Crystal Castle - île flottante de Djaha

Une joyeuse cacophonie règne dans l'unique salon de cristal. Emedna Consuli tente de répondre à toutes les questions qui fusent autour d'elle. L'anxiété des candidats est palpable face à la première épreuve à venir. Ils ont besoin de réponses. Certains de conseils. D'autres d'être rassurés. Pas moi. Je n'ai besoin que d'une bibliothèque et de temps.

Je cherche désespérément une échappatoire à cette torture, mais toute sortie reste invisible. Quel étrange endroit. La bibliothèque du palais m'en apprendra peut-être davantage sur ce mystérieux salon visiblement aussi farceur que le reste du palais.

Les murs transparents laissent pourtant deviner une sortie, dissimulée juste derrière la vice-présidente de la société Hope. Cependant, comment disparaître sans être vue ? Je flâne de manière détachée en direction de la seule issue tout en feignant d'observer une lunette astronomique d'un autre temps.

Malheureusement, une main me saisit par le poignet au moment où la voie était libre. Achille. Sa paume est chaude, son regard navré.

- Lapis, murmure-t-il tout en plantant ses yeux clairs dans les miens. Je ne pensais pas ce que je t'ai dit.

Un geste brusque et me voilà libérée. Ma réponse fuse, cassante, terrible.

- Pas maintenant, Achille.

Je me détourne et trottine vers la sortie lorsque la voix d'Emedna tonne, puissante, au-dessus du tumulte ambiant.

- Lapis-Lazuli ? Vous nous quittez déjà ? C'est fort regrettable, car j'avais à vous parler.

Elle se redresse de toute sa grâce, une grâce à la fois froide et glaçante et entreprend de lisser sa jupe avant d'ajouter:

- Sortez. Je dois m'entretenir seule avec Lapis-Lazuli.

À l'instant présent, tous me dévisagent. Citrine me lancerait des éclairs si elle le pouvait. Je me demande d'ailleurs quel est son pouvoir. Peut-être devrais-je me montrer plus prudente à son égard, elle ne me porte pas dans son coeur, c'est évident. Convoiterait-elle Persée ? Cela ne serait pas étonnant. Sa beauté est transcendante et il est le fils illégitime de la grande Ursula, la déesse guerrière la plus puissante du royaume. Persée, un demi-dieu, en sommes. Un parti alléchant pour une jeune demoiselle célibataire issue d'une riche famille. Je chasse Persée et Citrine de mes pensées alors que le silence est retombé. Il ne reste plus qu'Emedna et moi, s'affrontant du regard. Que me veut-elle au juste ?

- Lapis, ma chère. Je suis navrée pour Miss Diamond. Elle était l'une de mes amies. Sa mort est une bien funeste nouvelle.

L'une de ses amies ? Je ne l'ai pourtant jamais vu dans la Bulle-Home de Miss Diamond ni à l'une de ses grandioses réceptions.

- La grande Halanà m'a fait part de votre voeu. Je comprends cette envie que vous chérissez d'assister à sa cérémonie céleste afin de lui faire vos derniers adieux. Malheureusement, je suis dans l'impossibilité d'accepter. La compétition a commencé. La première épreuve aura lieu demain. Vous ne pouvez pas vous absenter. Il serait regrettable que l'affaire s'ébruite, pour vous comme pour moi.

Dos droit, mâchoires serrées, je tente de garder toute forme de dignité dans cette bataille qui est perdue d'avance.

- Dans ce cas, je n'ai pas d'autre choix que d'abandonner cette compétition. Je dois assister celle qui a été comme une mère pour moi dans ce dernier voyage qu'est l'au-delà. Cela m'est crucial.

Emedna se raidit imperceptiblement, ses yeux se durcissent dans leur orbite. Une tempête va s'abattre, j'en ai bien peur. Mais contre toute attente, Emedna bascule sa tête en arrière puis un rire glaçant ricoche contre les parois du salon de cristal. Je me statufie.

- À ta place, je n'abandonnerais pas, se reprend-elle, passant du vouvoiement au tutoiement, un rictus mauvais placardé sur ses lèvres ourlées de rouge à lèvres. Les rumeurs sont rapides, efficaces, dévastatrices. Penses-tu que tu serais la bienvenue à la cérémonie céleste de Miss Diamond si le monde apprenait que c'est toi qui as orchestré l'assassinat de celle qui t'a recueilli afin de faire croître ta cote de popularité ?

L'épouvante me terrasse lorsque je comprends la menace qui pèse sur moi comme une épée de Damoclès. Emedna Consuli serait-elle capable d'une telle abomination ? La peur doit se lire dans mon regard, car Emedna s'approche de moi, machiavélique, avant de se saisir d'un téléphone holographique.

- Je suis extrêmement puissante Lapis, ne l'oublie jamais. Il me suffit d'un appel pour te briser, un seul.

La vice-présidente de la société Hope compose déjà un numéro dont les chiffres s'inscrivent dans le vide. Mon coeur tambourine dans ma poitrine, je vais défaillir. Elle me dévore de ses yeux de vipère alors qu'une voix masculine décroche.

- Emedna ? Comme je suis ravi que tu appelles . . .

- Arrêtez ! m'écrié-je, soudain prise de panique. Vous avez gagné. Je n'abandonnerais pas.

- Emedna ? Allô ?

Cette femme me torture. Les minutes s'égrainent. Va-t-elle répondre ? Signera-t-elle la fin de mon existence ? Je ne respire plus, mes poumons sont en feu.

- Excellent choix Lapis-Lazuli ! Tu es moins têtue que tes parents, persifle-t-elle avant de faire disparaître l'appareil dans l'une des poches de son tailleur. Maintenant, disparais, j'ai à faire.

Un cauchemar. C'est un cauchemar. Mes jambes tremblent sous mon jupon et peinent à me soutenir. Je titube vers la sortie sans même me retourner. Le visage diabolique d'Emedna est comme incrusté dans mon esprit et je sens son regard qui taillade mes omoplates. Cette femme est bien plus dangereuse que je ne le pensais. Je dévale plusieurs séries de marches, la gorge nouée. Respirer. Je dois respirer. Par je ne sais quel enchantement, je réussis à regagner mes appartements sans trop de difficulté. Une fois la porte de mon refuge fermée, l'angoisse se dissipe, du moins en partie. Dans quel piège sordide suis-je tombée ? Cette compétition n'est-elle qu'abjectes manipulations ? Je tente de reprendre mes esprits. Me faire accuser d'un crime terrifiant: Emedna est prête à tout pour me faire taire et m'asservir. Elle connaissait mes parents. Comment est-ce possible ? J'étouffe. Cette robe n'est qu'un leurre. On veut me faire porter le deuil de Miss Diamond qu'en apparence et me priver de l'ultime adieu en prenant à la gorge.

Sisyphe n'est pas là. J'aurais tant besoin de son aide pourtant. Ma détresse ne semble avoir aucune limite. Mes mains tremblent. Je ne sais que faire. Quelqu'un entre sans prendre la peine de frapper.

- Lapis.

Achille. Encore. Cette fois, je n'ai pas la force de le repousser. Sa persévérance l'honore en un sens. Il n'a rien d'un perdant et j'ai tout à perdre en faisant de lui un de mes ennemis. Sa présence me rassure sans que je puisse l'expliquer. J'aimerais qu'il me réconforte de ses bras puissants et protecteurs. Qu'il coule son regard apaisant sur moi.

- Je m'excuse de t'avoir ainsi traitée, à tort, déclare-t-il tel un petit enfant surpris en train de faire une bêtise. À vrai dire, je me suis terriblement inquiété. Lorsque l'on t'a trouvé près du lac, tu respirais à peine. J'ai cru un instant . . .

N'y tenant plus, je me retourne et affronte son visage meurtri par le regret. J'avance dans sa direction alors qu'il se fige. L'incompréhension se lit dans ses yeux. Bientôt, seuls de maigres centimètres nous séparent. Son souffle caresse mon épaule avec délicatesse, sa présence enivre mes sens.

- Je te pardonne, Achille, murmuré-je avant de plonger aux creux de ses bras.

Il m'accueille sans la moindre résistance et je devine même un fin sourire sur ses lèvres pleines. Ce réconfort, j'en avais besoin. Le temps se fige. Pour la première fois depuis que le tourbillon de cette compétition s'est emparé de moi, je me sens bien. Même si Achille agit selon les ordres de la grande Halanà, je sais qu'il ne me fera pas de mal. Je peux lui faire confiance, du moins jusqu'à un certain point. J'aimerais que cet instant demeure à jamais, mais le temps presse. À contrecœur, nos deux corps se séparent et la chaude étreinte qui était la nôtre se fane.

- Achille, si nous voulons sortir indemnes de cette compétition, nous allons devoir la gagner, ensemble, déclaré-je, solennelle.

La lueur qui pétille tout à coup dans le regard de mon unique allié renforce ma détermination. À deux, nous serons plus forts.

- J'aime tout particulièrement la Lapis-Lazuli que j'entraperçois, répond-il d'une voix suave qui lui va si bien. J'ai l'impression que vous me faites enfin confiance, ma chère.

Un sourire charmeur passe sur mon visage.

- Je t'offre ma confiance Don Juan, mais ne t'emballe pas, je ne t'ai pas encore offert mon coeur.

Il ricane. Il est beau comme un dieu.

- Ça ne saurait tarder, princesse, me charme-t-il.

Le jeune homme au teint hâlé et au regard clair me saisit par la taille et colle à nouveau son corps au mien. Je sens son souffle qui gonfle sa poitrine. Rauque. Cette fois, notre étreinte n'a rien de réconfortant: elle est électrique.

- Et maintenant, ma chère, peux-tu me dire ce que tu faisais réellement près du lac la nuit dernière ?

Sur ce coup-là, le beau Achille m'a prise au dépourvu. Je pose délicatement un doigt sur sa bouche.

- Chut c'est un secret ! minaudé-je, peu farouche. Tu sais où me trouver ce soir. J'ai des recherches à faire. Peut-être qu'alors, je te révèlerai ce qui ne doit pas l'être. Mais attention, je crains que les murs de ce château aient des oreilles. Il serait plus prudent ne pas être vu trop souvent ensemble.

Achille me décoche un clin d'oeil avant de disparaître: j'ai des papillons dans le ventre. Grâce à lui, je découvrirai la vérité. Grâce à lui, je détruirai Emedna et vengerai la mort de Miss Diamond.