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III. 5. Nicolas


Quand j'entre dans le salon, Fla est déjà là, assise dans le canapé, en train de bercer Rubens. Le bébé dort profondément, sa petite bouille aux yeux fermés posée contre son épaule. L'horloge indique quatre heures du matin. Dans un coin de la pièce, le sapin de Noël clignote doucement. Elle somnole, mais ouvre les yeux en m'entendant approcher et les pose aussitôt sur moi avec sollicitude.

-Désolée, murmure-t-elle. Il pleurait, je ne voulais pas qu'il te réveille.

Elle a l'air fatiguée. Le petit a dix mois, à présent, il fait des nuits de plus en plus complètes, mais ce n'est pas encore très régulier. Ça viendra. Je m'assieds à côté d'elle et je tends les bras :

-Je vais le prendre. Retourne te coucher.

Elle hésite :

-T'as besoin de te reposer. Tu rentres tout juste d'une coupe mondiale et tu te lèves déjà à chaque fois qu'il pleure.

-J'arriverai pas à me rendormir.

-Encore ces cauchemars ?

Je hoche la tête sans préciser. J'ai pas envie de me replonger dedans. Je ne lui raconte jamais de quoi ça parle, mais peut-être qu'elle s'en doute un peu. Je sais que ça la tracasse. Et elle suggère, à voix basse :

-Peut-être que tu devrais en parler à quelqu'un.

Je peux pas m'empêcher de sourire.

-Quoi, à un psy ? C'est lui qui fera des cauchemars, après.

On échange un long regard. Flavia est une excellente compagne, je lui fais totalement confiance, c'est la mère de mon fils ; mais il y a des choses... qu'il est compliqué d'aborder. Elle semble se résoudre à ne pas obtenir de réponse, car elle soupire et finit par me donner Rubens, prenant soin de ne pas le réveiller.

-Je m'en occupe la nuit prochaine, décrète-t-elle. Toi, t'iras dormir ailleurs. Compris ?

-Oui m'dame.

Elle sourit, adresse un dernier regard de tendresse à notre bébé, puis m'embrasse sur la joue et se lève dans un froissement de robe de chambre. J'arrive à rester assis deux minutes avant de me lever -rester immobile, très peu pour moi. J'entreprends de faire le tour du salon, ça bercera Rubens. Je marche lentement, suivant mon reflet des yeux quand je longe la baie vitrée. Ça me fait encore tout drôle de me voir avec un bébé dans les bras. De me dire que ce petit être est de moi, est à moi, que je dois en prendre soin, que je dois le protéger. Comme ma mère m'a protégé. Enfin, du moins, comme elle a essayé.

Je soupire. Je n'arrive pas à me défaire des images et des sensations qui me hantent depuis des années, depuis mes douze ans, précisément. Celles qui, depuis, n'ont de cesse de ressurgir dans mes songes pour me rappeler encore et encore d'où je viens, ce qui aurait pu m'arriver -et ce qui m'est arrivé.

Par où je commence ? Tout se mélange. La maison de trois pièces où on vivait à neuf, où je dormais avec mes sœurs. Le hurlement de ma mère quand mon frère aîné s'est fait descendre par la police juste devant chez nous, son corps inanimé dans le salon, le sang dilué de cervelle qui se répandait lentement sur le sol. L'odeur d'alcool qui entourait perpétuellement mon beau-père, mon dernier jour d'école au collège, quand il a décidé que je devais bosser et ramener de l'argent vu que mon frère n'était plus là pour le faire. Sa phrase fétiche : pas d'argent, pas de volley. Donc fais-toi de l'argent par n'importe quel moyen. Pas d'inspiration ? Je vais te montrer un truc simple. Mets-toi à genoux, ouvre la bouche.

C'était arrivé un jour où personne n'était à la maison. Après ça, j'ai du mal à me souvenir. Ma mère a protesté, mon beau-père lui a mis deux claques, c'est bon, c'est que la bouche, et elle n'a plus rien dit. Et puis c'était mon devoir. Déjà que j'étais qu'à moitié de la famille, je pouvais pas rester sans rien faire. Et c'était la condition pour aller au sport... Alors tous les jours, avec mes sœurs, on traînait dans la zone des prostitués, on attendait des clients. A l'époque, je pensais que toute ma vie allait se passer comme ça, à sucer des passants pour me faire un peu de thune et pouvoir continuer à aller au volley.

Et puis il est arrivé.

Rubens s'agite un peu. Ses petits doigts se referment autour de ma croix, et il ouvre les yeux -des yeux verts, comme les miens. C'est peut-être aussi ceux de mon propre père, je ne sais pas, je ne le saurai jamais. C'était juste un client de ma mère, après tout, elle en a eu trop pour se souvenir de chacun d'entre eux. Sûrement un touriste qui passait par Rio et qui avait envie de tirer un coup avec une locale pour l'expérience, sans se douter que la capote allait craquer et qu'elle tomberait enceinte. Gros manque de bol. Il ne pouvait pas le savoir, et d'ailleurs il ne le sait probablement toujours pas. Tout ce que je peux déduire de lui, quand je me compare à ma mère, c'est que c'était un homme de grande taille, de type caucasien, aux yeux clairs. C'est tout.

Et maintenant je dois remplir ce rôle-là, sans trop savoir dans quoi je m'engage. Flavia et moi, on a un emploi du temps particulier. Mettre un enfant au milieu de tout ça, on en est conscients, c'est un défi. Mais au fond je me dis, en voyant Rubens me sourire, que ça en vaut sûrement la peine. Il est si petit. Si innocent. Il ignore tout du monde qui l'entoure, de sa cruauté, de sa saleté. Je vais tout faire pour l'en préserver, mais fatalement, en dépit de notre amour, en dépit de notre argent, il finira par s'y heurter.

Quand Flavia sort de la chambre à dix heures, Rubens est nourri, changé, et joue tranquillement dans son parc au milieu d'une tonne de jouets que les sponsors de Flavia et mes coéquipiers lui ont offerts (honnêtement, j'ai gardé ceux de mes coéquipiers, j'ai bazardé la moitié des autres une fois que les photos commerciales étaient faites).

-Je m'en occupe, maintenant, dit-elle d'un ton ferme. Fais ce que tu veux, Nico.

Je ne sais pas à quoi elle pensait, mais je crois qu'elle ne s'attendait pas à me voir descendre dix minutes plus tard en legging et T-shirt pour aller courir. On a beau être en phase de repos après la coupe mondiale, je ne tiens pas en place. Je ne peux pas rester une journée sans m'entraîner. Je laisse Fla m'enfoncer un bonnet sur les oreilles avant de sortir -c'est vrai qu'il fait frais, ce matin ; quand on était à Rio, on fêtait Noël en été. Mais c'est ma troisième année en Italie, je finis par m'habituer. Je parle couramment la langue, facile après tout, on reste des latins.

Je m'en rends compte après trois kilomètres, mais c'est pas facile de courir avec seulement trois-quatre heures de sommeil par nuit dans les pattes. Si seulement je pouvais en passer une ou deux tranquille... Flavia m'a dit que je pouvais dormir hors de la maison ce soir pour faire une nuit complète sans être réveillé par Rubens, mais ce n'est pas ça le problème ; le problème, c'est que je n'arrive pas à dormir seul dans un lit vide. Peut-être parce que je passais mes nuits avec mes sœurs jusqu'à mes douze ans. Après ça, quand je me suis retrouvé en internat, ça a été l'enfer. Le début des cauchemars. Et le seul moyen de les faire disparaître, ou du moins de les diminuer, c'était de trouver quelqu'un avec qui dormir.

Mon voisin de chambre, à l'internat, il avait bien compris ça. Lui, c'était un basketteur. Il m'avait proposé le deal : tu me suces, tu dors dans mon lit. Une pipe, une nuit. Il était pas brutal et me laissait faire, donc c'était quasiment tous les soirs. Et le week-end, je rentrais à la favela, je pouvais retrouver mes sœurs. Puis, quand je suis entré au lycée en section volleyball, c'était une autre histoire. C'est là que j'ai commencé à faire le mur. Toujours la même idée, même pendant les tournois : trouver quelqu'un avec qui passer la nuit. En général, ça allait de paire avec un rapport, mais tant que ça me permettait de dormir pendant six heures d'affilée, je n'y voyais trop rien à redire. C'était normal. Pas d'argent, pas de volley. Pas de rapport, pas de sommeil. Pas de sommeil, pas de volley. Ce ne sont que des équivalences simples. Moi, ma priorité, c'était faire du volley.

J'ai pas tellement changé depuis. Peut-être que Fla a raison, je devrais suivre une thérapie, je n'ai pas envie de subir ces cauchemars toute ma vie. Mais c'est trop lourd, il y a trop de choses. C'est impossible d'en parler à quelqu'un d'extérieur. Et puis, pour l'instant, j'arrive à gérer.

Donc, qui pour ce soir ? Je remonte ma rue en marchant, et j'en profite pour sortir mon téléphone. Un fil de messages en particulier retient mon attention :

Alexandre Joffe [28.10.2016 18:26] : bon match pour demain. J'ai hâte de t'affronter

Alexandre Joffe [14.01.2017 15:37] : Salut. Je me demandais si tu voulais boire un verre ce soir ou demain soir après le match

Moi [14.01.2017 17:01] : peut-être demain

Alexandre Joffe [14.01.2017 17:02] : super, on en reparle demain, bonne soirée

Alexandre Joffe [16.01.2017 21:15] : vous êtes bien rentrés ?

Alexandre Joffe [16.01.2017 21:23] : c'était super hier. Je suis content qu'on ait pu se voir, j'espère que ça t'a plu aussi

Alexandre Joffe [16.01.2017 21:27] : fais-moi signe quand tu passes dans les environs et on remettra ça

Moi [17.01.2017 00:23] : ça marche ! bonne soirée

Alexandre Joffe [19.03.2017 23:54] : c'était un super match, dommage. Tes services étaient incroyables comme d'habitude. Tu es libre demain ?

Alexandre Joffe [07.07.2017 17:24] : à demain pour la finale ! Que le meilleur gagne.

Moi [07.07.2017 18:12] : bon match !

Alexandre Joffe [09.07.2017 12:13] : Je gagne toujours contre toi ahah. Je t'offre un verre en compensation quand tu veux

Alexandre Joffe [28.07.2017 15:40] : Je suis à Pérouse l'année prochaine. On va être coéquipiers

Moi [28.07.2017 15:51] : j'ai signé à la Lube

Alexandre Joffe [28.07.2017 15:53] : Oh dommage. Mais on sera vraiment pas loin

Alexandre Joffe [26.11.2017 19:02] : On se voit demain, t'as des plans pour après ?

Hm. Ça fait quelques temps que je le ghoste. Il est gentil, Joffe, mais il est incroyablement collant. Mon gars, tu fais deux mètres dix-huit, tu peux bien repérer quelqu'un d'autre de là-haut, non ? Enfin, peut-être que je peux lui envoyer un message pour ce soir ; il n'y a qu'une heure et demie entre Pérouse et Civitanova, c'est largement faisable. Disons que ce sera son cadeau de Noël en avance.

Flavia m'ouvre la porte quand je monte les marches jusqu'à la maison, et je l'appelle d'un air taquin :

-Tu me guettais ?

-Oui, répond-elle franchement, puis, en se penchant légèrement : il y a quelqu'un pour toi. Je lui ai dit de t'attendre dans le salon. Moi, je serai en haut avec Rubens.

Quelqu'un dans le salon ? Les possibilités traversent ma tête. Peut-être que Joffe vient de se téléporter en sentant que j'ai pensé à lui –un tel exploit. Ou peut-être un coéquipier de la Lube que Fla n'aurait pas reconnu ? Un ancien coéquipier brésilien ? Il y a Eder, qui joue à Trente... Ou alors Bruninho est venu de Modène pour me faire une surprise ? C'est pas si loin, trois heures à peine, et peut-être qu'il a amené Earvin. On devait se voir de toute façon, il a peut-être avancé ?

Raté. J'accroche mon bonnet dans l'entrée, j'entre dans le salon en passant une main dans mes cheveux -et j'y trouve, en contrejour debout devant la baie vitrée, droit sur ses jambes, les mains croisées dans le dos, la silhouette reconnaissable de José Blanco.

Il se retourne, et il me faut une seconde pour assimiler qu'il est là, juste là, en Italie, à Civitanova, dans mon salon. Je fais un pas en avant, balbutiant :

-Que ? Qu'est-ce que tu fais là ?

Il s'approche de sa démarche lente et assurée, se place devant moi, me regarde droit dans les yeux. Notre différence de taille est négligeable ; mais à l'époque, quand je l'ai rencontré, je ne dépassais pas son épaule et je devais lever la tête à la verticale pour voir la couleur grise de ses iris. Lui aussi y pense, peut-être, alors qu'un sourire étire ses lèvres :

-Ça ne te fait pas plaisir que je vienne te voir ?

Je passe mes bras autour de son cou et je l'attire à moi. C'est une vraie étreinte, pas une banale accolade -je veux quelque chose de sincère. Ce n'est pas qu'une simple connaissance, ce n'est pas qu'un simple ami ; et ça fait des mois que je ne l'ai pas vu, depuis les Jeux sud-américains en juillet. Il me serre contre lui en retour tandis que j'inhale son parfum familier et que j'essaye de me rendre compte, à la tiédeur de sa peau, que sa présence est bien réelle.

-On a une longue pause dans le championnat, dit-il finalement. J'en profite pour faire un tour en Superlega... J'ai pris quelques jours ici avant de descendre à Rome.

-Et ta famille ?

-Restée en Argentine pour les fêtes. Ils se passeront bien de moi.

Il ne réveillonne pas avec eux. La pensée me fait un peu mal au cœur. Moi non plus, je ne peux pas passer ces moments-là avec ma mère et mes sœurs comme je voudrais -je ne les reverrai qu'au printemps, après la fin de la saison de club, lorsque je serai appelé pour l'entraînement national au Brésil. Dès que je sortirai de l'avion, je prendrai un taxi et j'irai embrasser maman pour rattraper le temps perdu et les fêtes manquées.

-Tu peux le faire avec nous, lui dis-je. Fla sera d'accord.

-Avec plaisir.

-Et puis, c'est le premier Noël de Rubens.

Son sourire se fane lentement, et son regard se fait songeur :

-C'est vrai. Je l'ai vu, ton fils, tout à l'heure. Il te ressemble.

-T'avais vu des photos.

-Oui, comme tout le monde, réplique-t-il d'un petit air de reproche.

Je hausse un sourcil.

-Eh ben, quoi ? C'est toi-même qui m'a dit que c'était une bonne idée de créer une image de famille soudée et aimante.

Il me regarde un instant, puis sourit doucement. Il enroule une de mes mèches de cheveux autour de son doigt, puis la coince derrière mon oreille avant d'incliner la tête :

-Mets-toi à ma place, Nicolas. Mon bébé a un bébé. J'ai de quoi être troublé.

Je lève les yeux au ciel, amusé :

-J'ai bientôt trente ans, José.

-N'en rajoute pas, soupire-t-il.

Je fais le fier, mais je n'ai pas envie qu'il arrête de m'appeler comme ça. Je sais que notre lien est unique, et ce surnom en fait partie -depuis la première fois que je l'ai rencontré et jusqu'à aujourd'hui. Une part de moi est toujours touchée de voir l'homme qu'est José Blanco, avec son charisme froid et ses responsabilités internationales, trahir un peu de tendresse. Je sais que je peux être vulnérable avec lui. C'est peut-être la seule personne au monde qui connaisse l'intégralité de mon histoire.

Il jette un œil à sa montre, puis commente :

-Il va être midi. C'est quoi, la meilleure trattoria de Civitanova ?

-Un restau ? Mais...

Ça fait des années qu'on n'est pas sortis ensemble en public. Qu'est-ce qui lui arrive, aujourd'hui, à José ? Et si on nous voit ? Mais enfin, s'il veut qu'on sorte, on sort. Moi, je ne suis pas du genre à refuser quand on m'invite au restau.

-Si les gens nous reconnaissent, dit-il simplement, ils penseront qu'on parle de ton futur contrat à San Juan.

Je peux pas m'empêcher d'éclater de rire :

-C'est Tooru qui serait content !

-Ça le changerait, tiens.

-Il te fait encore la gueule ?

-Je t'explique après.

Je souris vaguement, mais je me sens encore agacé par le souvenir de Tooru. Il me fait un peu pitié. Il cherche trop à prouver, et il se laisse dominer par ses sentiments. Je me doute qu'il est jaloux de ma relation avec José, mais est-ce que c'est une raison pour attraper les gens par le col et sortir du même coup sa haine et sa bite ? Je peux comprendre, il a tout plaqué pour José et ça a dû lui faire mal de voir qu'il n'était pas le seul. J'aurais bien prié pour lui, mais à cause de sa brutalité, je me suis foulé le poignet et j'ai manqué un match. Sans compter les genoux en sang -Dieu merci, les genouillères ont camouflé ça. Le coach, qui a eu la version « j'ai glissé », s'est contenté de râler. Bruno, qui m'a soutiré la vraie version, était complètement furax et j'ai encore des sueurs froides quand j'y pense.

José aussi m'a engueulé, d'ailleurs. T'aurais pas dû rentrer dans son jeu. Je sais bien que j'aurais pas dû, mais c'était tellement satisfaisant de le faire rager. Tellement satisfaisant de renverser son petit chantage et d'éclater sa grosse tête, lui qui se croit le centre du monde. J'ai morflé, mais ça valait le coup.

Je ne sais pas si Blanco est encore fâché, alors autant assurer. Je lui désigne le canapé :

-Je vais me doucher et me changer vite fait. Fais comme chez toi.

Je m'habille avec soin -il porte son costume habituel, celui qui lui donne une dégaine de PDG de grosse entreprise, et je l'imite, j'enfile une chemise et une veste, je plaque mes cheveux en arrière. Je me suis rasé hier, ça ira pour aujourd'hui.

-Déjeuner d'affaire ? me demande Fla avant que je ne descende.

Je l'embrasse sur le front, et je fais de même avec Rubens qu'elle tient dans les bras avant de lui chuchoter :

-Pas tout à fait. On se retrouve demain, appelle-moi si besoin.

José me regarde de haut en bas quand je le rejoins :

-Joli. Même si le legging ne me déplaisait pas.

Je lui tire la langue, et je lui tends son manteau. Quand j'étais gosse, je me contentais de récupérer les vieilles affaires de mon frère. A l'occasion, je portais aussi quelques fringues de mes sœurs devenues trop petites pour elles. Des T-shirts un peu échancrés, des minishorts. Fallait bien se signaler quand on était sur le trottoir. C'est José qui m'a offert mes premiers beaux vêtements, et, d'une certaine manière, c'est lui qui m'a fait prendre confiance en moi ; des T-shirts avec la marque cousue sur la poitrine, des baskets de la dernière mode que je portais avec fierté. Et des pantalons, aussi, toujours la bonne coupe. Faut dire qu'il connaissait déjà bien la largeur de mes hanches.

Je l'entraîne dans un restaurant près de la plage -un peu cher, mais avec des spécialités italiennes et des fruits de mer qui devraient lui plaire. On s'installe, et c'est lui qui relance :

-Tooru m'a battu froid pendant la fin de la saison internationale. C'est seulement avant la reprise du club qu'il a accepté qu'on discute.

-Ça a dû lui coûter un effort surhumain de t'ignorer.

-Je lui ai dit qu'en effet, je t'ai rencontré en 2000, que je t'ai aidé à intégrer le volley professionnel, mais que je n'ai pas commencé à avoir de rapports avec toi avant tes dix-huit ans. En preuve de bonne foi, le fait que je lui ai demandé si lui était majeur, quand on l'a fait la première fois.

-Oh, José. T'iras en enfer si tu mens comme ça. Il l'a gobé ?

-Je ne sais pas. On a aussi parlé de San Juan. Je lui ai dit que je lui faisais confiance pour la saison, qu'il ne devait pas s'en vouloir pour les défaites contre Bolivar, qu'on se qualifierait cette année. Et aussi que je lui donnerais plus de temps sur le terrain avec l'équipe nationale. Bref, ça s'est arrangé. Et toi ? Tu fais quoi, la saison prochaine ?

Je hausse les épaules :

-En toute honnêteté, je suis en train de me renseigner pour partir en Asie.

-En Asie ?

Il a l'air sincèrement surpris.

-Qu'est-ce que tu comptes faire là-bas ? T'as encore de belles années à passer dans de meilleures ligues, en Italie ou au Brésil.

-Les rumeurs commencent à me saouler. C'est pas toi qui es parti coacher au Japon ? Je pensais que t'en saurais quelque chose.

José réfléchit un instant, puis acquiesce :

-C'est vrai. Le Japon n'est pas une si mauvaise option, surtout en ce moment. Les jeunes joueurs qui ont intégré la V-League récemment appartiennent à ce qu'ils appellent là-bas la génération monstre. C'est prometteur, et certains sont déjà dans l'équipe nationale. Ce sera sûrement rafraîchissant, par rapport à la Superlega. Mais tu vas te sentir un peu seul. Il n'y a qu'un seul international par équipe...

-Je me fais confiance pour sociabiliser.

Je sors mon téléphone, et je pianote tout en parlant :

-J'ai regardé un peu les équipes. La meilleure, à mes yeux, c'est celle-ci...

J'arrive sur la page officielle des Schweiden Adlers. Dans les actualités du club apparaît une mise à jour de ce matin même : un petit encadré avec une animation de cotillons, intitulée Joyeux anniversaire à notre passeur, Kageyama Tobio. A côté, la photo d'un garçon aux cheveux noirs, l'air un peu blasé, qui tient une part de gâteau d'anniversaire sur laquelle sont plantés les chiffres 2 et 1. Sa tête me dit vaguement quelque chose. Je le montre à José :

-Tu connais ?

-Les Adlers ? Ils règnent sur le championnat depuis deux ou trois ans, oui. Et ce garçon...

Un léger sourire naît sur ses lèvres :

-Je l'ai vu jouer, à l'époque. Il paraît que c'est un génie. Et, si ma mémoire ne me fait pas défaut, je crois qu'il fréquentait Tooru.

Je peux pas m'empêcher d'éclater de rire :

-Non ! Sérieux ?

Drôle de coïncidence. J'espère qu'il est moins aigri que Tooru, en tout cas, si je dois jouer avec. Je détaille un instant le visage de Kageyama Tobio, ses joues pâles, ses yeux en amande, sa bouche boudeuse, avant de le replacer -je crois qu'il était au gymnase, le soir de la victoire aux Jeux Olympiques. C'était le petit Japonais qui portait un T-shirt jaune. Intéressant. J'éteins mon téléphone, et on passe à autre chose.

Après le repas, on longe le bord de mer. Il fait frais, mais un petit rayon de soleil vient faire étinceler la crête des vagues. Ça me rappelle la baie de Rio. C'est un peu pour ça que je suis venu ici, pour retrouver les plages. On s'arrête un instant pour contempler le paysage, et José me demande:

-Tu as des plans pour ce soir ?

-Plus maintenant...

Heureusement que je n'ai pas envoyé ce message à Joffe. J'ajoute, doucement :

-Je suis tout à toi.

C'est vrai. C'est totalement vrai. Cette déclaration vaut depuis l'instant même de notre rencontre, vaut depuis dix-sept ans, vaut encore aujourd'hui. José, ce n'est pas seulement un amant, c'est le premier, le tout premier. C'est celui qui a pris ma virginité. Celui qui m'a formé. Celui qui m'a forgé. Je lui dois toute ma vie, je le suivrais jusqu'en enfer -donc autant dire que je ne réfléchis pas à deux fois avant de le suivre à l'hôtel.

C'est là, derrière la porte close, qu'il m'embrasse. J'ai toujours trouvé fascinant qu'un homme d'apparence si froide soit si ardent dans l'intimité d'une chambre. Ses doigts se perdent dans mes cheveux, ruinent le gel, ramènent les boucles dans mes yeux.

-Bébé, murmure-t-il entre deux baisers, tu m'as manqué.

Lui aussi m'a manqué. Je pense à lui chaque jour. C'est son souvenir que je cherche à rallumer quand je sors, quand je trouve un grand blond avec qui passer la nuit. C'est son image qui s'impose quand je regarde ma vie telle qu'elle est aujourd'hui, mon métier, ma famille, ma sexualité, quand je me rends compte qu'il est la cause de tout.

Ses mains et ses lèvres courent sur mon corps, et je lui donne ce que j'ai de meilleur, tout ce que j'ai comme expérience, tout pour combler ses goûts que je connais par cœur, tout pour lui donner le plus de plaisir possible. Rien ne me stimule plus que de voir ses joues s'empourprer et son regard se faire lointain, rien ne m'excite davantage que le moment où je brise le contrôle qu'il a sur lui-même et qu'il se met à dire en s'agrippant à mes cuisses, confus, comme s'il délirait :

-Tu me rends fou, bébé, tu me rends fou.

J'existe grâce à José Blanco, j'existe pour lui, je lui offre avec bonheur la vie que je lui dois. Il m'a sauvé de tant de manières différentes... Mais il y a une fois où je pense sincèrement que je serais mort sans lui -un épisode que je ne peux pas oublier, qui me hante encore jusque dans mes cauchemars, qui m'est revenu, cette nuit encore, et les souvenirs s'éveillent, aussi vivaces que ce jour-là.

L'odeur d'alcool. Les hurlements de mes sœurs. Le goût du sang dans ma bouche. La douleur qui me ravageait le corps tout entier. Ça faisait des semaines que la tension montait à la maison. Des semaines que je refusais de retourner sur le trottoir, parce que je ne voulais pas être à quelqu'un d'autre qu'à l'homme qui m'appelait bébé. Il m'avait promis qu'il reviendrait me chercher. Mes sœurs disaient que c'était un client, que les clients mentaient toujours. Et mon beau-père n'y voyait que de l'argent manqué, autant dire que ça l'énervait... Alors ça s'était envenimé jour après jour, et il avait fini par atteindre la limite de sa patience.

Je vais mourir. C'était ce que je pensais, au milieu des craquements écœurants des os et des cris de ma mère, pendant que mon beau-père me rouait de coups. Lui aussi gueulait, mais je ne comprenais rien, je n'entendais que mes pensées, j'essayais de prier, pitié, mon Dieu, sauve-moi. Il m'avait donné un coup de pied dans la poitrine, j'avais senti mes côtes se briser. Une volée de coups plus tard, ma tête avait heurté le mur et j'avais vu tout blanc. Ça y est, c'est la fin.

Tout s'était arrêté. J'avais senti mon corps quitter le sol et je m'étais dit que j'étais en train de monter au ciel, que je n'avais pas toujours été exemplaire mais que j'avais fait de mon mieux, qu'on me laisserait peut-être entrer au Paradis. Mais pourquoi est-ce que j'avais encore si mal ? J'avais gémi de douleur, puis j'avais levé les yeux avec effort, et à travers le sang qui coagulait mes cils, j'avais vu des cheveux blonds auréolés de lumière. C'est un miracle. Ma tête était retombée contre l'épaule de mon sauveur, barbouillant de sang le tissu immaculé de sa chemise ; il s'était détourné pour m'emmener loin, loin des souffrances, loin de cette misère, et ma dernière pensée avant que je perde connaissance avait résonné dans tout mon être comme une certitude : Dieu m'a envoyé un ange.

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