IV. 2. Tobio
Je crois que je vais hurler.
Il est onze heures, Nicolas Romero vient de quitter mon appart. Il m'a serré dans ses bras en guise d'au-revoir, enfin, d'à-tout à l'heure puisqu'on se revoit dans trois heures au volley. Mon cœur va exploser. Non, sérieux. Je peux pas garder autant d'euphorie à l'intérieur. Je me tape Nicolas Romero, putain, Nicolas Romero a envie de moi. Sa réputation de légende, son corps de rêve et son sourire de star. Tout ça à moi, à moi, Kageyama Tobio.
C'est déjà la deuxième fois qu'on couche ensemble. Je ne sais pas combien de temps ça va durer, je me pose pas de questions, je suis mon instinct et là, mon instinct me dit de foncer et de profiter à fond de ma chance. Je réalise mon plus grand fantasme et je ne veux pas me freiner. Alors il y a Oikawa, oui, mais Oikawa est en Argentine et on n'a pas couché ensemble depuis mes seize ans. On aurait sûrement pu remettre ça depuis, surtout ces derniers mois ; mais je préfère le garder du côté sentimental et dissocier ça clairement du sexuel. Et puis, il y a Atsumu, mais j'ai aucun engagement envers lui, même si on a notre routine bien établie.
Romero, c'est ni Oikawa, ni Atsumu. Oikawa, c'était le partage des premières fois, la découverte dans la douceur et la tendresse ; et Atsumu, ce sont les expériences, et la jouissance de toutes les manières possibles, mais ça reste assez mécanique. Le cœur pour le premier, le corps pour le second. Romero, c'est plus que ça. C'est la passion, l'ivresse et l'extase. Et c'est incroyable.
Je vais pas mentir, ces derniers jours, il a occupé tout l'espace de mes pensées. Quand j'ai reçu son message hier soir, j'étais justement en train de me rappeler la nuit qu'on avait passée ensemble. Et quand il est arrivé... Romero chez moi, dans mon petit appart, Romero dans mon canapé ? En train de me prier de l'appeler par son prénom ? J'ai cru que j'allais en crever. Vraiment, je crois que cet homme va me faire crever.
Mon téléphone se met à sonner, et j'espère que c'est lui -et je me sens presque coupable d'avoir pensé ça quand je lis le nom d'Oikawa. Il m'appelle de temps en temps, quand j'ai pas donné de nouvelles depuis un moment.
-Allô ?
La voix de mon premier amour s'élève depuis l'autre bout du monde :
-Tobio-chan, tu es bien vivant ?
Plus vivant que jamais, je crois, mais bon, je vais pas commencer à raconter mes ébats à Oikawa-san ou il serait capable de prendre le premier avion pour venir en personne m'adresser des plaintes outrées et des torrents de fausses larmes. Comme si j'allais me mettre une ceinture de chasteté en l'attendant. J'ai une libido, moi ; et il avait qu'à rester ici s'il voulait en profiter.
-Ouais, et toi ?
-Finis-en avec les banalités, sale gosse que tu es toujours. Tu m'avais promis des photos du festival et j'ai rien reçu du tout.
Ah ouais, les feux d'artifices. Ils sont loin, ceux-là.
-J'ai pas pensé à prendre de photo, désolé.
-Tu les as vus ?
-Oui, euh...
Oui, c'est pas un mensonge, enfin, ils étaient surtout dans ma tête mais je les ai vaguement aperçus -les explosions qui rythmaient les battements de mon cœur et les couleurs qui peignaient les murs de la chambre, qui faisaient luire la peau de Nicolas Romero et rehaussaient son sourire, qui brillaient dans ses yeux pendant que je le prenais tout entier, qu'on s'embrassait comme des fous et qu'on baisait comme des dieux, et...
-Euh quoi ? s'impatiente Oikawa.
-C'était... C'était magnifique.
-T'étais tellement fasciné par le spectacle que t'as pas eu l'idée de prendre ton téléphone et filmer pour ton vieux senpai ? Je te pensais pas si poétique, Tobio-chan. Non que ça me déplaise...
Je l'écoute raconter sa vie quelques minutes -son entraînement, ses sorties avec ses coéquipiers, les nouvelles de Takeru qui a fait sa rentrée à Karasuno, tout ça- et puis il finit par demander :
-Et au fait. Je voulais te demander... Tu as rencontré Nicolas Romero ? Il a dû arriver dans votre équipe, non ?
Oui, je l'ai rencontré, oh, de fort près mais je pense qu'Oikawa n'a pas besoin d'en savoir les détails croustillants. Bref, c'est le moment de faire l'idiot. Heureusement, comme dirait Hinata, j'ai quelques prédispositions.
-Ouais, depuis samedi. Il est cool, il joue trop bien. Comme à la télé.
-Ah ouais ? Cool. Je, euh...
Oikawa qui hésite ? Curieux mais je vais pas le louper. Comme lui tout à l'heure, je répète pour le taquiner :
-Euh quoi ?
-Tobio-chan ! geint-il. Je disais juste que je suis content pour toi. Ça te changera d'Ushiwaka.
-Ushijima-san est cool aussi, tu sais.
-Non, arrête de mentir.
Je l'écoute rire doucement tout seul en souriant pour moi-même.
-Je te laisse, Tobio. Il est presque minuit ici et José a décidé de nous faire courir autour du lac d'Ullum demain matin.
-D'accord. Bonne nuit, Tooru-san. Et bon courage pour demain.
-Bonne journée, Tobio-chan. J'ai hâte de te revoir.
-Ouais, moi aussi.
Il raccroche. Tooru... Je n'arrive pas à lui rester insensible, d'autant plus qu'il semble décidé à me séduire à nouveau. Mais il va lui falloir de solides garanties pour qu'on se remette en couple. Et puis, maintenant qu'il y a Romero dans la balance... Enfin, on verra comment ça évolue, ça me fatigue d'anticiper le futur alors que je peux juste profiter de l'instant présent.
L'entraînement se passe bien. Je rêvasse un peu en matant Nicolas. Il joue tellement bien, c'est tellement beau, c'est presque de l'art. La tension dans ses cuisses quand il réceptionne, l'arc que décrivent ses bras lorsqu'il prend ses pas d'appel... et dire ce gars est mon amant, je m'en remets p- ! J'ai failli me prendre une balle dans la gueule.
-Garde les yeux sur le ballon, Kageyama ! me crie Hoshiumi.
Oups. Va falloir que je sois plus discret. J'ai bien compris que notre relation allait devoir rester cachée, et honnêtement, je trouve ça super excitant. Mais faut pas que je le prenne à la légère. Un faux pas et c'est toute sa vie qui est foutue en l'air, j'en suis bien conscient. Et je me sens reconnaissant qu'il m'accorde autant sa confiance...
Pendant la soirée, j'attends. J'attends qu'il m'envoie un message. Je l'espère, et je guette mon téléphone du coin de l'œil, comme s'il allait soudain s'allumer. J'ai envie d'aller chez lui, ou qu'il revienne chez moi. C'est pas assez de l'avoir vu ce matin et cet aprem, je le veux ce soir aussi. Je suis accro, mais je m'en fais pas trop, je crois que c'est normal. Mais lui ? Je suis quoi pour lui ? Je sais pas s'il a vraiment envie de me voir aussi souvent. Tant pis. Je prends mon courage à deux mains, et j'écris :
Moi [17.10.2018 18:22] : Tu veux dormir chez moi ce soir ?
Voilà, j'ai l'air con. On a entraînement demain matin tôt, ça va le faire lever à six heures. Il va sûrement ricaner en lisant mon message et se dire que je suis bien présomptueux.
Nicolas Romero [17.10.2018 18:24] : J'ai des trucs à faire ce soir
Bon, je m'en doutais, mais je suis déçu quand même.
Nicolas Romero [17.10.2018 18:25] : Alors c'est bon si j'arrive après 21h ?
De nouveau cette sensation. Ça fait des années que je l'ai pas connue -cet espèce de bouillonnement intérieur, comme si j'avais trop de bonheur d'un coup et que mon corps le supportait pas. Les minutes passent lentement. Je range mon appart, je change mes draps, je passe trente minutes sous la douche. Je veux tout faire pour accueillir Nicolas Romero comme il se doit.
J'ai envie de sautiller pour aller ouvrir quand il toque à ma porte, mais je me retiens, bon sang, j'ai plus quinze ans. Et je crois que le moi de quinze ans aurait fait un arrêt cardiaque en trouvant Nicolas Romero sur le seuil, d'ailleurs. Je le fais entrer, on s'embrasse contre la porte dès que je l'ai refermée, retrouvant les mêmes automatismes que les fois précédentes, jeux de langues dans lesquels je me jette comme si ma vie en dépendait.
Faire l'amour avec lui, c'est comme jouir en permanence sur des fréquences différentes. Je jouis de son corps si bien sculpté que je n'ai pas assez de toucher avec les mains et la bouche. Je jouis de sa voix chaude qui me susurre dans l'oreille. Et puis je finis par atteindre les sommets, et je jouis de ses doigts, de son index et son majeur aux mouvements experts dans mes intérieurs qu'il a préalablement trempés de sa propre salive. L'orgasme me fait vibrer tout entier.
Je veux grimper sur lui et continuer, mais il pose une main sur mon torse pour m'arrêter et dit doucement :
-T'es crevé. On devrait dormir.
Je vais pas mentir, mes jambes tremblent encore. Mais j'ai pas envie d'avoir l'air ingrat et de le laisser en plan. Il anticipe ce que je vais dire et sourit avec gentillesse :
-Demain, si tu veux.
Je hoche la tête. Demain. Ça veut dire qu'on va passer trois nuits d'affilée ensemble. Je me sens tellement privilégié... Et en même temps je me dis que ça me fera drôle de dormir tout seul après, que ce rythme ne sera pas tenable quand sa famille sera ici. Encore une fois, je refuse de penser au futur. Le présent est si doux, autant s'y attarder.
On se rince rapidement, on retourne au lit, et il est à peine 22h30. Je le regarde régler son réveil pour demain, je me dis qu'il est tôt, qu'il aurait eu le temps de rentrer chez lui, et je commente sans réfléchir :
-T'aimes pas dormir seul, si ?
Il se retourne vers moi d'un air intrigué, puis s'approche pour me taquiner :
-Non, en effet. Je te trouve bien observateur.
Ouh, il est près, d'habitude on couche ensemble dans le noir ou presque, mais là, avec la lampe allumée, je peux bien voir son visage, ses yeux verts, et j'ai un petit coup de chaleur en réalisant que oui, Nicolas Romero est bien dans mon lit :
-C'est le job du passeur d'observer ses attaquants.
-C'est vrai. Et qu'est-ce que tu as observé d'autre ?
Dis un truc, Tobio, tout mais pas ton cul même si c'est la vérité :
-Euh, tes réceps. Elles sont parfaites.
Nicolas éclate de rire et m'ébouriffe les cheveux :
-Pas mal, Tobio, dit-il. Tu m'impressionnes, je ne peux rien te cacher. C'est vrai, quand j'ai commencé ma formation de volley, j'étais libéro. C'est après ma poussée de croissance que le coach s'est dit que je ferais peut-être l'affaire à l'attaque.
-T'as commencé à quel âge ?
-J'ai commencé en club à sept ans, mais c'était pour le loisir. J'ai rejoint le centre de formation à douze ans. Et toi ?
On a progressivement glissé pour s'allonger l'un en face de l'autre, et il me regarde, les paupières à moitié fermées, la tête appuyée sur sa main. Je parle pas souvent de mon passé, mais je peux bien faire une exception pour Nicolas Romero.
-Mon grand-père était coach, il m'a appris à jouer. J'ai grandi avec un ballon dans les mains. J'ai commencé officiellement à sept ans aussi, ensuite j'ai intégré un bon collège de volley, Kitaichi, et puis...
Les souvenirs m'envahissent, leur lot de nostalgie aussi, de ces trois années passées au lycée avec Hinata, avec les aînés, puis avec les cadets, du gymnase devenu si familier, des entraînements, des rires et des larmes entre ses quatre murs :
-Et puis un lycée qui avait été bon, mais qui ne l'était plus. Karasuno. Karasu, ça veut dire le corbeau. On nous appelait les corbeaux sans ailes, mais dès ma première année, on s'est qualifiés pour les Nationales.
-Les corbeaux ! s'enchante Nicolas. Ça te va bien. Um passarinho.
-Passa...ri-ni-uh ?
-Un petit oiseau.
Je rougis, et il pouffe :
-Nous, je crois qu'on était quelque chose de bien cliché, genre des panthères.
-C'est trop classe, les panthères ! Et... ça te va bien aussi.
J'ai pas fini de rougir après avoir dit ça. Mais c'est vrai qu'il a quelque chose de félin, avec ses yeux verts et ses cheveux sombres, avec son corps à la fois fort et souple... l'air tranquille, mais toujours sur ses gardes. Et justement, sans crier gare, il se hisse au-dessus de moi et pose ses bras de chaque côté de ma tête. Je frémis.
-Tu me trouves dangereux ? murmure-t-il.
Peut-être. Mais c'est un danger que j'ai bien envie d'explorer. Et puis, cette voix qu'il prend là, un peu rauque et si chaude... Je crois que je recommence à bander. Putain, ma libido est complètement hors de contrôle avec lui.
-Je... Je sais pas, murmuré-je en retour.
Il sourit, se penche sur moi, pose son front contre le mien et effleure mon nez avant de dire tout bas :
-T'inquiète pas, Tobio. Les panthères, c'est juste de gros chats. Si tu les caresses, elles se mettent à ronronner.
-C'est vrai ?
-Essaie pour voir.
Il ne se passe rien de spécial, on est juste au lit ensemble à discuter et se taquiner, et pourtant mon cœur cogne contre mes côtes comme s'il voulait les casser. Je lève une main, je la glisse entre ses mèches de cheveux rebelles, et je les caresse lentement, repoussant ses ondulations brunes et soyeuses en arrière. Il ferme les yeux et savoure quelques instants, laissant échapper une note basse et prolongée d'appréciation. Puis il m'embrasse. Lentement. Tendrement. Un baiser comme on n'a pas encore eu jusqu'ici, un baiser qui sort du cadre du sexe, un vrai baiser, doux et mesuré. Mon cœur ne s'est pas calmé.
-Bonne nuit, Tobio, murmure-t-il.
J'inspire, et j'ai l'impression que mes poumons se remplissent d'air pour la première fois depuis plusieurs minutes.
-Bonne nuit, Nicolas.
Son prénom roule si délicieusement sur ma langue. J'éteins la lampe et on se couche l'un contre l'autre. Je ne sais pas si Romero est un homme dangereux, mais je sais que le jeu auquel je me prête avec lui l'est. Je suis son plan cul, je suis sa distraction parce qu'il se sent seul ici en attendant sa famille, c'est tout ce que je suis, je le sais -et pourtant, pourtant chaque mot gentil, chaque geste tendre laisse sur moi une empreinte si forte. Je vais m'attacher -non, trop tard, je le suis déjà.
J'essaie de rationnaliser. Je me dis que c'est passager, que c'est ma lubie du moment, c'est le champion légendaire qui m'accorde de l'attention, c'est normal que j'y pense. Dans quelques semaines, je l'aurai désacralisé et ça ira mieux. Il ne faut pas que ma vie s'arrête autour de Nicolas Romero, parce que la sienne ne va pas s'arrêter autour de moi. Si je fais ça, je vais souffrir. Peut-être que je devrais espacer nos soirées...
J'essaie -je ne réussis pas. Peut-être -et finalement non. Je ne peux pas résister. Je le revois le lendemain. Puis le vendredi soir.
Quand il quitte mon appartement samedi matin, il me demande :
-Tu es libre ce soir ?
J'aimerais répondre oui. Mais...
-Non. Je vais chez un pote à Osaka. Je rentre lundi matin pour l'entraînement de l'après-midi.
-Oh, d'accord.
Il me serre dans ses bras. J'aimerais que ça dure encore et encore, mais il s'écarte finalement, enfile une bretelle de son sac à dos et m'adresse un sourire avant de partir :
-Bon week-end, Tobio.
Je sors une heure après lui pour aller prendre mon train. D'habitude, je ne reste jamais deux nuits d'affilée chez Atsumu, on a une routine bien huilée qui dure depuis deux ans : j'arrive le samedi après-midi, on mange ensemble le soir chez Osamu, parfois avec Hinata et Bokuto, puis on dort ensemble et je repars le dimanche matin. Mais là, les circonstances sont un peu différentes.
En fait, le soir où Nicolas est venu à l'appartement la première fois, j'avais eu Atsumu au téléphone toute la soirée. Il est déprimé parce qu'il s'est fait cambrioler pendant qu'il était à l'entraînement. Son ordi, l'argent qu'il avait en liquide et quelques bibelots avec un peu de valeur : tout ça a disparu, sans compter que les voleurs ont complètement retourné son appart en cherchant. Bref, il a dû déposer une plainte, tout ranger, et se résoudre à avoir perdu une partie de ses objets. Il essayait d'en rire au téléphone, mais je le connais, et je me suis dit que ça lui ferait pas de mal d'avoir un peu de compagnie. En plus, on est en semaine B, et l'entraînement a lieu le lundi après-midi, j'aurai le temps de rentrer tranquillement à Tokyo.
-Salut, Tobio-kun, m'accueille-t-il sur le quai, comme d'habitude.
On va chez lui. Je le trouve un peu morose par rapport à d'habitude, mais bon, ça se comprend. On traverse les rues animées d'Osaka, puis on arrive près de chez lui, dans une petite rue moins passante ; on monte au premier, et j'entends des éclats de voix.
-Pff, encore les voisins qui s'engueulent, soupire Atsumu. Et pas foutus de capter quand c'est dans mon appart qu'il y a du bruit. Sérieux, je crois que je vais déménager. J'en ai marre d'être ici.
On entre. Il a tout remis en place, mais comme je sais que des inconnus sont entrés ici, j'éprouve quand même un léger malaise. Je sais pas comment je réagirais, à sa place ; et je sais pas s'il a envie d'en parler, donc je ne dis rien.
-Je me suis racheté un ordi, regarde, dit Atsumu en me montrant sa nouvelle acquisition. On pourra continuer à regarder nos séries.
Je hoche la tête. Je m'apprête à m'asseoir dans le canapé, mais il me prend le bras et m'entraîne dans la chambre :
-Je vais te montrer un truc...
Je le regarde ouvrir une armoire et en sortir une boîte à chaussure. De nouvelles pompes de volley ? Il a peut-être trouvé un sponsor ?
-Si jamais ces connards veulent revenir, je vais les accueillir comme il faut...
Il ouvre la boîte. A l'intérieur, un revolver. Mes yeux s'écarquillent.
-Atsumu-san, c'est interdit.
-J'ai l'air d'avoir quelque chose à en faire ? réplique-t-il.
Son ton était froid, et lui-même s'en rend compte, sûrement, puisqu'il range l'arme et m'adresse un petit sourire de biais :
-Tu vas pas aller me dénoncer, quand même ?
-Non, bien sûr que non.
-Désolé d'aller à l'encontre de tes principes, modèle de vertu. C'est juste que j'ai envie de me sentir en sécurité.
-Tu sais t'en servir, au moins ?
-Un peu. Pourquoi, tu veux que je t'apprenne à tirer ?
Je le pousse légèrement en secouant la tête, puis on revient dans le salon. On a toujours la même routine, toujours les mêmes automatismes. On se sert à boire, on continue la série qu'on a commencée. Puis on va faire de petites courses, et on sort enfin retrouver Hinata et Bokuto au restaurant que tient Osamu. Pendant tout ce temps, la pensée du revolver a continué à me tracasser. J'aime pas trop savoir qu'il y a ça à côté du lit où je vais dormir.
-YAMAYAMA ! crie Bokuto dès qu'il nous aperçoit.
-KAGEYAMAAA ! hurle à son tour Hinata en bondissant vers nous.
Je les ai vus le mois dernier, mais bon, ça fait toujours plaisir. Même si pour mes tympans, une fois par mois c'est suffisant. J'avais pas remarqué, mais Sakusa est là aussi et me salue d'un sobre signe de tête ; bizarre, je croyais qu'il était pas du genre à sortir.
Je comprends mieux pourquoi ils sont si enthousiastes une fois assis ensemble et Osamu en cuisine, quand Hinata claque ses deux paumes sur la table et lance :
-Alors ? Ça fait quoi de jouer avec Romero ?
Je me sens fier. Doublement fier, même. Ils me rappellent combien j'ai de la chance d'être le passeur d'une superstar mondiale, et combien cette chance est décuplée par le fait d'être secrètement son amant. J'ai pas envie de faire une gaffe, alors je fais mine de ne pas vouloir répondre :
-Incroyable. Mais si vous pensez que je vais vous dire ce qu'on prépare, vous verrez ça quand on s'affrontera le mois prochain.
-Il a l'air trop sympa ! s'exclame Bokuto.
J'essaie de ne pas penser à tout ce que je pourrais ajouter, comme et super humble, et merveilleusement talentueux, et terriblement sexy, et je me contente de dire :
-Ouais, il est super cool.
-J'ai vu l'interview qu'il a donnée hier, déclare Osamu en nous amenant un plateau d'onigris. Il dit qu'il est bien installé, que le Japon lui plaît et qu'il apprend la langue. Peut-être qu'il viendra chez les MBSY, un jour.
-J'aimerais trop ! soupire Bokuto. On deviendrait potes, il me présenterait Flavia, qui me présenterait une de ses amies stars, et...
Sakusa lève les yeux au ciel. De mon côté, je suis sur mon petit nuage. Ça me fait plaisir de parler de Nicolas. En fait, juste penser à lui me rend heureux. Et bizarrement, cette euphorie se dissipe pile au moment où Hinata lance :
-Et avec Oikawa, ça avance ?
J'avoue, je culpabilise de pas beaucoup penser à lui en ce moment. Pendant cinq ans, il a été mon grand et unique amour, et personne n'a été capable de me le sortir de la tête. Et maintenant, pile au moment où on a de nouveau des perspectives sérieuses ensemble, Nicolas Romero m'accorde son attention et pose ses affaires dans ma tête, dans mon cœur et dans mon ventre.
Franchement, je sais pas si c'est un mauvais timing ou un mauvais karma. Mais je ne renonce pas à Tooru pour autant. J'essaie de me convaincre que tout ça va ralentir quand Romero sera installé avec sa famille, qu'il deviendra un plan cul comme l'est Atsumu, que ce n'est que du temporaire, et que ces émotions qui me dépassent se tasseront une fois qu'il aura perdu cette aura de champion international.
Pour autant, j'ai pas envie de m'étaler au sujet d'Oikawa devant Bokuto et Sakusa, et je réponds brièvement :
-Ouais, on s'écrit et on s'appelle de temps en temps, j'attends les vacances pour qu'on ait une discussion sérieuse.
-Oulah, Tsum-Tsum, s'écrie Bokuto, profite de tes dernières semaines ! Parce qu'après, quand le Gros Baron...
-C'est le Grand Roi, lui souffle Hinata.
-Oui, pardon, quand le Grand Roi va revenir...
-Je sais bien, plaisante Miya. On ne risque plus de revoir notre deuxième passeur préféré par ici. C'est une bonne raison pour nous inviter ce soir, tu crois pas, Tobio-kun ?
Je cède, je paye. L'idée de reprendre une relation avec Oikawa et de ne plus voir Miya me perturbe un peu. D'un côté, je ne suis pas sûr que Tooru et moi puissions former un couple stable dans l'immédiat. De l'autre, je sais bien qu'avec Atsumu ça ne durera pas éternellement non plus.
Atsumu, d'ailleurs ; il était enjoué dans le restaurant avec ses coéquipiers, mais il s'est assombri sur le chemin du retour et il semble de nouveau déprimé quand on rentre chez lui. Habituellement, on file dans la chambre et on baise. Là, il s'assied au bord du lit, et je ne sais pas quoi faire à part m'asseoir à côté de lui.
-Dis, Tobio-kun, dit-il lentement, qu'est-ce que je suis pour toi ?
Ça sent la question piège. Je regarde le bout de mes baskets un instant, cherchant la réponse qu'il attend. Un rival, un coéquipier, une inspiration. Un confident, un ami. Un sexfriend. Qu'est-ce qu'il veut entendre ? Dans tous les cas, Miya Atsumu est plein de choses pour moi.
-Quelqu'un qui compte, dis-je lentement.
-Mais quand l'autre Argentin reviendra, on arrêtera de se voir.
-Je... Je sais pas.
Il pince les lèvres et hoche lentement la tête, les mains jointes, coincées entre ses cuisses, fixant le sol. Finalement, il relève sur moi ses grands yeux sombres :
-J'ai peut-être mal formulé ma question. En fait, j'aurais dû demander : qu'est-ce que tu ressens pour moi, Tobio-kun ? Et tu m'aurais répondu : de l'admiration, Atsumu-san, parce qu'évidemment tu m'admires, je suis un excellent passeur, et aussi du désir, puisqu'il me semble bien qu'on couche ensemble depuis plus de deux ans maintenant et que ça se passe toujours très bien. Et puis, si t'étais d'humeur bavarde, t'aurais dit : de la confiance parce que je me souviens... ouais, je me souviens encore de ce jour où je t'ai trouvé à chialer dans les toilettes au camp des Youths parce que ton ex t'avait souhaité ton anniversaire. On avait parlé toute la soirée... Et maintenant, tu vas te remettre avec lui...
J'ai la gorge nouée, mais je veux protester :
-C'est pas sûr.
-Mais ce sera peut-être le cas, répond Atsumu en haussant les épaules. Et si jamais ça foire et que tu te retrouves dans le même état, bah...
-Tu me diras que c'est bien fait pour moi.
-Je te réconforterai encore une fois.
J'arrive plus à parler.
-Ouais, poursuit Miya en levant les yeux vers le plafond, je recommencerais à le traiter de connard en espérant que ça te console un peu. Comme si j'allais relancer la boucle, tu sais, réapprendre à te connaître, et passer tous ces moments avec toi à nouveau, jusqu'à revenir ici et te poser la même question. Comme si la réponse allait changer.
Il m'adresse un sourire triste. Ses yeux brillent.
-C'est con, hein ? De s'attacher à son plan cul... Et de savoir qu'on sera jamais plus que ça. Alors peut-être qu'on devrait en finir avec tout ça avant que les circonstances nous y forcent.
-Tu veux...
Rompre. Le mot s'inscrit dans mes pensées mais je n'arrive pas à le prononcer. Et pourtant j'en trouve pas d'autre.
-Disons que j'ai pas envie que t'aies un autre gars dans la tête quand on couche ensemble, marmonne Atsumu. Ça foutrait un coup à ma fierté. Je veux pas qu'on devienne une de ces vieilles relations toxiques, je veux pas qu'on en vienne à regretter ce qui s'est passé entre nous, qu'on le renie ou qu'on en ait honte, et qu'au final on finisse par s'en tenir rancune. Je tiens trop à toi pour risquer que ça arrive.
Il veut arrêter. Pendant une seconde, tout ce que ça implique comme renoncements traverse ma tête. On ne se verra plus hors du volley. Je n'irai plus l'accueillir à la gare de Tokyo, je ne le verrai plus m'attendre sur le quai à Osaka, on ne mangera plus ensemble chez Osamu, je ne dormirai plus dans son lit, il ne dormira plus dans le mien. Quelque chose fait mal dans ma poitrine. J'ai pas envie que ça s'arrête. Et en même temps, je sais qu'il le faut.
Est-ce que c'est ça que Tooru a ressenti quand il m'a quitté ? Non, je ne dois pas raisonner comme ça, Atsumu-san a raison, ce n'est pas juste de le comparer à mes autres relations. La nôtre a été tout aussi unique. Tout aussi essentielle pour moi à travers ces années de solitude et de doutes.
Je hoche la tête :
-D'accord. C'est vrai.
Il a beaucoup parlé, je me doute que ça l'a fatigué nerveusement. Je me sens mal de pas être capable de répondre de manière aussi développée. Alors je me décale un peu pour me rapprocher, et je le serre dans mes bras.
On s'est déjà enlacés, mais toujours au lit dans le feu de l'action, ou sur un terrain pour célébrer un beau point. Peut-être que c'est Romero qui commence à déteindre sur moi. Mais je n'ai pas d'autre idée pour lui transmettre ce que je ressens à cet instant. J'ai envie qu'il sache que je tiens à lui, moi aussi.
Je reste le week-end, comme prévu. On se cale dans le canapé pour finir la série qu'on avait commencée, on se balade un peu, on fait du volley dans un parc. On ne couche pas ensemble, je crois que ni lui ni moi n'en avons envie de toute façon. On dort côte à côte, mais le sommeil a du mal à venir. J'ai le cœur lourd, je me demande si je fais le bon choix. Je ne suis pas amoureux d'Atsumu, mais ça ne veut pas dire que je n'ai pas de sentiments pour lui. Je sais que toute cette partie de notre relation va disparaître, et qu'elle me manquera.
Il me raccompagne à la gare le lundi matin avant de partir à l'entraînement. Il est tôt, le train est à quai. Je m'arrête, on se fait face. Pendant tout le trajet, j'ai pensé à ce que je pourrais lui dire avant de partir.
-Atsumu-san, merci pour ces deux ans. Le temps qu'on a passé ensemble... C'était important, pour moi.
-Arrête, Tobio-kun, tu vas me faire pleurer, gémit-il.
Il fait mine de geindre, mais je vois bien que ses yeux sont humides pour de vrai.
-Je sais pas si tu te rappelles, dit-il lentement, du conseil que je t'ai donné il y a deux ans. C'était au before de la première soirée, aux Jeux Olympiques, chez les Italiens, on buvait du vin dans des éco-cups et Bokkun stalkait Anderson... C'est le soir où on l'a fait pour la première fois...
-Oui, je me rappelle.
-J'avais bien vu que tu passais ton temps à t'inquiéter de revoir l'autre Argentin là-bas, alors je t'avais dit d'appliquer ce que disait la bannière d'Inarizaki.
-Nous n'avons pas besoin de souvenirs.
Il sourit :
-Je vais la trahir un peu. Les souvenirs que je partage avec toi, j'ai envie de les garder.
Il m'attire dans une nouvelle étreinte, et je me laisse aller, je pose mes mains dans son dos et ma tête sur son épaule. Puis je dois partir. Je grimpe dans le train, je lui adresse un petit signe par la vitre. Il reste là, debout sur le quai, tandis que le train démarre et s'éloigne lentement. Je regarde sa silhouette rétrécir au loin jusqu'à devenir imperceptible. Je me laisse tomber sur un siège. Mes mains se glissent dans mes poches et mes doigts rencontrent un petit métal froid. J'ouvre ma paume. Merde, j'ai oublié de lui rendre son double. Pendant un moment, je reste comme ça, à regarder la petite clef argentée dans le creux de ma main.
C'est là que les larmes se mettent à couler.
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