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III. 6. Tooru


Bilan de San Juan pour la saison 2018 : vingt-quatre victoires, sept défaites. On gagne les phases finales, mais on est classés deuxièmes au tableau avec deux points de moins que Bolivar. On n'a pas réussi à se qualifier pour le tournoi sud-américain d'où on aurait pu accéder à la coupe du monde des clubs, donc la saison s'est terminée début avril. Aucun club japonais ne s'est qualifié, mais deux clubs italiens, dont la Civitanova Lube de Romero sont en lice. Résultats en novembre.

D'ici-là, ça va encore être un été bien chargé niveau volley. La première édition de la VNL, qui remplace la Ligue mondiale, s'ouvre fin mai et se termine en juillet. Fin août : rendez-vous en coupe Panaméricaine. Et après ça, en septembre, il y aura le championnat du monde. Pour l'instant, on se prépare pour la VNL et ses cinq semaines de poules, une par pays, de quoi être rincé pour les phases finales en France.

Volley, volley, volley. J'ai essayé de me tenir à cette ligne de conduite depuis juillet dernier. J'ai essayé, de toutes mes forces, d'ignorer l'horrible vérité qui me ronge, celle de savoir que j'ai obtenu ma place en Argentine non seulement par mon talent, mais aussi en donnant du plaisir à José, que je me suis prostitué pour ce poste de passeur. Je me suis créé une opportunité en échange de mes faveurs. Du talent, j'en ai, comme dit Blanco lui-même, mais personne ne l'a remarqué au Japon, et personne ne l'aurait remarqué ailleurs s'il n'avait pas été là pour me placer au-devant de la scène. J'aimerais dire que la fin justifie les moyens, mais ce que j'ai fait, ce que je possède, ce que je suis, tout ça me dégoûte maintenant.

José a tenu à mettre les choses au clair avant la rentrée de saison. J'ai accepté, parce que j'avais besoin d'une explication, j'avais besoin de quelque chose à quoi me raccrocher, à quoi agripper le peu d'estime de lui qu'il me restait, à sauver un petit morceau de mon cœur brisé après avoir vu que l'homme que j'admire le plus au monde n'est qu'un vieux pervers qui use de son influence pour détourner des adolescents. De quoi tenir une nouvelle saison à San Juan. Et il avait été ferme, ses doigts ne tremblaient pas autour de son verre de vin, tandis qu'il me regardait droit dans les yeux en promettant :

-Tooru, je n'ai jamais touché un mineur. Je l'ai rencontré quand il était au collège, c'est vrai, et je l'ai pris sous mon aile en voyant dans quel milieu il était à l'époque. Mais il n'y a rien eu avant sa majorité. Tu le sais, au fond de toi. Est-ce que ce n'est pas ce que je t'ai demandé, à toi aussi, avant qu'on le fasse, à Tokyo... ? J'aime les jeunes hommes, c'est vrai. Mais je ne suis pas un... Oh, Tooru, enfin.

C'était sûrement la solution de facilité, mais j'ai accepté cette version. D'accord. José Blanco n'est pas un pédophile, José Blanco est un homme respectable qui contribue à des organisations humanitaires au point d'aider personnellement des garçons pauvres à intégrer des centres de formation. Ça n'empêche rien au fait qu'il trompe sa femme, mais là encore, quand j'ai soulevé la question, il a répondu naturellement :

-Je l'aime, j'aime mes gosses, j'aime ma famille. On passe du temps ensemble pour garder un équilibre. A côté de ça, je mène ma sexualité comme je l'entends. De nombreux couples d'âge mûr font ça, tu sais. Elle en est consciente comme je suis conscient de ce qu'elle peut faire de son côté. C'est d'un commun accord, et on ne fait rien d'illégal.

Ma sexualité. Donc c'est bien tout ce que je suis pour lui, un plan cul. J'ai accusé le coup. Je me suis dit, plus jamais je ne le laisse arriver dans mon lit, c'est hors de question, je ne suis pas sa chose. Et pour m'empêcher de céder, pour vider mes hormones et rester concentré sur le sport, j'ai décidé de faire d'autres rencontres.

-Vas-y, essaie, c'est génial ! s'est enthousiasmé Leo quand j'ai parlé de m'inscrire sur une appli. Tu vas avoir plein de likes !

Et en effet, j'ai eu plein de likes. Je poussais même l'audace à regarder les profils avec l'équipe, devant José, sous leurs commentaires, pour bien lui montrer que désormais, ma sexualité m'appartenait, à moi aussi. Et puis j'ai rencontré une fille, on a passé la nuit ensemble. Le lendemain, nouveau date, un mec cette fois, rebelote. J'ai fait ça quelques semaines. Puis, quand la septième personne avec qui j'ai partagé ma nuit sans envisager de la revoir a quitté mon appart, je me suis effondré.

J'essaye d'avoir du contrôle sur ma vie, mais dans les faits, j'en ai aucun. Tout me file entre les doigts, je n'arrive pas à saisir quelque chose de concret. Je viens d'enchaîner les conquêtes comme un désespéré dans l'unique espoir de combler ma solitude et d'attirer l'attention de José. J'ai abandonné mon corps à des gens que je ne connais pas. J'ai dérapé avec José. J'ai dérapé avec Romero. J'ai dérapé avec tous ces gens. Je crois que c'est dans mon système. Moi aussi, à présent, je suis détraqué. Moi aussi, à présent, je suis une salope.

Romero, d'ailleurs. Je pense souvent à lui. Savoir qu'il a sûrement été manipulé, qu'il était trop jeune pour avoir du discernement, et que l'influence que José a dû avoir sur lui dépasse même celle qu'il a eue sur moi, tout ça, en vérité, ne me fait pas arrêter de le haïr. Je ne pense pas qu'il soit une victime. Il a tout ce que je veux : la popularité, la célébrité, le talent, et l'attention de José. Oui, José s'est déplacé en Italie pour le voir à Noël, et l'a rejoint au Brésil pour fêter ses trente ans en mai. Il ne ferait jamais ça pour moi. Et même si, au fond, mon admiration pour lui s'est teintée de mépris, ça me fait toujours crever de jalousie. J'aurais aimé être celui qui lui fasse oublier tous les autres, être unique, différent, incomparable. Celui qui lui fasse éprouver un attachement pur et inédit, aussi important qu'un premier amour.

Moi, mon premier amour, je l'ai gâché. Plus je tombe et plus je m'en rends compte. Quand je vois des couples se promener, je pense à Tobio et moi à l'époque. Les choses étaient simples et douces. La vie était belle et facile. On se tenait la main comme ça, en pleine rue, on n'avait pas de raisons de se cacher. On arrivait chez moi et ma mère l'invitait à manger parce qu'elle savait que ses parents à lui rentraient tard. On se blottissait l'un contre l'autre pour dormir, il s'endormait en premier, et je sentais son cœur battre dans sa poitrine, tout près du mien.

Et maintenant, je vais devoir lui faire face sur le terrain. Avec le changement de formule de la VNL, le Japon se retrouve dans les seize équipes participantes, et on les rencontre pendant la quatrième semaine. Pour la première fois, je vais pouvoir jouer contre Tobio. Tenir cette vieille promesse que je lui avais faite à l'époque, celle de le rencontrer sur terrain mondial, lui en rouge, moi en bleu. Ce n'est pas une finale, pas encore peut-être, mais c'est déjà quelque chose. Et j'ai peur. J'ai peur de voir mon reflet dans ses yeux, comme aux Jeux de Rio où on s'était croisés. J'étais déjà méprisable à l'époque, maintenant je suis tout bonnement haïssable.

Plus on a peur, plus les jours filent vite vers le moment redouté. Et la VNL semble se dérouler à toute vitesse. Première semaine à Ningbo : trois défaites. Retour à San Juan pour la deuxième semaine, deux défaites, mais une première victoire contre les Italiens, ce n'est pas rien. On rallie la France pour la troisième semaine à Aix-en-Provence, et on décroche notre deuxième victoire sur neuf matchs. C'est pas énorme. Je rentre au service, rarement à la passe. Je fais ce que je peux, chacun d'entre nous fait ce qu'il peut, mais c'est dur. Et là-dessus, la quatrième semaine arrive. On rejoint le gymnase de Ludwigsburg en Allemagne. Le 15 juin, on perd contre la Russie. Le 16, on perd contre l'Allemagne.

Le 17, on rencontre le Japon.

On ne s'est pas encore croisés en compétition internationale. La tension monte, à l'hôtel, dans le bus, dans les vestiaires ; et quand j'arrive dans le gymnase, ma veste bleue ensoleillée sur les épaules, j'ai l'impression d'avoir du mal à respirer. Les maillots rouges sont juste là, à quelques mètres de moi à peine, et les joueurs japonais ont tous les yeux rivés sur moi. Des yeux verts, des yeux bruns, des yeux noirs, et plus intenses encore, au milieu de tous ces regards qui me dévorent : les yeux bleus que je connais si bien, étincelants sous les projecteurs, mis en valeur par un visage fièrement levé et qui me défie directement.

Je passe l'échauffement avec la sensation d'avoir le cœur au bord des lèvres. Je vais jouer contre Tobio. Il ne s'agit plus de regarder nos matchs sur un écran en décalé, non : on est là, au même endroit, au même moment, en chair et en os, lui dans le maillot japonais, et moi dans le maillot argentin. Comme promis. On se serre les mains avant le début du match, Miya me broie les phalanges, Ushijima aussi mais lui ce n'est sûrement pas volontaire. Quand j'arrive face à Tobio, je me souviens de nous au lycée, avec Karasuno et Aoba, mes railleries au filet, je viens écraser le passeur de génie.

Je tends la main pour saisir la sienne, comme si souvent autrefois, dans ce qui me semble être une autre vie. Elle est tiède. Ma paume se pose contre sa paume. Mes doigts pressent les siens. Nos yeux se rencontrent ; il ne détourne pas le regard, c'est pas le genre. La force de sa présence me bouleverse, mais je lui lance comme si de rien n'était :

-Bon match, Tobio-chan.

Un imperceptible sourire de challenge apparaît sur ses lèvres alors que nos doigts se quittent à regret :

-Bon match, Oikawa-san.

José nous briefe avant le match, révèle la composition de l'équipe sur son ardoise, et je repère mon numéro, le 13, dans le six de départ :

-Tooru prendra la passe aujourd'hui... J'ai cru comprendre qu'il connaissait bien l'équipe japonaise.

Un sourire froid étire ses lèvres, et quelque chose se noue dans ma poitrine tandis que Martin et Seb me donnent des coups d'épaule. Pour les autres, ce n'est sûrement qu'une allusion à mon pays d'origine. Mais j'ai l'impression qu'il y a un autre sous-entendu. Que ça concerne Tobio, que ce que José veut dire, c'est surtout que je le connais intimement, lui. Est-ce qu'il se souvient de ça ? Que c'est mon ex ? La colère m'aiguillonne, mais je passe outre, je m'aligne au bord du terrain avec les autres, puis le coup de sifflet marque le début du match.

Le niveau de jeu est incroyable. Je vibre d'adrénaline. Je suis entouré par des coéquipiers incroyablement forts, j'affronte des adversaires redoutables, et j'ai Tobio de l'autre côté du filet. Il est monstrueux. Sa forme est parfaite, ses passes sont imprévisibles, sa perception du bloc et des positionnements adverses est terrifiante. Ushijima est aussi brutal que d'habitude, Bokuto sort des merveilles. Ils prennent le premier set 26 – 24.

On prend notre revanche au deuxième, je mets une série de services, on creuse l'écart rapidement. Moi aussi, je suis fort. Si je ne dois garder qu'une certitude dans ma vie, la voilà : je suis un bon joueur de volley-ball. Je suis peut-être nul dans tout le reste, je suis peut-être un idiot, un jaloux, un détraqué, mais je suis un bon joueur de volley. C'est tout ce qui compte... C'est tout ce qui doit compter. C'est pour ça que j'ai tout sacrifié, jusqu'à mon honneur.

Troisième set. J'échange un regard avec Tobio quand on se place au filet, et il envoie une deuxième main par-dessus ma tête dès le premier point, prenant tout le monde de court. Mes coéquipiers plongent, mais trop tard, la balle rebondit à mes pieds. Un sourire agacé contracte mes lèvres, ma poitrine flambe, et je me retourne vers lui, mais c'est lui qui m'interpelle en premier :

-Ça te rappelle des souvenirs, Oikawa-san ?

Oh. Le petit con. Et en même temps, putain, quel charisme. Tobio et sa confiance inébranlable, sa répartie acérée, sa technique impeccable. Je ne sais même pas quoi répondre. Mon cœur s'est serré. J'ai renoncé à cet homme. Pourquoi il me fait encore tellement d'effet ?

José me fait sortir au bout de dix points, et Luciano s'occupe du reste. On gagne le set de justesse ; plus qu'un pour la victoire. Je reste dans le carré des remplaçants, et de là, je regarde le jeu se dérouler sous mes yeux -enfin, sans mentir, je regarde surtout Tobio. Ses yeux qui brillent du plaisir qu'il prend à faire du volley, son corps athlétique, ses doigts toujours si soignés. L'entrée de Miya comme pinch-server me distrait à peine, mais il nous met une sale série de services flottants, et le Japon prend le quatrième set. J'ai l'impression que cet enfoiré me regarde directement quand Tobio lui tape dans les mains.

Tie-break, donc. José me fait rentrer alors qu'on perd 5-8, je fais zipper Ushijima (j'en tire beaucoup de satisfaction, oui oui), mais Tobio enchaîne sur une courte qui marque. Le Japon s'envole, on n'arrive pas à rattraper, et ils finissent par gagner 15 – 11. Encore un match perdu pour nous. Ça va commencer à être dur, niveau moral. José a le visage tendu, je sens qu'on ne va pas aimer le débrief. Ça marmonne dans les vestiaires, Martin me glisse :

-T'as assuré, les premiers sets, Tooru. Il aurait dû te laisser...

Le silence tombe quand José entre. Il nous regarde d'un air glacial, puis déclare, lentement :

-Douze matchs, dix défaites. On vient de perdre contre une équipe qui était en D2 l'an dernier...

-Ils sont forts, conteste Martin. Ils ont battu l'Iran et l'Italie, ils sont allés au tie-break contre les Etats-Unis...

-C'est clair, il y a du niveau, renchérit Seb. Ils sont techniques.

-Et nous non, tranche José. Là, on se ridiculise aux yeux du monde entier.

Il y a un long blanc. Tout le monde a baissé la tête.

-Il nous reste encore trois matchs à jouer la semaine prochaine. On peut gagner contre l'Australie. Je ne me fais pas d'illusions pour la Pologne. En ce qui concerne le Brésil, là, je pense qu'on peut prendre des points...

-Oui, on peut gagner, déclare Facundo. On l'a déjà fait.

Je ne sais pas ce qui me prend, mais j'ajoute :

-En plus, j'ai cru comprendre que José connait bien l'équipe brésilienne.

Silence. Mes coéquipiers écarquillent les yeux. Blanco me foudroie du regard, mais je ne flanche pas, je le soutiens, je lutte contre ces yeux bleu-gris d'une pâleur dérangeante. Je sais que j'ai été insolent, mais c'est une réponse directe à sa réflexion d'avant-match sur mes liens avec l'équipe japonaise. Il n'a qu'à assumer. C'est pas moi qui appelle le champion de l'équipe du Brésil bébé.

José quitte le vestiaire. Je pense que je suis bon pour ne plus rentrer sur le terrain avant un moment, mais tant pis. J'ai l'impression que le rapport de force entre nous est toujours en bascule. S'il le prend vraiment mal, il pourrait me virer de San Juan et m'écarter de l'équipe nationale. Dans ce cas-là, je révélerais qu'il a abusé de son influence sur des mineurs et je détruirais sa réputation et celle de Romero au passage. Mais ce serait reconnaître que je suis tombé dans son piège, que j'ai trompé mon petit-ami, et que pendant des années, j'ai eu des rapports avec lui. Personne n'en sortirait indemne, si les vérités commençaient à sortir... Ni lui, ni moi, ni Romero..., ni même Tobio qui apprendrait alors les véritables circonstances de notre rupture.

-Je reste regarder Allemagne – Russie, ça commence dans une demi-heure, déclare Facundo. Ça laissera à José le temps de se calmer.

Les autres décident de rester, je les imite ; et quand je rentre dans le gymnase après avoir mis mon sac dans le bus, je tombe sur Tobio.

J'aurais préféré qu'il soit seul. Mais il est assis sur un banc, entre Ushijima qui regarde fixement son téléphone et Miya Atsumu qui mange une banane. Je ne sais pas comment ils ont réussi à semer Bokuto. Les trois relèvent les yeux sur moi, et Ushijima est le premier à parler :

-Oikawa. C'était un match serré.

-Je sais, merci. T'es toujours aussi nul en récep'.

Il fronce les sourcils, et Miya éclate de rire :

-Je te trouve bien arrogant pour un perdant, Tooru-kun.

Oh, celui-là, je vais me le faire.

-Et je te trouve bien arrogant pour un passeur qui n'a pas fait une passe de tout le match.

Je ne sais pas ce qui m'arrive aujourd'hui. Je me sens à bout de patience avec tout le monde. Miya s'apprête à répondre, mais Tobio pose une main sur son bras -mon cœur se serre- et dit avec un petit sourire moqueur :

-T'as toujours pas compris qu'Oikawa-san est aussi taquin que toi, Miya-san ?

-Je suis pas comme lui !

Miya et moi avons parlé en même temps, et on échange un regard dégoûté immédiatement ensuite. Tobio laisse échapper un léger son amusé, et on se tourne vers lui. Je suis ébahi. Mais qu'est-ce qui lui est arrivé en cinq ans ? J'ai déjà vu Tobio rire et sourire sincèrement, mais c'était toujours entre lui et moi, jamais en public. J'ai l'impression qu'il a pris confiance en lui, qu'il s'est ouvert aux autres. Et je suis tout simplement médusé quand il se lève souplement en adressant un signe à ses coéquipiers :

-Je vous rejoins pour le match. Oikawa-san, tu as une minute ?

Je le suis. Docilement. Là aussi, le rapport de force s'est inversé. Je ne connais pas ce Tobio, il m'intrigue, il m'intéresse. Je pouvais dire que mon petit Tobio-chan était mignon et adorable, mais sa version adulte est... atrocement séduisante.

On fait quelques pas pour s'éloigner des autres, et on revient dans la zone réservée aux joueurs, près des vestiaires. Le souvenir de mon dérapage avec Romero me traverse la tête. Là aussi, on était seuls dans les vestiaires. Et si ça arrivait avec Tobio ? J'ai la gorge sèche. Je ne sais pas ce qu'il veut me dire. Il s'arrête, et on reste face à face à se regarder avec curiosité. Il n'a pas beaucoup changé depuis la dernière fois que je l'ai vu en chair et en os, à Rio, mais j'ai encore du mal à l'avoir en face de moi sans me rappeler à quoi il ressemblait adolescent. Il incline légèrement la tête, et lance finalement :

-Qu'est-ce qui t'est arrivé ?

Je veux faire l'innocent, mais une goutte de sueur se forme le long de ma tempe. J'ai changé et il le voit. Ce n'est pas le premier à me faire la remarque que quelque chose s'est transformé en moi, même physiquement parlant. Iwa-chan me l'a dit, il y a quelques semaines, lorsqu'on faisait une visio : t'as maigri ? Non, non, j'ai même pris du muscle. Tu dors mal ? Ouais, un peu, j'ai des cernes je sais. T'as l'air différent, mais j'arrive pas à situer. T'as changé quelque chose ? Non, enfin, je suis allé chez le coiffeur mais j'ai fait comme d'habitude. Ah d'acc. C'est peut-être ça. Ouais, c'est sûrement ça.

Je crois que c'est juste la lumière dans mes yeux qui s'est éteinte.

-Hm ? Comment ça, qu'est-ce qui m'est arrivé ? J'ai perdu contre ton équipe, ça suffit pour être déprimé, je pense.

Je craque un sourire, mais Tobio n'y fait pas attention. Ses yeux bleu sombre parcourent mon visage. J'ai l'impression d'avoir mon âme à nu. Tous mes écarts défilent dans ma tête. José, Romero, les sept personnes que je me suis tapées en quelques semaines. Mon choix de rester en Argentine malgré tout, d'accepter ce que je suis devenu, de vivre avec, de vivre pour le volley.

-Je sais pas, marmonne Tobio d'un air troublé. T'avais déjà cet air bizarre avant le match.

Je feins de rigoler :

-Comment ça, Tobio-chan ? Depuis quand tu es sensible à ce genre de choses ?

Il fait la moue, toujours la même à travers les années, pousse sa lèvre supérieure en avant d'un air désapprobateur.

-Je ne suis pas sensible, contredit-il. Mais je te connais... T'avais pas cette expression-là, avant.

Il l'a senti. Il le sent. Je ne suis plus le même. J'ai fait des choses irréparables. Peut-être que c'est trop tard pour moi, maintenant, peut-être que je suis perdu. Quelle désillusion ce serait pour Tobio de savoir que son cher Oikawa-san, son modèle, son premier amour, est devenu aussi instable et aussi immoral.

Quelle chute.

Je veux sourire, mais je sens que ce n'est pas naturel du tout, et ça ne fait qu'accentuer son froncement de sourcils. Alors, d'une voix douce, trop douce pour Tobio, trop douce pour moi, il demande :

-Oikawa-san... est-ce que tu vas bien ?

C'est une simple question. Et pourtant elle me retourne complètement. Les larmes me montent aux yeux d'un coup, je mords mes joues pour résister. Non, non, Tobio-chan, je ne vais pas bien du tout, j'ai fait des choses honteuses, je suis détraqué, je suis piégé, j'ai peur.

-Eh bien... J'ai connu des jours meilleurs...

Ma voix se brise, et Tobio ouvre des yeux démesurés. Je me sens nul, je me sens tellement nul, je fais pitié. Chiale pas, chiale pas, mais putain, trop tard. Je renifle, et je n'arrive pas à le regarder dans les yeux quand je reprends :

-L'Argentine, bah... finalement, c'était peut-être pas une si bonne idée que ça...

Tout se mélange, mes pensées, mes regrets, mes remords, mes mots. Je craque, je crois que ça y est, je craque, devant Tobio qui me fixe d'un air incrédule, complètement choqué. J'ai envie de tout balancer, je veux le dire, le révéler, José m'a manipulé, mais j'ai une boule dans la gorge et c'est Tobio qui parle en premier, brutalement :

-Faut pas que tu dises ça.

-Mais...

-Oikawa-san, m'interrompt-il. S'il te plaît. Ne me dis pas ça. Ne me dis pas que tu regrettes d'être parti en Argentine.

Son visage est rendu flou par les larmes qui bordent mes yeux. Je les essuie avant qu'elles tombent, et je demande faiblement :

-Pourquoi ? Ça devrait te faire plaisir de savoir que je ne suis pas heureux là-bas.

Il m'attrape soudain par les bras, c'est la première fois qu'on se touche franchement depuis qu'on a rompu, et ça me fait l'effet d'une décharge électrique. J'ouvre de grands yeux tandis que son visage se rapproche, s'arrête à quelques centimètres du mien -et j'en vois tous les détails, je pourrais compter ses cils, je peux voir ma tête dépitée dans le noir de ses pupilles quand il se met à me crier dessus :

-Comment tu peux dire ça !? Si tu dis que tu regrettes d'être parti, alors ça veut dire que tu m'as quitté pour rien !

Ses yeux flambent. Je crois que c'est la première fois que Tobio me parle sur ce ton. Pendant quelques secondes, on reste comme ça, les yeux dans les yeux, sa voix se répercute dans ma tête, ses mots m'imprègnent. Il a raison. Je suis parti pour ma carrière et j'ai accompli ce pourquoi je quittais le Japon : intégrer un gros club dès ma première année, intégrer une sélection nationale, devenir passeur lors d'événements mondiaux. Envers et contre tout, j'ai atteint mon objectif. Mon cœur, mon corps, mon esprit sont abîmés, mais j'ai atteint mon objectif. C'était peut-être le prix à payer.

J'inspire profondément pour retrouver ma lucidité, et du même coup, je sens avec une nouvelle acuité ses doigts sur la chair de mes bras, et son visage, si proche du mien, à quelques centimètres à peine... Toutes mes nostalgies sur notre premier amour me reviennent en tête d'un bloc, toutes les sensations et les souvenirs de l'époque. Ce serait si facile de l'embrasser... Peut-être que ça ramènerait l'ancien Tooru, peut-être que ça me rendrait une part d'innocence, peut-être que Tobio peut me sauver.

Pile au moment où je décide de tenter, il se recule, l'air embarrassé, le bout des oreilles rougissant :

-Ah, euh, désolé, je ne voulais pas donner l'air de t'engueuler. C'est juste que...

-Non, je comprends. T'as bien fait.

Je lui présente un sourire. Pas très grand, pas très brillant, mais plus sincère que tous ceux de ces dix derniers mois.

-T'es vraiment devenu classe, Tobio-chan.

Il lève les yeux au ciel, mais je vois bien le rougissement s'étendre à ses joues. C'est tellement doux. Tellement pur. J'ai l'impression de retrouver la naïveté de mon adolescence, d'une époque où j'étais encore pur, encore sain. Il fait la moue, et déclare en butant un peu sur les mots :

-T-toi aussi t'es classe, Oikawa-san. Tes services étaient encore dingues aujourd'hui. Alors, hm, si tu pouvais ne pas dire de bêtises comme ça...

Je prends ma voix vexée pour répondre :

-Je ne dis jamais de bêtises !

A cet instant précis, je me sens bien. Je me sens... moi. Libre d'être boudeur, de charrier Tobio, de parler sans peser mes mots. Libre d'apprécier les compliments que je reçois, libre de m'attribuer les joues rouges du garçon qui me fait face. A cet instant précis, je me sens à ma place. On se regarde, un peu gênés, sans trop savoir comment se comporter l'un avec l'autre, comme des amoureux timides, comme à notre premier rendez-vous. Je pourrais peut-être le prendre dans mes bras, je pourrais peut-être lui dire qu'il me manque... Je commence à lever une main, décidé à effleurer sa joue et voir comment il réagit, quand résonne l'insupportable voix du non moins insupportable Miya Atsumu :

-Tobio-kun ? T'es là ?

Il soupire, ma main retombe, inerte, contre mon flanc. Il recule d'un pas, l'air encore un peu incertain :

-Je dois y aller. Bon courage pour la suite de tes matchs, Oikawa-san.

Il va partir. Encore une fois, je dois le regarder s'éloigner. Je sais que c'est de ma faute, je sais que c'est moi qui ai mis de la distance, mais je ne veux pas, je ne veux pas. S'il te plaît, Tobio, ne t'en vas pas. Je crois que j'ai besoin de toi.

Mais je ne peux pas lui dire. Alors je murmure :

-A la prochaine, Tobio-chan.

Il m'adresse un signe de tête, l'air serein, puis rejoint Miya qui s'est immobilisé au bout du couloir les mains sur les hanches. Je l'entends qui geint :

-Qu'est-ce que tu faisais, hein ? T'es maso ? Et puis on parle pas aux perdants...

J'ai le cœur lourd en rejoignant mes coéquipiers. J'ai pleuré devant Tobio, j'ai craqué, j'ai été pathétique, alors que lui n'a jamais laissé couler une larme devant moi, même le jour où je l'ai quitté. Entre nous deux, c'est lui le plus fort -ça l'a toujours été. Je me sens frustré, j'aurais voulu dire plus, j'aurais voulu faire plus, j'aurais voulu lui montrer combien il m'est cher, encore, toujours, lui prouver que l'Argentine n'a rien effacé à mon attachement, qu'au contraire, je me suis rendu compte d'à quel point je tiens à lui. L'Argentine m'a détraqué, m'a rendu amer, m'a forcé à me replier sur moi-même à force de renoncements ; tandis que Tobio, au Japon, s'est épanoui... Oui, à présent, entre nous deux, c'est lui qui semble illuminé de confiance et de sérénité. Et cette lumière m'attire comme un papillon de nuit -sombre et sale, qui se cogne aveuglément dans l'espoir d'être baigné par elle.

Je m'assieds pour regarder le début du match, j'ignore les commentaires de mes coéquipiers sur mes yeux rougis ; et pendant l'hymne russe, mon téléphone vibre. Je me dis que c'est Iwa-chan qui va me charrier pour la défaite -mais le nom de l'expéditeur manque de me faire tomber le téléphone des mains.

Pour la première fois depuis plus de cinq ans, Tobio m'a écrit. Sous les trois messages que je lui avais envoyés en 2013, et auxquels il n'avait jamais répondu, s'affiche une nouvelle petite bulle.

Tobio-chan [17.06.2018 14 :58] : prends soin de toi.

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