I. 10. Tobio
Je me fais réveiller par la sonnerie de mon alarme. On est le 22 juillet, il est huit heures du matin, et la finale de la Ligue mondiale va commencer.
J'allume mon ordinateur en bâillant. J'ai encore mal dormi. J'ai rêvé de lui, comme d'habitude. Ces horribles rêves où je crois que tout est vrai, qu'il est revenu, qu'il est là, qu'il me prend dans ses bras, pour au final me réveiller tout seul dans mon lit avec l'impression que ma vie est nulle, et que je ferais mieux de me rendormir.
Ça me met de mauvaise humeur dès le matin. Moi qui suis toujours heureux de voir du volley d'habitude, là, c'est un peu gâché. D'une, parce que les finales sont en Argentine ; et l'Argentine, je m'en foutais complètement avant qu'il parte là-bas, mais maintenant j'ai l'impression de voir ce pays partout. De deux, la dernière fois que j'ai regardé la finale d'un événement de volley mondial, c'était la finale des Jeux Olympiques, c'était il y a onze mois, et c'était dans ses bras. Le souvenir me serre encore le cœur. Et il est d'autant plus vivace que les équipes qui s'affrontent pour l'or sont exactement les mêmes que ce jour-là : le Brésil et la Russie.
Ces deux-là se retrouvent toujours. La chance, hein.
Je me cale dans mon lit, le dos contre les oreillers, l'ordinateur sur les genoux, pendant que les hymnes retentissent, que les joueurs se serrent la main, puis sont appelés un à un sur le terrain. Les équipes n'ont quasiment pas changé dans leur composition. Ça doit avoir un côté rassurant, d'être en pro. C'est pas comme au lycée où les terminales ne restent que quelques mois puis s'en vont. Là, on est sûr de retrouver les mêmes têtes pendant plusieurs années consécutives.
Mouais. En même temps, si ça implique que je me coltine Miya pendant quinze ans... Je retire ce que j'ai dit sur le côté rassurant.
Le Brésil mise sur la jeunesse : les titulaires ont tous autour de vingt-cinq ans. De leur côté, les Russes n'ont aucun joueur de moins d'un mètre quatre-vingt-quinze. Encore une fois, ce sera la bataille de l'innovation contre la force brute. Inconsciemment, je pense que je tiens un peu pour le Brésil. Peut-être parce que c'est de leur équipe qu'on s'est inspirés, avec Karasuno ; après tout, c'est leur attaque synchronisée qu'on a appris à imiter en regardant les vidéos sur la tablette du coach Ukai. Et puis, leur style ressemble au nôtre, entre les courtes incroyables et les mouvements de groupe. A côté, si on veut jouer sur cette échelle, la Russie a plutôt des allures de Shiratorizawa.
Le Brésil perd le premier set, le deuxième, et puis le troisième. Il y a eu du beau jeu malgré tout. Il y a eu des attaques, des blocks et des sauvetages incroyables, à la hauteur d'une finale mondiale ; mais je les aurais peut-être appréciés davantage si je n'avais pas passé le match à scruter le public en me demandant s'il était là.
Mon téléphone se met à sonner. J'ai un sursaut d'espoir avant de voir le nom de Hinata. Je m'en veux, c'est débile. J'étais en train de penser à lui, encore... et j'ai cru, pendant une fraction de seconde, que peut-être que c'était lui qui m'appelait. Ça aurait été trop beau. J'ai la flemme de décrocher, mais je me force :
-Ouais ?
-Kageyama, t'as vu la finale ? Muserskiy était trop graah ! Il est encore plus grand que Hyakuzawa ! là c'est pas un sagre qu'il me faudrait pour le rattraper, c'est carrément un requin blanc !
Je soupire. Moi qui voulais regarder la cérémonie de remise des médailles en paix.
-On en parle demain, d'accord ?
-Et t'as vu les courtes de Lucas ? Lucão ! Tu penses que je peux avoir Hinatão comme surnom ? Ou je suis obligé de rester le meilleur des feinteurs ? C'est quand même classe-
-Et Hina-tagueule, ça te parle ? Tu me déranges, là.
-Pff, t'es cruel, Kageyama-kun. Tu m'étonnes que t'aies pas de- d'amis.
Il a buté sur les mots, mais je sais très bien ce qu'il comptait dire avant de rectifier. Si j'avais la force nécessaire, je crois que j'en aurais broyé mon téléphone pour qu'on me foute la paix à tout jamais. Il y a un blanc. Je sais pas quoi dire, lui non plus. Et puis :
-Hum, je suis dé-
-Ouais, salut, à demain.
Je raccroche, j'ai pas envie de l'entendre s'excuser. J'ai pas envie qu'il pense qu'il m'a blessé. J'ai pas envie de paraître faible, j'ai pas envie d'avoir l'air de l'idiot de service abandonné par son copain et qui n'arrive pas à passer à autre chose. C'est pas moi, ça. C'est pas ma réputation. Si Hinata commence à me prendre en pitié, ça veut dire que je suis tombé bien bas.
Mais putain, qu'est-ce que je me sens mal. Ça fait bientôt quatre mois depuis la dernière fois que je l'ai vu, au restaurant, le jour où il m'a annoncé qu'il partait. Et qu'il me quittait par la même occasion. Je pensais que ça irait mieux. J'ai fait comme Iwaizumi-san a dit, je me suis concentré sur le volley, mais c'est pas facile, parce que je le vois dans tout ce que je fais. Il a inspiré mon service. Je suis au même poste que lui. Je fais des feintes imitées des siennes. J'entends régulièrement parler de l'équipe de volleyball d'Aoba Johsai, et d'ailleurs on a refait un match d'entraînement contre eux : ils avaient leur T-shirt de club bleu turquoise, le même que celui qu'il me prêtait quand je dormais chez lui, et si j'ai tenu le coup pendant le match, j'ai chialé toute la nuit comme un gosse. On les a revus à l'Interhigh et Yahaba portait le numéro 1. J'ai eu toutes les peines du monde à me retenir de le frapper.
Bref. C'est impossible de l'oublier, même si je me cognais la tête très fort contre un mur. Et je dis ça parce que j'ai essayé. Je suis désespérant. Peut-être aussi désespéré.
Les équipes sont revenues à l'écran, et la remise des médailles va commencer. Ils sont annoncés dans l'ordre. Meilleur joueur du tournoi : Pavlov. Meilleur central : Muserskiy, quelle surprise. Meilleur ailier : Romero. Et le meilleur passeur : Bruno.
Je me demande si je tiendrai ce trophée dans mes mains un jour. Et puis j'entends sa voix, encore et toujours : Un jour, on sera les deux passeurs au sommet du monde, on se retrouvera en finale d'une coupe mondiale, toi contre moi, pour faire ressortir tout notre talent. Est-ce qu'on fera un match comme celui que je viens de regarder un jour ? Où le Japon, pour reprendre les mots d'Iwaizumi-san, mettrait sa raclée à l'Argentine ? Est-ce que c'est ça notre destin, d'être rivaux... mais jamais plus que ça ? Avant, je trouvais ça stimulant. Maintenant, ça me rend triste.
J'ai une boule dans la gorge. Je regarde l'Italie monter sur la troisième marche du podium -les médaillés sont exactement les mêmes qu'à Londres un an plus tôt. Les choses ne changent décidément pas beaucoup... Enfin, presque. Bruno et Romero ne sont plus en train de sangloter dans les bras de Giba, ils sont là, tête haute, avec leurs récompenses individuelles. Et moi, moi qui les regardais l'an dernier dans ma bulle de bonheur, maintenant, c'est moi qui ai les larmes aux yeux.
Je referme le PC, je le pose par terre et je m'allonge dans mon lit. J'aimerais blâmer Hinata pour m'avoir rappelé que je suis célibataire, mais à vrai dire, j'y aurais quand même pensé tout seul. Depuis quatre mois, j'ai l'impression de chuter. Je suis tombé de haut quand il m'a dit qu'il partait, mais j'ai l'impression que je n'ai toujours pas touché le sol. J'ai peur. J'ai l'impression que je ne m'en remettrai jamais.
En même temps, comment je suis censé faire ? Il était le joueur que j'admirais le plus depuis des années. Il était mon premier crush de collège, il a été ma première relation, mon premier baiser, ma première fois, mon premier tout. J'ai l'impression que les neuf mois que j'ai passés à ses côtés étaient les plus heureux de ma vie, que j'ai consommé tout le bonheur auquel j'avais droit d'un seul coup, et que je n'arriverai plus jamais à trouver de la joie ailleurs.
J'allume mon téléphone. Je m'en veux, mais je ne peux pas m'empêcher d'ouvrir ma galerie. J'ai supprimé toutes nos photos quand on a rompu, et des photos de nous, j'en avais des centaines puisqu'il adorait qu'on fasse des selfies ensemble. J'en ai juste gardé une... C'est celle que Suga-san avait prise le soir de mon anniversaire, le soir de notre première fois, quand il était venu me chercher devant Karasuno. Dessus, on est en train de s'embrasser. Il a ses mains posées sur ma taille et j'ai les miennes autour de son cou, comme j'aimais faire.
Je ferme la galerie avec l'impression d'avoir une pierre à la place du cœur, et j'ouvre mes fils de conversation pour retrouver ses derniers messages.
Oikawa Tooru [24.03.2013 01:23] : Tobio, je le répète, je suis vraiment désolé. Je te souhaite le meilleur pour la suite, tu le mérites.
Oikawa Tooru [26.03.2013 19:57] : Je comprends que tu ne veuilles plus me parler. Merci pour tout, sincèrement.
Je suis un vrai maso de m'infliger ça. C'est peut-être la millième fois que je relis ses messages, mais ça a toujours le même effet sur moi, et je vois tout flou. Mes yeux sont mouillés. Au moins, je n'ai pas pleuré devant lui. Et je ne lui ai jamais répondu. Mais des fois, j'aimerais qu'il sache combien je souffre sans lui.
Ce qui me saoule, encore plus que le reste, c'est l'espoir. Je me dis que, peut-être, il se rendra compte que l'Argentine ne lui convient pas et il reviendra. Iwaizumi-san a dit qu'il y a une chance que ça arrive. Et si ça arrive, alors, peut-être que je pourrais lui pardonner. Peut-être qu'on pourrait se remettre ensemble et reprendre notre relation où on l'a laissée. Je n'arrive pas à me résoudre à l'idée que je ne puisse plus jamais me blottir contre lui. Et la pensée qu'il trouvera peut-être quelqu'un d'autre, là-bas -ça me fait mal physiquement. Je n'arrive pas à y penser.
Miwa me dit que c'est normal, que c'est la première rupture, qu'il faut laisser du temps mais que ça finira par passer. Je crois qu'elle se trompe. Je crois qu'elle n'a jamais connu ce que je traverse en ce moment. Je crois que personne n'a vécu ce que je traverse en ce moment.
Peut-être que je devrais lui envoyer un message. J'y ai pensé tous les jours, toutes les heures depuis qu'on s'est séparés. Juste un. Quelque chose de banal, salut ça va ? ça se passe bien en Argentine ? tu regrettes pas trop d'être parti ? ça te fait quoi de m'avoir brisé le cœur ? ou, non, je ne sais pas, une phrase toute bête pour relancer une conversation, t'as regardé la finale ? tu étais dans les gradins ? mais bon, j'aurais l'air de quoi ? Qu'est-ce qu'il va penser de moi ? Que je n'arrive pas à surmonter la rupture ?
C'est vrai, je peux pas le nier. Mais je ne veux pas qu'il le sache. Je veux que personne ne sache. Je veux rester fort. Si je dois être un roi solitaire, autant l'assumer jusqu'au bout.
Je ferme la conversation et je parcours un peu mes autres discussions. Il faudrait quelqu'un pour me distraire. Pas Hinata, je lui fais la gueule jusqu'à demain. Suga-san, peut-être ? On a beaucoup discuté, mais j'ai l'impression que ses mots sonnent creux, et je n'ai pas envie de reparler encore des mêmes choses avec lui, il faut que j'aille de l'avant. Miwa doit être au travail. Je soupire, je roule sur le dos. Hinata a raison, j'ai pas vraiment d'amis. Ou peut-être que je peux envoyer un message à Brocolis 2 ?
Mon téléphone vibre pour me notifier d'un message. J'aimerais dire que, comme tout à l'heure, par un lien de pensée à coïncidence, j'ai cru que c'était Brocolis 2, mais non, un vieil automatisme dans ma tête a encore espéré que ce soit lui. Quel idiot, sérieux. J'allume mon téléphone en me disant que ça doit être une pub.
Ah. Je lis le nom de l'expéditeur. Su-per, manquait plus que lui pour passer une belle journée de merde.
Miya Atsumu [22.07.2013 10:48] : Tobio-kun, tu seras à Tokyo pour les Nationales ?
Moi [22.07.2013 10:48] : non.
Miya Atsumu [22.07.2013 10:49] : Le prix du meilleur passeur est pour moi, alors.
J'en ai rien à foutre, Miya-san, rien à foutre, c'est pas le moment. Je soupire, puis je me rappelle que je voulais quelqu'un pour me distraire, et que le timing de son message n'est peut-être pas si dégueu.
Miya Atsumu [22.07.2013 10:54] : C'est con que tu sois pas qualifié.
Miya Atsumu [22.07.2013 10:55] : J'aurais bien aimé rejouer contre ton équipe.
Quand je lis ses messages, j'entends son accent du Kansai. C'est perturbant.
Moi [22.07.2013 10:56] : c'est Dateko qui s'est qualifié. Ici on les appelle « le mur de fer ».
Miya Atsumu [22.07.2013 10:56] : tellement loquace aujourd'hui Tobio-kun, je vais pleurer.
Moi [22.07.2013 10:58] : on se qualifiera au tournoi de printemps.
Miya Atsumu [22.07.2013 10:59] : t'as intérêt.
Je me demande si Miya-san m'apprécie. Je n'arrive pas à le cerner. Je lui en veux toujours de m'avoir traité de soumis pendant le camp des All-Japan Youth. Je reconnais que c'est un excellent passeur, et que j'aime bien frapper ses passes à l'occasion, d'ailleurs. Peut-être que c'est parce qu'en mars, il m'a dit que son choix de partir était dû au fait que Miya-san et moi, on était catégorisés comme les futurs passeurs nationaux. J'aurais préféré que ce soit Miya-san qui parte à l'autre bout du monde.
Mais c'est pas le cas. Faut que je m'y fasse. Et, aussi, il faut que je me débarrasse de cette colère qui ne me quitte pas depuis le printemps et qui retombe sur tout mon entourage. Je sais vers qui elle est dirigée. Je sais qui l'a provoquée et qui la mérite. Mais j'arrive pas à le détester. Je suis toujours aussi perdu. Je gère trop mal mes émotions, je le sais, je fais n'importe quoi, je mélange la tristesse, la colère et la rancune. J'aimerais que Kazuyo soit là pour m'aider. Dans un moment comme ça, je me rends compte de combien il me manque.
Je laisse Miya en vu, j'enfouis la tête dans mon oreiller. Silencieusement, j'articule son prénom, comme une incantation, comme si ça allait établir une connexion entre nous, d'un bout du monde à l'autre, d'une extrémité du fuseau horaire à l'autre. Qu'est-ce que tu fais, là-bas ? A qui tu parles ? A quoi tu penses ?
Rien ne se passe à part dans ma tête. Ma mémoire se ravive. J'ai l'impression de respirer son odeur. Je revois les nuances exactes de la couleur brune de ses yeux. J'entends ses intonations graves et sensuelles. Tobio. Mes lèvres bougent de nouveau. Tooru. Elles ont un goût de sel. Le présent est douloureux, et les souvenirs, eux, sont d'une douceur perfide.
Je laisse tomber. Je crois que je vais me rendormir.
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