IV. 3. Tobio
Mon réveil sonne. Je tâtonne dans le noir pour trouver mon téléphone et l'éteindre. J'allume une lampe et je m'assieds au bord du lit le temps de me réveiller. Pas besoin de regarder pour savoir que Nicolas s'est levé en premier -j'entends le bruit de la douche et sa voix étouffée qui chantonne. Je frotte mes yeux, j'écarte du pied les vêtements qui ont fini en tas au pied de mon lit hier soir pour trouver un short et un sweat à enfiler, et c'est une fois devant mon petit-déj que je regarde mes notifs et que je vois que Tooru m'a écrit.
Tooru [12.12.2018 4:18] : J'ai pris mes billets pour les vacances, Tobio-chan ! On a match le 23 contre Libertad Burgi, je prendrai l'avion le soir même. Je resterai chez mes parents pour Noël mais si ça te va, on peut se voir à partir du 26. Je repartirai le 5 janvier, ça nous laissera du temps pour se voir
Moi [12.12.2018 6:50] : C'est noté, je suis dispo le 26
J'appréhende un peu, mais j'ai hâte de le revoir et d'éclaircir un peu tout ce que je ressens. Parce que je dois bien avouer que c'est un sacré bordel.
Ça fait deux mois que je vois Nicolas Romero en cachette. Je croyais que je penserais moins à lui une fois que j'aurais pris l'habitude de l'avoir dans mon entourage. Mais non. Que ce soit sur un terrain ou dans un lit, je n'arrive pas à sortir du tourbillon d'euphorie et d'adrénaline qui me saisit tout entier à chaque fois que je le vois. Comme à ce moment précis où il entre dans ma cuisine, déjà rayonnant, les cheveux humides, et que je lui tends le mug que je lui ai préparé dans ma cafetière flambant neuve.
-Merci, Tobio, sourit-il.
Il vient chez moi deux ou trois fois par semaine, même depuis que sa famille est arrivée au Japon. Toujours le même rituel -il arrive, on s'embrasse, on couche ensemble. Il reste dormir, puis s'en va selon l'heure de l'entraînement et on se retrouve au gymnase comme si de rien n'était. Il a des sous-vêtements de rechange dans mon armoire et une brosse à dents dans mon gobelet, à côté de la mienne ; la mienne noire et la sienne jaune vif. Je dois avouer que cette relation clandestine me fait vibrer. Quand je le vois entouré par nos coéquipiers qui le félicitent après un beau point, je me dis que je suis son amant, que les autres l'ignorent, et ça fait gonfler mon orgueil d'une drôle de manière.
Il sirote son café en regardant son téléphone, et je contemple une goutte d'eau se former à la pointe d'une de ses mèches de cheveux. Sans réfléchir, je la cueille avant qu'elle tombe :
-J'ai un sèche-cheveux, tu sais.
-Je sais. Je voulais pas occuper la salle de bains trop longtemps, je sais que j'ai tendance à traîner sous la douche.
Il se met à rire :
-Après les matchs, je suis toujours le dernier à sortir. Mes coéquipiers me charrient pour ça. Des fois, ils me piquent mes pompes et je dois traverser le gymnase à pieds nus pour les retrouver.... Ça les fait marrer.
-Sérieux ?
-Oui. Et après ils se demandent pourquoi je suis tout le temps enrhumé.
-Peut-être plutôt parce que tu te balades les cheveux mouillés.
Il fait la moue. Peut-être que moi aussi, à force de se fréquenter, j'ai fini par lui refiler des expressions.
Il m'enlace avant de partir, comme toujours. Je savoure ces quelques secondes où je suis contre son torse, entre ses bras puissants, et qu'il me serre fort contre lui comme si on n'allait jamais se revoir. Et pourtant je le retrouve une heure plus tard au gymnase, et on se salue comme si de rien n'était :
-Salut tout le monde !
-Bonjour, Romero-san.
Notre saison a plutôt bien commencé ; même si on a perdu contre les MBSY le mois dernier, on a gagné tout le reste et on attend de prendre notre revanche au match retour, histoire de mener les Adlers à leur quatrième coupe consécutive. Et pourquoi pas une de plus, si on arrive à s'en sortir en coupe des clubs à l'international.
L'entraînement se passe bien. C'est l'avant-dernier avant la pause hivernale ; on a joué notre dernier match dimanche dernier, et on ne reprendra que début janvier après trois semaines de vacances. Nicolas ensoleille le gymnase avec ses éclats de rires et ses commentaires joyeux, vient apporter un peu de bonne humeur entre Ushijima toujours taciturne et Hoshiumi trop sérieux, entre les aînés calmes, comme Hirugami qui incarne la stabilité tranquille de l'équipe et Sokolov qui ne dit jamais un mot plus haut que l'autre. Heiwajima, le libéro, est le plus prompt à le suivre dans ses délires. Moi, je tâche de profiter de sa présence un maximum avant qu'il ne reparte au Brésil.
Je le regarde frapper une passe assurée par Hoshiumi après une réception compliquée, marquer, puis lui taper des deux mains sur les épaules :
-Bien joué, Kourai ! Elle est caviar, ta passe !
Il fait un high-five à Ushijima une fois que celui-ci a marqué un ace, et moi... Je regarde du coin de l'œil, et je sais qu'il est mon amant, que je le vois très régulièrement, mais ça me pince un petit peu le cœur de le voir donner des démonstrations d'affection à d'autres joueurs. Je sais qu'il n'y a pas de menace, mais je peux pas m'en empêcher... Alors que moi aussi, je suis servi :
-C'était super, Tobio ! s'exclame-t-il en m'ébouriffant les cheveux. Tu me bluffes à chaque fois.
J'ai envie de plus. J'aimerais que là aussi, il m'étreigne comme il sait faire, si fort qu'il me soulève de terre de quelques centimètres. Mais je sais très bien que c'est impossible. Et je m'en veux de ressentir ça. Je m'en veux de me sentir offensé quand on prend notre douche en commun et que je vois les yeux de certains joueurs traîner sur son corps -comme si c'était ma propriété. Si Tsukishima entendait mes pensées, il se foutrait sûrement de ma gueule en me disant « Ben tiens, le retour du roi ».
-Dites, les gars, lance Nicolas alors qu'on est tous en train de se rhabiller, vous voudriez venir manger chez moi demain ? Fla a envie de vous rencontrer avant qu'on rentre.
-Avec plaisir, répond paisiblement Hirugami.
-Rencontrer Flavia ! s'écrie le libéro. Sérieux, pour de vrai ! Faut que je me trouve un carnet à autographes !
-Pareil, ma sœur est super fan, commente Sokolov.
La perspective d'aller manger chez les Romero, même en équipe, me stresse plus que je ne saurais dire. Je ne suis pas retourné chez Nicolas depuis que son épouse et son fils l'ont rejoint début novembre ; il m'a toujours rejoint chez moi, comme on l'avait convenu, et je n'ai jamais rencontré la fameuse Flavia, je n'ai fait que l'apercevoir de loin une fois qu'elle était venue voir un match.
J'ai longuement regardé son Insta, par contre, curieux d'en apprendre plus sur la femme qui partage la vie de Nicolas Romero. Un sourire de star, des traits séduisants, une voix suave, des yeux profonds, le tout mis en valeur par un maquillage parfait, une coiffure irréprochable et des tenues magnifiques -bref, si j'étais hétéro j'aurais probablement rêvé qu'une femme comme ça m'accorde seulement un regard. De ce que laisse parfois échapper Nicolas, j'ai l'impression qu'elle a aussi un caractère bien trempé. Une fois, apparemment, elle l'a engueulé parce qu'il n'était pas repassé par chez eux pour leur faire un bisou entre mon appart et le gymnase.
Et elle sait qui je suis. Est-ce que c'est vraiment l'équipe qu'elle veut rencontrer ? Ou moi, le type qui lui vole son mari plusieurs nuits par semaine ?
-T'as mis une chemise, Kageyama ! se tord Hoshiumi quand il m'ouvre la porte de chez Romero le lendemain soir. Viens, tout le monde est déjà là.
Evidemment, je suis à la bourre, je savais pas comment m'habiller pour faire bonne impression. Quand j'entre, les principaux joueurs des Adlers sont déjà installés dans le salon, sur ce canapé en cuir noir qui... en a vu de belles, je peux le certifier. Je remarque que l'appartement s'est garni de tableaux, photos, fleurs et bibelots divers depuis ma dernière visite, ainsi que d'un sapin de Noël -avec la totale, crèche et petites bougies- et d'un parc pour bébé rempli de jouets et de peluches.
Mon attention se porte sur les hôtes. Sur Nicolas, d'abord, évidemment, qui me lance un regard complice. Je suis saisi par le fait qu'il ait son fils sur les genoux -c'est la première fois que je les vois ensemble, et honnêtement, j'ai du mal à concilier le Nicolas Romero que je connais avec la paternité. Et pourtant il y a bien un petit garçon d'environ deux ans installé contre lui, son petit visage aux bonnes joues émergeant d'un pyjama dinosaure, occupé à mordiller l'oreille d'un ours en peluche, et qui est le seul à ne pas me calculer.
-Rubinho, dis bonjour à Tobio, l'encourage Nico.
-Non.
Bah super, ça commence bien. Hoshiumi, plus détendu hors de l'entraînement, est déjà en train de hurler de rire.
-Excuse-le, intervient alors une voix féminine et mon sang se glace. Il est dans sa période de refus.
Je me retourne pour me retrouver face à Flavia. Elle est bien plus naturelle que sur ses photos Insta, et je la trouve encore plus belle comme ça, vêtue d'une combinaison blanche, les cheveux tressés. Et terriblement impressionnante avec son regard sombre et scrutateur. J'ai presque envie de l'appeler « Madame ».
-Euh, c'est pas grave.
-Nous n'attendions plus que toi, Tobio, dit-elle en souriant. Je suis ravie de te rencontrer.
-Moi aussi.
Je m'incline légèrement. J'ai beau savoir qu'elle est d'accord pour que Nicolas me fréquente, ça me fait bizarre quand même. Je m'installe timidement à côté d'Ushijima tandis qu'elle reprend place à côté de son mari ; et c'est vrai qu'ils forment vraiment le tableau de la famille parfaite, là, tous les trois ensemble, beaux et souriants. Et dire que suis le seul de l'équipe à connaître leur secret...
La soirée se passe bien. Nicolas va coucher Rubens avant de manger et je trouve que le voir en tant que père, lui que je ne connais qu'en tant que joueur et amant, ça lui confère un nouveau type de sexy que je ne soupçonnais pas. Pendant le dîner, on parle surtout du volley, Flavia évoque ses tournages et les acteurs connus avec qui elle a joué. On se fout un peu d'Heiwajima qui est complètement bouche bée devant elle.
-Toi, tu n'es pas bavard, hein ? demande soudain Flavia à Ushijima pendant le dessert.
-Je ne parle que lorsque ça me semble pertinent.
Elle éclate de rire, Nicolas aussi, et les Adlers suivent.
-Eh bien, dit-elle, on va faire en sorte de délier un peu les langues !
Romero s'occupe de servir thé et café pendant qu'on reprend place dans le salon et qu'elle nous distribue des feuilles en nous expliquant avec enthousiasme :
-Chacun écrit une histoire qui lui est arrivée, puis on tire au sort les papiers et il faut deviner à qui elle appartient...
Je me retrouve avec le syndrome de la page blanche. Il est arrivé quoi dans ma vie, à part le volley ? C'est ce qui prend toute la place dans mon existence, mais ici, Flavia mise à part, on est tous de ce monde-là, mon anecdote se ferait griller en deux secondes. Je repense à mes relations, à mon premier amour avec Tooru. J'en ai fait, des choses niaises, à cette époque-là. Est-ce que j'ai vraiment envie de m'afficher là-dessus ? J'ai pas d'autres idées, j'écris le premier truc qui me passe par la tête pour pas être le dernier à rendre ma feuille.
Je tire un papier comme les autres, et Hirugami commence :
-Un jour, une journaliste m'a demandé si je m'étais perdu et où étaient mes parents. J'avais 16 ans.
Il soupire :
-Kourai, évidemment que c'est toi.
Hoshiumi croise fièrement les bras sur sa poitrine :
-C'était aux Nationales, et je lui ai plus jamais accordé d'interview après ça ! Alors, moi, j'ai : J'ai déjà attendu devant un autre lycée que le mien avec une rose à la main pour un date.
Ah, c'est la mienne. Le fait qu'il le lise comme ça réveille de vieux souvenirs, celui de ce jour-là, où j'avais décidé de prendre au sens littéral la petite plaisanterie d'Oikawa. C'était nos premiers rencards, j'étais tellement nerveux, j'étais pas sûr qu'on soit ensemble pour de vrai. Ce jour-là, il m'avait embrassé pour la première fois, et il l'avait fait devant tout le monde, devant tous les lycéens d'Aoba, devant son équipe de volley, et je m'étais jamais senti aussi fier de ma vie à l'idée d'être le copain de ce terminale que tout le monde admirait...
-Bon, on a un romantique dans l'assemblée ! s'écrie Hoshiumi. Ushijima, c'est pas contre toi mais je te vois mal faire ça. Toi aussi, Kageyama. Capitaine ? Je l'aurais su. Hm, peut-être toi, Heiwajima, t'as l'air d'être dans ce genre de trucs un peu clichés... Ou bien c'est toi, Nicolas ?
-C'est pas moi, assure Romero.
Heiwajima, puis Sokolov secouent la tête, et Hoshiumi fronce les sourcils d'un air perplexe. Finalement, je décide de révéler :
-C'est moi.
-HEIN ?
-Kageyama, tu nous en caches des choses, espèce de loveur ! s'écrie Heiwajima. Raconte-nous !
Je me sens rougir de gêne. Putain, j'en étais sûr, j'aurais dû mettre un truc plus neutre genre les animaux m'aiment pas, qu'est-ce que je suis allé foutre à ressortir des dossiers pareils ? Je sens les yeux de Nicolas fixés sur moi et maintenant il faut que j'assume :
-C'était, euh, quand j'étais en seconde, je sortais avec quelqu'un d'un autre lycée et il avait fait une blague au sujet de lui ramener des fleurs... J'avais pas de thune pour un bouquet, mais pour la référence, j'avais pris une rose...
-Choqué, commente simplement Hoshiumi.
-C'est trop mignon ! s'exclame Flavia.
Et là, Ushijima et son tact de brique :
-C'était Oikawa ?
-Ouais.
Ça sert à rien de nier, de toute façon, Bokuto et Miya passent leur temps à me charrier quand on est avec l'équipe nationale, et on est quatre à y être dans ce salon. Mais j'avais jamais parlé de ça à Nicolas... C'est con, je sais, on n'est pas ensemble, mais je sais pas comment il va le prendre. Quand j'ose finalement regarder de son côté, il se contente simplement d'afficher un léger sourire et ne relève pas.
Je me fais encore un peu charrier, et je me dépêche d'ouvrir mon papier et de lire. Le jeu se poursuit avec les anecdotes de chacun, mais le sentiment de malaise ne me quitte pas. Heureusement, une fois la partie finie, les Adlers commencent à s'en aller.
Je traîne un peu, et je me retrouve bientôt seul avec les Romero. J'ai l'impression que l'atmosphère a un peu changé, à présent que les autres sont partis ; il n'y a plus de secrets à dissimuler, on sait tous bien notre rôle dans cet autre jeu qu'on mène en secret, la femme, le mari et l'amant. Mais ça reste compliqué d'évoquer clairement la situation, et je me dis que je devrais juste dire bonne nuit... Jusqu'à ce que Flavia demande le plus naturellement du monde :
-Tu raccompagnes Tobio, ce soir, mon amour ?
-S'il est d'accord, et si ça ne te dérange pas, répond simplement Nicolas.
C'est la dernière nuit qu'on pourra passer ensemble avant qu'il rentre au Brésil. La perspective de passer deux semaines sans le voir du tout m'angoisse un peu, à vrai dire, j'ai tellement l'habitude de le voir chaque jour, sur le terrain et en dehors... Alors pas d'hésitation, et je réponds spontanément :
-Je suis d'accord.
Je regarde Flavia passer ses bras autour du cou de Nicolas pour l'inciter à se pencher vers elle. Elle est plutôt grande, et n'a pas de mal à poser son front contre le sien pour lui murmurer quelque chose en portugais. Je trouve la scène bizarrement intime, et j'ai la sensation que je devrais détourner les yeux. Je sais qu'ils sont mariés, mais je sais aussi que c'est un arrangement entre eux, et je ne m'attendais pas à les voir se comporter comme ça alors qu'ils n'ont plus besoin de faire semblant.
-C'est tout bon, déclare Nicolas lorsqu'il revient finalement vers moi. On y va ?
Je hoche la tête, et Flavia nous accompagne jusqu'à la porte :
-Merci pour l'accueil, au revoir, dis-je poliment.
-C'était avec plaisir, Tobio, répond-elle. Reviens quand tu veux.
Nico l'embrasse sur la joue, lui dit encore quelque chose, puis m'emboîte le pas, et on se retrouve tous les deux dehors à minuit passé -heureusement, nos apparts ne sont qu'à cinq minutes l'un de l'autre. Pendant quelques instants, on marche en silence, côte à côte à travers les rues désertes. Je me pèle malgré mon manteau et mon écharpe (oui, cette écharpe) ; j'ai pas pris mes gants, et je suis sur le point de fourrer ma main dans ma poche quand ses doigts la saisissent. Sa main a beau être froide, quelque chose de brûlant éclate dans ma poitrine. On se tient la main dans la rue. Comme si on était en couple.
-J'en ai appris des choses sur toi aujourd'hui, me taquine-t-il.
Une bouffée de honte me remonte à la tête en repensant à mon anecdote -la honte de m'être affiché ; j'ai pas honte d'être sorti avec Tooru, honnêtement j'en suis même plutôt fier. Et d'ailleurs, ça fait un moment que j'ai envie d'en parler à Nicolas, comme pour lui partager encore un peu plus de moi, pour aller encore plus loin que le don de mon corps et de mon temps, de lui accorder ma confiance -et je pose la question qui me taraude depuis quelques semaines :
-Oui, je suis sorti avec Oikawa Tooru au lycée. Tu... Tu le connais ?
Un sourire joueur étire ses lèvres :
-Oh, je vois bien qui c'est. On s'est déjà croisés une ou deux fois... Il m'a fait zipper pendant un match, ça reste assez mémorable.
Parler d'Oikawa me met toujours sous adrénaline, mais parler d'Oikawa avec Nicolas Romero, c'est une expérience assez hors du commun pour moi. Un nuage de vapeur s'échappe d'entre mes lèvres quand je réponds :
-C'est vrai que son service est super fort. Je m'en suis inspiré... Enfin, il ne me l'a jamais appris, mais je l'ai beaucoup regardé.
-Vous êtes restés ensemble longtemps ?
-Neuf mois.
Pendant longtemps les neuf plus beaux mois de ma vie. La nostalgie me rattrape, celle de tous les sentiments positifs qui découlaient de cette relation -l'amour, l'euphorie, la confiance, la tendresse, la fierté... et puis tout s'était brisé en quelques minutes à peine. Tobio, je suis désolé, je pars à l'autre bout du monde. Malgré le temps écoulé, me rappeler de ce soir-là me fait toujours mal au cœur.
-On a rompu parce qu'il est parti en Argentine pour sa carrière. Il a eu une opportunité là-bas.
-Je crois en avoir entendu parler.
-On s'est revus depuis. Peut-être qu'un jour, on se remettra ensemble.
Les doigts de Nicolas serrent les miens. On est arrivés devant l'entrée de mon immeuble, mais il me retient avant que je pousse la porte et on se fait face. J'ai l'impression qu'il veut terminer la conversation avant d'entrer, et je lui trouve un air inhabituellement sérieux :
-Si tu penses qu'il te rendra heureux, Tobio...
Une seconde passe. Puis un sourire fend enfin son visage :
-... Alors suis ton cœur, je n'ai pas de meilleur conseil.
On entre chez moi, mais je ne me sens pas fatigué ; je suis toujours un peu troublé de la scène avec Flavia, et je relance la conversation :
-Moi non plus, tu sais, j'ai l'impression de ne pas beaucoup te connaître.
Je connais son corps, je connais son jeu. Je connais quelques éléments de sa vie privée que j'ai appris par les interviews qu'il a données ou de petites choses qu'il m'a dites. Mais j'ai l'impression d'ignorer plein de choses à son sujet, sur sa vie, sur ses sentiments, sur ses pensées, sur la manière dont il voit le monde, dont il me voit, moi. C'est un peu comme une intuition, mais j'ai l'impression qu'il est beaucoup plus complexe qu'il ne veut le laisser penser ; qu'il y a des choses derrière sa bonne humeur perpétuelle et son charme flamboyant, qu'il ne peut pas se résumer à ça.
-C'est vrai ? dit-il après une seconde d'hésitation. Eh bien, on n'a qu'à refaire un jeu, rien que tous les deux cette fois.
Rien que tous les deux. J'aime quand il parle comme ça, quand il me fait sentir que j'ai une place privilégiée dans sa vie. On s'installe face à face dans le canapé, chacun contre un accoudoir, les jambes entremêlées ; chacun avec une feuille et un stylo, et j'ai pris de vieux mangas que m'avait filés Hinata en guise de support.
-Chacun pose une question. Le but, c'est de deviner la réponse de l'autre.
Bon, ça a l'air simple, même si je suis sûr que je vais me ridiculiser avec mes présuppositions ; alors je commence avec quelque chose que je sais sur lui :
-Ta couleur préférée.
On écrit au fur et à mesure, les énoncés et les réponses, je griffonne : Couleur préférée : blanc. Il renchérit :
-Ton animal totem.
-Ton plat préféré.
On continue un certain temps, et puis il propose :
-La première lettre de ton premier amour.
-Ton pire date.
-L'âge de ton premier baiser.
Je réplique :
-L'âge de ta première fois.
-Okay, on arrête là.
On échange nos feuilles, je suis curieux de voir ce qu'il croit savoir de moi ; et je commente ses réponses au fur et à mesure :
-Ma couleur préférée, c'est le bleu, pas le noir.
Le bleu de Kitaichi, d'Aoba, de San Juan, le bleu de cette écharpe, le bleu des océans entre nous, le bleu qui me ramène toujours à Oikawa.
-Et mon plat préféré, c'est un curry avec un œuf mollet par-dessus... Parce que l'œuf apporte un peu de protéines en plus. C'est une petite astuce que mon grand-père m'avait apprise. Et puis...
Je corrige en inscrivant la véritable réponse à côté de sa proposition. Pas difficile pour lui de trouver mon premier amour, comme l'indique la lettre T, on en a parlé juste avant... Il a aussi proposé Oikawa pour le pire date, mais sûrement parce qu'il ne sait pas qui j'ai eu d'autre, et je le régale en racontant la fois où Atsumu a passé son temps à déprimer parce qu'il s'était ridiculisé le jour d'avant dans un événement de fan, et que ça l'avait poursuivi jusqu'au lit. On avait fini chez Osamu qui avait rouvert exprès pour nous et il avait passé son temps à geindre, la tête sur le comptoir et la bouche pleine de riz.
Il reste deux réponses, celles des premières, et il a mis la même chose : 15 ans.
-J'ai eu mon premier baiser à quinze ans, c'est vrai... Mais j'ai voulu attendre avant d'avoir ma première fois.
-Comment ça ? interroge Romero d'un air intrigué.
-Bah, c'est normal, quinze ans, c'est jeune. Dans ma tête, je m'étais dit que seize c'était mieux, alors j'ai attendu jusque-là.
-Et Tooru a attendu aussi ?
-Bah, oui. Mais c'était pas si longtemps après. On l'a fait le jour même de mon anniversaire.
Je rougis un peu. Je me souviens de cette soirée, de cette nuit, cette première nuit... C'était il y a presque six ans maintenant, mais les souvenirs sont encore vivaces. Je me secoue :
-Bon, à toi.
-Oui, alors. Ça je te l'avais dit...
Il poursuit dans notre petite liste, corrige lui aussi, et je me dis que je pourrai apprendre la feuille par cœur une fois que je l'aurai récupérée pour tout savoir de lui, même si ce sont des détails.
-Pourquoi un B ? demande-t-il en arrivant au premier amour.
Je me sens de nouveau gêné de devoir exprimer mes réflexions profondes sur sa vie privée :
-Bah, euh, je me suis dit que t'étais proche de Bruno-san, et puis j'avais pas d'autre idée, alors...
Il éclate de rire :
-On est proches, c'est vrai, mais pas dans ce sens-là, désolé de te décevoir. Et... Joffe en pire date ? Allez, j'accepte, il était vraiment lourd.
-Et du coup, c'est quoi la réponse d'avant ?
-C'est en J. Mais évidemment, ce n'est pas ce cher Alexandre.
Je n'ai pas le temps de parcourir les joueurs que je connais dont le nom commence par J qu'il arrive aux questions finales :
-Je vais sûrement te choquer un peu avec mes premières fois.
-Pourquoi ?
-J'étais beaucoup plus jeune que toi quand j'ai découvert tout ça.
Je hausse les épaules :
-Je m'en fous, je vais pas te juger.
-Merci, dit-il à voix basse. Je sais que mes secrets sont en sécurité avec toi. En fait, pour les deux, j'avais douze ans.
Le plaisir du compliment s'efface derrière l'information. Douze ans... Et moi qui me disais que quinze, c'était trop jeune. Mais c'est peut-être parce qu'Oikawa était plus âgé que moi. Je suppose que ça passe mieux, si c'est deux jeunes ados du même âge, peut-être de la même classe, qui décident d'expérimenter ensemble. Je n'en demande pas plus, j'ai pas l'impression qu'il ait envie d'en parler, mais ça me paraît l'option la plus probable. Je l'entends qui barre le chiffre que j'avais proposé (autour de 15 ans, comme moi) pour le remplacer par le vrai.
Le jeu est terminé. Je prends les feuilles et je les glisse à l'intérieur d'un des mangas que je pose sur la table basse. Pendant une minute, les mains vides, en silence, on se regarde, tout passe par les yeux. J'ai toujours pas réagi à ce qu'il a dit. J'ai l'impression qu'il y a une lueur particulière dans les siens. Il ne doit pas être du genre à beaucoup se livrer, mais il m'accorde cette confiance tout comme je lui accorde la mienne. Je suis prêt à recevoir tout ce qu'il veut me dire, à accueillir tous ses secrets. Je serais incapable de le juger, incapable de le condamner, incapable de lui en vouloir. J'ai envie de lui montrer que je suis à ses côtés, quoiqu'il arrive :
-Je me fiche de ta première fois. Tant que c'est moi qui ai la prochaine.
Ça sonne peut-être un peu romantique, dit comme ça. Et peut-être qu'il y a quelque chose d'un peu romantique dans ma poitrine qui s'enflamme devant le sourire qui fleurit sur ses lèvres. Peut-être bien qu'il y a quelque chose d'un peu romantique lorsque je prends son visage en coupe pour l'embrasser sur la bouche ; lorsque je murmure son prénom pendant que mon corps hurle de plaisir. Peut-être, c'est vrai, qu'il y a quelque chose d'un peu romantique tandis que je veille tard dans la nuit, traçant du bout des doigts des arabesques sur sa peau chaude et endormie. Et peut-être, juste peut-être qu'il y a quelque chose de romantique lorsque je le regarde partir le lendemain matin, et que j'ai l'impression qu'un petit bout de mon cœur est parti avec lui.
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