NovaCorp
Pour le concours de @reidrev : placer un méchant vraiment méchant
Bonus : et trois noms de fleurs
« Professeur Xarach ! Je vous en prie, entrez !
— Monsieur Sellman.
Juan Xarach salue froidement l'homme d'affaire tout en pénétrant dans son bureau. Il sait que la confrontation va être rude. Le simple fait de voir Rick Sellman aussi avenant et enjoué prouve que l'autre est bien trop à l'aise, comme s'il savait déjà qu'il allait l'emporter quoi qu'il arrive.
La pièce est grande et lumineuse, meublée avec goût sans être trop tape-à-l'œil. Sur les murs on retrouve des photos encadrées représentant les plus beaux paysages où s'est implantée NovaCorp, l'entreprise dirigée par Sellman – ou dirigée par une holding dirigée par une société dirigée par Sellman ? Juan est un scientifique, il n'y connait pas grand-chose à l'économie ni aux montages financiers complexes de son interlocuteur. On lui a plus au moins expliqué qu'à force de rachats plus ou moins opaques, NovaCorp était possédée par NovaCorp, ce qui lui semblait tomber sous le sens.
Quoi qu'il en soit, c'est Rick Sellman qui a la mainmise sur le groupe et décide de sa stratégie. Evidemment, il n'est pas au-dessus des lois, et l'exploitation des ressources extra-terrestres est soumise à des règles plus strictes encore que celles régissant la Terre. Hors de question de jouer les cowboys de l'espace et de laisser les nouvelles colonies faire n'importe quoi comme sur la planète mère. C'est pour ça que Juan est là aujourd'hui, en tant qu'expert qui a rendu un rapport défavorable pour l'exploitation d'Europe, le satellite de glace de Jupiter. Il assume tout ce qu'il a dit et démontré dans son rapport et ne devrait même pas être ici. NovaCorp ne peut pas avoir Europe, c'est la loi, il n'y a rien à y ajouter.
Ses supérieurs ont insisté pour qu'il réponde malgré tout à l'invitation de Sellman. Une question de diplomatie. De ne pas se fâcher avec l'entreprise qui gérait tant de domaines de l'exploration spatiale.
C'est juste déstabilisant de voir un homme ayant perdu sourire autant.
Rick Sellman n'est plus tout jeune et il ne se soucie pas de le cacher. Il n'a pas non plus l'allure fringante d'un politicien prêt à toutes les amabilités pour séduire les foules. Il a son propre charme. Comme une certitude, dans sa voix, dans ses manières, qu'il a raison et que son interlocuteur raisonnable ne pourra que se ranger à son avis. Du charisme qui s'exprime facilement, même dans les échanges les plus anodins :
— Professeur Xarach, c'est un plaisir de pouvoir vous parler. J'aurais aimé que nous puissions nous rencontrer plus tôt... Avant votre mission, peut-être. Ҫa nous aurait permis de mieux nous comprendre, être sur la même longueur d'onde... Puis-je vous proposer quelque chose à boire ?
— Non merci. Pour être honnête, je n'ai aucune idée de ce que je fais là. Vous avez lu mon rapport, il n'y a rien à ajouter. Europe abrite de la vie, on ne peut pas y aller.
— Pourtant, vous en revenez tout droit, non ?
— Nos missions scientifiques prennent soin de...
— Oui, je m'en doute. Jamais vous n'auriez écrasé une pâquerette. Vous êtes au-dessus de tout ça.
— Une mine n'a rien à voir en termes de dégâts sur l'écosystème avec une expédition scientifique et vous le savez très bien.
— Bien entendu. Bien qu'on puisse estimer que, puisque NovaCorp compte prendre uniquement la glace à la surface et ne pas toucher à l'océan intérieur, que les charmants petits passagers d'Europe ne se rendront compte de rien. Ce serait comme prélever de la silice sur la Terre. On en a tellement qu'on serait bien content de s'en débarrasser !
— Ҫa impactera leur écosystème et les conséquences pourraient être désastreuses. Au nom de la préservation des espèces extraterrestres, vous ne pouvez pas y aller.
— Certains de nos scientifiques remettent en question...
— Qu'ils viennent déposer leurs arguments et leurs recours au Fond de Gestion des Exovies, la commission se chargera de trancher. En attendant, moi je n'ai rien de plus à ajouter.
Juan se lève, prêt à faire une sortie digne, mais s'arrête net en entendant un bruit complètement inattendu : le lent battement des mains de Rick qui l'applaudit :
— Excellent, Professeur ! Je dois vous avouer que vous avez tout mon respect, que dis-je, toute mon admiration pour votre rigueur et votre professionnalisme !
Sellman se penche sur son bureau et ajoute d'un chuchotement faussement complice :
— D'ailleurs, nous aurions bien besoin de talents comme le vôtre au sein de NovaCorp ! Vous ne seriez pas intéressé par un salaire à six chiffres ? Vous êtes sûr ?
Puis il reprend sa composition habituelle :
— Allons, Professeur Xarach, rasseyez-vous. Ce n'était qu'une petite mise en bouche pour voir ce que vous avez dans le ventre. Je sais très bien que votre rapport est parfaitement juste et que jamais la commission ne le désavouera. Nos propres recherches vont dans le même sens. Aussi ce n'est pas pour ça que je vous ai demandé de venir.
Il se lève et arpente le bureau à pas lent, prenant le temps d'admirer la vue. Le bureau de Sellman donne sur la ville, on peut distinguer les logos des grandes entreprises incrustés parmis les miroitements des tours de verre. En face, la fleur de lys de Royal Spacial surplombe le smog rougeâtre de la rue. Un symbole de pouvoir de plus. Intrigué malgré lui, Juan revient vers son siège, mais ne s'y assoit pas encore.
Rick soupire :
— N'est-ce pas magnifique que malgré toutes les catastrophes climatiques engendrées par l'homme, nous n'ayons toujours pas éradiqué toute vie sur Terre ?
Il se tourne à moitié vers le professeur et ajoute avec un sourire complice :
— Parce qu'il faut bien avouer que c'est une belle et bonne résolution de préserver à jamais la vie extraterrestre, mais celle qui nous entoure était la plus belle, la plus riche et la plus foisonnante que notre système stellaire ait connu. De la beauté exquise d'une rose à la férocité d'un tigre, en passant par la redoutable efficacité d'une araignée, nous sommes entourés de merveilles ! Les quelques poissons et les innombrables planctons d'Europe ne tiennent pas une minute la comparaison. Et pourtant, une grande partie de ces merveilles, nous les avons détruites de nos mains, ou empoisonnées lentement. Mère Nature a élevé des enfants bien ingrats, il faut l'admettre.
— Où voulez-vous en venir ?
Sellman fait tranquillement le tour du bureau pour s'installer à nouveau face à Juan, toujours aussi souriant :
— Voyons, professeur, vous êtes un homme intelligent. En rédigeant votre rapport, vous avez bien dû comprendre quelles allaient être les conséquences.
— Je...
— L'eau, professeur. C'est le nœud du problème. Notre planète bleue est toujours riche en eau, mais elle s'avère bien pauvre en eau non polluée, sans oublier qu'il est compliqué d'envoyer cette eau dans l'espace. Nos bases lunaires et martiennes ont besoin d'un apport conséquent et régulier pour se développer, sans oublier nos centres de construction et nos stations spatiales. Des milliers et bientôt des millions d'humains, d'animaux et de végétaux vivent dans l'espace et sont dépendants de cette eau pour vivre, que ce soit pour la boire, pour faire croître leur nourriture ou même pour générer de l'oxygène. Europe était une solution à ce problème. Vous nous privez de cette solution. Que croyez-vous que nos spationautes vont en penser ?
— Je... ce n'est pas...
— Pardon, vous disiez ? Allons, je sais que vous y avez réfléchi. Vous êtes un exobiologiste de renom, vous passez la moitié de votre vie dans l'espace. Le sort de vos concitoyens ne vous est sans doute pas indifférent.
— Ce n'est pas à moi de gérer les ressources de l'espace ! Et si nous n'avons pas les moyens d'y envoyer plus d'humains, nous n'y enverrons pas plus d'humains. La conquête spatiale se fera dans les règles, même si ça doit prendre du temps.
— Je vois. Et bien, malheureusement, ici à NovaCorp, nous ne disposons pas du luxe d'attendre. Le système est dans un équilibre précaire, s'il cesse de croître, tout s'écroule. Et quand je dis tout, je parle entre autre des navettes, du ravitaillement et des systèmes de survie de milliers de personnes. Vous comprenez que cette idée ne m'enchante guère.
Juan sent la sueur commencer à couler le long de son dos. Il sait qu'il n'a rien à voir avec ça, et que la menace que Sellman fait flotter dans l'air ne peut être qu'une menace, jamais on ne le laisserai abandonner purement et simplement les spationautes... Mais quelque chose, dans le ton doucereux de son interlocuteur, ou peut-être la froideur de son regard, l'effraie de plus en plus. Une certitude que Sellman serait tout à fait prêt à mettre sa menace à exécution si quelqu'un contrariait ses projets bien huilés.
Il se secoue. Tout ça est ridicule, et si Sellman passe autant de temps pour le convaincre, c'est parce qu'il n'a plus d'autres issues. Juan demande sèchement :
— C'est tout ? Si vous n'avez rien d'autre à me demander, je m'en vais immédiatement.
— Non, ce n'est pas tout. Parce qu'il y a un autre élément que vous n'avez pas pris en compte, professeur Xarach. Les lois sont écrites de la main de l'homme, et peuvent être défaites. Les sénateurs entament demain l'examen d'une proposition de loi rédigée par nos lobbyistes les plus diligents. Le but de cette loi est d'autoriser certaines... entorses aux lois de protection des exovies, dans le cadre d'une protection des vies humaines. Une brèche dans laquelle nous n'aurons aucun mal à nous engouffrer. Hors votre expertise sera sans aucun doute sollicitée lors de l'examen de cette nouvelle loi...
— Je leur dirais de la rejeter. C'est une honte ! Comment oser-vous préparer froidement un écocide et menacer des vies humaines pour...
— Ttt, allons, professeur, comme vous y allez ! Je cherche juste à récolter un peu de glace pour nos spationautes et c'est comme ça que vous me traitez ? Comme un écocidaire ? Un assassin ? J'ai bien peur que vous ne soyez biaisé par la peur de perdre votre poste face à nos experts...
— Que... mais de quoi vous parlez ?
— De vos peurs. De vos doutes. De vos névroses. Dressez-vous contre NovaCorp et vous verrez toute votre vie, vos émotions et vos pensées scannées, étudiées au peigne fin, jusqu'à ce que nos experts découvrent comment prouver que vous êtes indigne de confiance, après quoi il ne restera plus qu'à faire passer la loi, démolir votre rapport et reprendre la bonne marche de notre activité. Votre résistance ne sera pour nous qu'un retard désagréable mais au final rattrapable. En revanche, votre aide contribuerait grandement à un développement efficace et serein de la recherche spatiale en général et de l'exobiologie en particulier. Vous comprenez ?
Juan ne parvient même plus à regarder son interlocuteur. Du bluff. Tout ce cirque est forcément du bluff, non ?
Sellman s'est levé à nouveau et lui tapote affectueusement l'épaule :
— Je ne vous demande pas de me répondre maintenant. En fait, vous n'avez pas besoin de me répondre du tout. Rentrez chez vous, réfléchissez à tout ça, dormez si vous le pouvez... Vous saurez prendre la bonne décision le moment venu, j'en suis persuadé. Permettez que je vous raccompagne.
Hébété, Juan se laisse guider jusqu'à la porte du bureau. Sellman conclut en lui serrant la main :
— Au plaisir de vous revoir, mon cher professeur. En attendant, faites-moi plaisir : prenez soin de vous ! Je vous trouve une bien mauvaise mine. Vous ne voudriez pas qu'on pense que vous êtes en train de craquer, non ? »
La porte se referme sur un rire d'ogre.
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