde semble trouver la situation parfaitement normale. Mon regard erre un instant sur la salle taillée dans la roche. L'ambiance est encore bon enfant, mais le bruit des frappes et l'odeur du sang semblent avoir réveillé en chacun un fond de sauvagerie qui en dit long sur les instincts humains.
Je reviens au ring pour voir Artus grimacer sous l'impact d'un genou qui vient de l'atteindre aux côtes, lui coupant le souffle. Son opposant poursuit son avantage et tente de l'immobiliser en le saisissant à la nuque tout en lui assenant une série de coup de genoux dans les flancs. Mais Artus parvient à lui attraper le pied et tire vigoureusement en arrière. L'autre s'écroule et le combat se poursuit au sol.
- Garde de la distance ! prévient Fred pendant que les deux adversaires s'étreignent dans une suite de prises létales.
- Calme le jeu ! Contrôle-le ! vocifère mon compagnon déchainé, en mimant dans le vide le geste technique qu'il aurait fallu faire.
Heu... qu'avez-vous fait de l'homme affable et civilisé qui partageait ma vie ?
- Oui ! C'est bon ça !
Artus assure sa prise et commence à glisser le bras autour du cou de son opposant. La foule rugit à l'unisson en voyant un des combattants prendre l'ascendant. Mais son adversaire glisse comme une anguille et lui échappe, en l'enserrant à son tour de ses jambes. Je vois Artus grimacer quand l'étau se referme sur ses côtes, juste à l'endroit où l'autre l'a longuement pilonné quelques instants avant.
- Son adversaire est meilleur au sol, constate Fred d'un ton soucieux. Artus aurait dû le travailler davantage en combat aérien avant de l'amener au tapis.
Je n'ai aucune idée de ce qu'il essaie de me dire, ou plutôt je crains de le comprendre. Mais autour de nous la foule se met à crier avec frénésie et c'est un signe qui ne trompe pas. Artus est en mauvaise posture, prisonnier d'une clé de bras et des jambes qui le maintiennent fermement au sol. Son adversaire lui assène de violents coups de coude sur la nuque et le dos, dont l'impact me parait terrible et démultiplié.
Artus tente de se dégager, en ripostant à coups de poing de sa main libre. C'est un duel de volonté et je le vois qui serre les dents alors que, si j'étais son coach, j'aurais déjà jeté l'éponge, le seau, le banc, et tout ce qui va avec.
- Il faut qu'il se dégage, m'explique Fred sur un ton concerné.
Oui, pas besoin d'être grand stratège : c'est aussi le conseil que je lui aurais donné !
Je ferme les yeux à nouveau, pour échapper au massacre et à cette bagarre de rue à laquelle je n'ai aucune envie d'assister. Mais les vociférations de mon voisin ne me laissent rien ignorer de ce qui se déroule entre les quatre cordes.
- C'est dangereux ça ! C'est dangereux... Oh merde !
Je comprends qu'un étranglement ou une clé quelconque a dû être verrouillée avec autorité, et que mon futur Goncourt est en mauvaise posture.
Je ne peux m'empêcher de rouvrir les yeux. Artus est tordu dans une position inextricable. Son adversaire, bien qu'en position inférieure, le contrôle avec les jambes et l'étrangle sans aucune compassion, lui cassant la nuque dans une sorte de guillotine qui lui broie la trachée. Je me demande même comment il respire encore. J'examine ses yeux clairs, presque blancs à présent, et son visage légèrement crispé par la douleur. Mais je vois bientôt se dessiner cette petite moue arrogante sur ses lèvres, cet air de truand obstiné que je lui connais bien. Et je comprends qu'il ne va pas céder. Merde : ce gamin impossible préfère perdre connaissance plutôt que se soumettre, alors que l'issue du duel est manifestement décidée. Son adversaire semble plus inquiet que lui et, tout en resserrant sa prise, tente de croiser le regard de l'arbitre pour l'inciter à arrêter le combat. Mais Artus ne l'entend pas de cette oreille et mobilise ses dernières forces pour le marteler de coups de poing : l'arbitre hésite devant ce sursaut offensif.
Toute une salle qui retient son souffle. La sauvagerie dans les regards a laissé place à l'incrédulité, teintée d'une forme de respect. Artus a les dents serrées dans un rictus buté. La tête d'affiche de la prochaine rentrée littéraire va bêtement tourner de l'œil parce qu'il est incapable de respecter les lois de ce sport, qui ne consiste pas à annihiler l'adversaire mais juste à le battre à la loyale.
Je déteste Artus à ce moment-là. Je hais son comportement. Je peux comprendre qu'il ne saute pas de joie à l'idée de devenir le futur génie des lettres françaises et que, pour une raison même si elle m'échappe, il préfère l'adrénaline d'un combat. Mais Artus ne respecte rien. Pas plus sa carrière d'écrivain que sa présence sur ce ring.
Sous le coup de l'indignation qui m'étrangle, je me redresse et je hurle à travers le public silencieux.
- Bordel, Artus ! Ça suffit maintenant !
Mon éclat secoue la salle et tous les regards convergent dans ma direction, tandis que quelques rires résonnent autour de moi. Mais je n'ai d'yeux que pour le ring.
Il se passe alors quelque chose de surprenant. Les yeux blancs se posent lentement sur moi, avant de reprendre peu à peu leur teinte bleue pâle si caractéristique. En un instant, le regard liquide semble à nouveau charrier ce torrent de rêves et d'aspirations, de contradictions, de pulsions, de vie en somme, qui le rend inoubliable. Et le rictus dédaigneux se transforme doucement en sourire.
Artus lève la main avec résignation, et finit par taper l'épaule de son adversaire qui le relâche immédiatement et bondit de joie à travers le ring, en levant le bras en signe de victoire.
- Tu peux regarder, c'est fini, m'avertit Fred qui n'a pas remarqué mes yeux écarquillés et l'avidité avec laquelle je contemple la scène.
Il ajoute d'un air heureux :
- Il s'est bien battu.
Les applaudissements éclatent et prennent de l'ampleur, à la mesure de l'intensité du combat qui s'est déroulé sous nos yeux. Artus reste assis quelques instants, encore groggy, puis finit par se lever aidé par son adversaire qui lui tend une main fraternelle. Les deux lutteurs s'enlacent un instant tandis que José lève leurs deux bras pour saluer la foule.
Quand ils se tournent de notre côté, Artus darde ses yeux clairs sur moi, avec un sourire presque moqueur. Je suis encore inquiète et je me surprends à compter les ecchymoses et les impacts rougis sur son corps en sueur. Après tout, je suis responsable du bien-être de mes auteurs !
Mais si je m'efforce de garder un œil professionnel, je ne peux m'empêcher d'admirer ce corps agile, athlétique et fin à la fois, la posture de jeune tigre, cette attitude hardie et ce sourire hautain. Je sais aussi le cerveau miraculeux qui se cache derrière cette façade trop parfaite.
C'est normal qu'il ait le monde à ses pieds. Je ne comprends pas pourquoi il le repousse.
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