XVIII. L'oiseau saura-t-il se libérer de sa cage dorée ?
Crystal castle - île flottante de Djaha
Ma vue est trouble. Mes jambes me soutiennent difficilement. Le sol se dérobe sous moi et j'ai l'impression de chuter indéfiniment dans de ténébreux abysses. Une voix masculine crie mon nom, je l'entends à peine. Il ne me faut que quelques minutes pour parcourir les centaines de marches qui me séparent de mes appartements. J'étouffe. Mes mains tremblent. Lorsque je pousse violemment la porte démesurée de ma suite, Sisyphe, pelotonné sur une chaise, sursaute.
Je ne peux retenir davantage les larmes qui menaçaient. Je m'assois sur le rebord du lit et laisse ma tristesse se déverser. Miss Diamond est morte. La phrase résonne dans mon esprit en une boucle infinie. Je ne veux pas y croire. Elle était comme une mère pour moi. Cette terrible nouvelle est si soudaine et inattendue que de nombreux sentiments m'habitent.
La truffe froide de Sisyphe sur mon bras m'arrache un léger frisson.
- Que s'est-il passé ? me demande-t-il simplement.
Les mots se bloquent dans ma gorge alors que je pose des yeux vitreux sur lui. Je suis anéantie. Sisyphe n'insiste pas devant mon mutisme et vient se lover sur mes genoux tremblotants. Mon corps est secoué de spasmes que je peine à contrôler. Le visage doux et rassurant de Miss Diamond hante mes souvenirs. Son regard protecteur glisse sur moi et s'évanouit tel un fantôme du passé. Elle était ma seule famille.
Un coup, puis deux résonnent dans la pièce. Je tente tant bien que mal d'essuyer mes joues meurtries par le sel de mes larmes indomptables.
- Entrez, murmuré-je d'une voix éraillée.
La tête de Miss Jade apparaît dans l'encadrement de la porte. Les traits de son visage sont tirés, son sourire ravageur a disparu en même temps que sa superbe.
- Puis-je ? demande-t-elle à demi-mot.
J'acquiesce d'un geste las. Ai-je vraiment le choix ?
La tigresse prend soin de bloquer la porte avec une chaise pour que nous ne soyons pas dérangés puis elle me rejoint. Sisyphe a disparu à temps. Sous son camouflage, difficile de le repérer.
- Ma chère Lapis. Je suis de tout cœur avec vous. J'imagine le choc que ce doit être pour vous alors que la compétition vient tout juste de commencer, murmure-t-elle les yeux rivés sur la pointe de ses chaussures.
Ses formules de politesse et sa compassion m'effleurent à peine. Mes forces m'ont quitté. Je suis vide. Seuls les souvenirs de ma vie passée défilent dans mon esprit.
Quelques secondes plus tard, mes larmes se tarissent alors qu'une question m'obsède, sournoise, lancinante.
- Que lui est-il arrivé ? bredouillé-je, perdue. Elle était en parfaite santé.
Un long silence s'installe. Miss Jade hésite.
- Je préfère être honnête avec vous, ma chère enfant. Il semblerait que la mort de Miss Diamond ne soit pas accidentelle. La grande Halanà a dépêché les meilleurs nécromanciens de Dark-City pour faire lumière sur cette affaire avant qu'elle ne s'ébruite. Vous n'êtes pas sans savoir qu'il n'y a pas eu de meurtres dans la cité depuis des dizaines d'années.
La tristesse se dissipe en mon cœur et laisse place à une violente et soudaine colère. La grande Halanà avait prédit mon funeste destin. À l'époque, elle savait déjà pour la mort de Miss Diamond. Dans cette vasque, elle avait entrevu l'avenir. Alors pourquoi ? Pourquoi l'avoir laissée mourir ? Son décès était forcément accidentel.
- Il s'agit donc d'un meurtre délibéré ? m'étranglé-je, d'une voix anormalement aiguë.
- J'en ai bien peur, chuchota Miss Jade tout en jetant des regards inquiets par-dessus son épaule.
- Pourquoi ? Pourquoi assassiner Miss Diamond ? Pour sa fortune ? insisté-je, avide de réponses.
Miss Jade se redresse tout à coup et commence à faire les cent pas sur le tapis egyptian qui recouvre le luxueux parquet.
- N'avez-vous donc pas compris, ma chère ? C'est pour vous atteindre vous qu'elle a été tué.
La révélation de la tigresse me laisse sans voix. M'atteindre moi ? L'insignifiante main-verte encore inconnue il y a peu ?
- Vous ne vous rendez pas compte des enjeux qu'implique une telle compétition. L'immortalité est un trésor inestimable mon enfant, et de noirs dessins se tissent dans l'ombre, j'en ai bien peur.
Tout à coup, je prends conscience que je ne suis plus en sécurité. Peut-être même que mon assassinat est déjà programmé. Je déglutis avec difficulté, anxieuse.
- À partir de maintenant, vous et moi allons devoir faire très attention Lapis-Lazuli, me prévient Miss Jade tout en se précipitant vers la porte. Ne faites confiance à personne, vous m'entendez ? Personne. Pesez vos mots et surtout, ne dites rien à qui que ce soit sur cette histoire, c'est bien compris ?
Soucieuse, je me redresse à mon tour.
- C'est compris, Miss Jade. Vous pouvez me faire confiance.
Un triste sourire sur dessine sur le visage de la tigresse.
- Je dois y retourner à présent, mon absence risque d'être remarquée et nous ne pouvons pas éveiller les soupçons. J'expliquerai aux convives que vous étiez souffrante et que vous vous êtes retirée dans vos appartements. Bloquez votre porte et n'ouvrez à personne, débita-t-elle d'une traite avant de fermer la porte d'un coup sec.
Ses talons claquent dans le couloir. Quelques secondes plus tard, le bruit se fait plus lointain. Puis, il disparaît. Je bloque à nouveau la porte à l'aide d'une chaise, soudainement envahie par une aiguë paranoïa. Sisyphe réapparaît à mes pieds, désactivant son camouflage. Sa fourrure a changé de couleur. Elle était aussi noire que l'ébène et à présent, c'est un pelage bleu nuit qui recouvre son corps métallique.
- Quelle bien triste nouvelle Lapis. Miss Diamond ne méritait pas d'être ainsi traitée. C'était une grande dame. Sa mort m'accable. Cependant, ce qui m'inquiète bien davantage c'est ta sécurité, admet-il tout en sautant sur une table basse avec agilité.
- Il est certain que celui ou celle qui a fait ça ne veut pas de moi dans cette compétition. Pourquoi ? Je n'en ai pas la moindre idée, mais ce dont je suis certaine, c'est que cet évènement ne laisse pas le choix : il faut que je me retire de cette course à l'immortalité. Je dois m'entretenir avec Emedna Consuli au plus vite afin de rompre le contrat qui me lie à la société Hope. Je suis certaine qu'ils n'auront aucune peine à trouver meilleure candidate que moi.
Sisyphe scrute la nuit de ses yeux perçants. Il perçoit du mouvement dans le labyrinthe.
- J'espère que cette Emedna Consuli saura faire le juste choix, conclut-il finalement, ailleurs. Tu devrais te reposer maintenant Lapis. Je veillerai sur toi cette nuit.
Sisyphe a raison. Me réfugier dans le sommeil me permettra d'oublier durant quelques heures la tristesse et la colère qui me rongent. Demain, il me faudra mentir. Demain, il me faudra masquer la douleur par un doux sourire. Demain, mes larmes ne devront être qu'intérieures.
Une fois ma robe enlevée et mes cheveux coiffés, je me glisse dans les draps de soies à l'infinie douceur. Le sommeil guette déjà. Éprouvée, le monde des rêves me happe en un tourbillon de couleurs alors que mes paupières sont à peine clauses.
***
Miss Diamond se tient devant moi. Elle est splendide. Son visage rayonne et sa peau laiteuse brille sous la lumière aveuglante d'un astre bleuté. Elle flotte dans le ciel. Je tends mon bras pour la toucher, mais la troublante illusion s'éloigne. Ses lèvres murmurent d'incompréhensibles paroles. Je l'appelle. Je dois lui parler. L'apparition se dérobe davantage, inaccessible. Une étrange douleur enserre soudain ma poitrine. Violente. Aiguë. Je crie.
***
En sueur, je me réveille. Le cœur battant, les pupilles dilatées, je mets quelques secondes à comprendre où je me trouve. À Crystal Castle. Dans une chambre. Je tends l'oreille envahie par une peur incompréhensible mais le château est silencieux. Il est endormi. Une faible lumière filtre à travers les baies vitrées qui donnent sur l'immense labyrinthe suspendu de Pasiphaé.
- Sy ?
Ma voix se perd dans le néant. Aucune réponse.
- Sisyphe ?
Le bougre a dû sortir. Je jette un regard apeuré à la porte: l'accès en est toujours condamné. Je respire.
- Je suis en sécurité, tenté-je de me persuader.
Malheureusement, la mort de Miss Diamond me hante et une foule de questions se pressent aux portes de mon esprit. Impossible de me rendormir. Les minutes s'égrènent. Le temps se fait interminable. Bientôt, j'étouffe dans cette chambre. Prisonnière d'un château qui m'est inconnu, la curiosité s'éveille. Je me glisse hors du lit à pas de loup et me drape d'une vieille robe défraîchie offerte par Miss Diamond. Mon cœur se sert à la vue des fleurs fanées qui s'étendent sur le tissu. Jamais je n'oublierai tout ce qu'elle a fait pour moi.
Les jardins de Crystal Castle sont splendides derrière les immenses fenêtres du château. La nuit drape les bosquets de jeux d'ombres et de lumières à la fois troublants et fascinants. Puisque je risque de quitter le château dans les prochains jours, je décide de visiter Djaha. Il serait dommage de ne pas explorer l'île légendaire avant mon départ.
Les couloirs du château sont déserts. La pénombre règne, le silence à ses côtés. Je me faufile à l'extérieur du château sans trop de difficultés en utilisant une porte dérobée adjacente à l'immense entrée principale : la porte des domestiques. Je l'avais repérée lors de notre arrivée avec Miss Jade.
L'air est frais, doux et agréable sur mes épaules dénudées. De sensuels parfums de fleurs embaument l'air. La nuit étoilée qui entoure l'île flottante est magistrale. La sensation d'étouffement que je ressentais jusqu'à présent se dissipe. L'immense labyrinthe de Pasiphaé s'étend à ma droite. Je n'en devine que l'entrée. Au loin, la grande cascade des cieux berce mes pensées de sa douce mélodie. Les paroles de Miss Jade me reviennent alors en mémoire. « Je te conseille le sol pleureur sur les berges du lac, son ombre y est protectrice ». Je décide donc de m'y rendre, guidée par les clapotis de la cascade.
Derrière moi, le château s'étend vers le ciel en une masse sombre et informe. À mesure que je me rapproche de la cascade, la végétation se densifie. Des craquements et autres bruits nocturnes accompagnent ma déambulation. Bientôt, le lac se dessine sous mon regard. Sa surface, miroitante, reflète la majestueuse voûte céleste qui illumine la nuit. La cascade s'est inversée. Un flot de gouttelettes se répandent dans le ciel puis disparaissent, emportées par je ne sais quelle artifices. Splendide.
Sur l'autre rive, telle une ombre, je discerne l'arbre de mes convoitises. De forme ovale et de taille réduite, il ne me faut que quelques minutes pour faire le tour du lac. Arrivée près des branches qui caressent avec délicatesse l'eau, je m'installe au pied du large tronc. Le saule est centenaire. Sa sagesse se déverse peu à peu en moi et apaise mes souffrances. Il sait que je suis là.
Je contemple avec émerveillement le monde hors du temps qui s'offre à moi, un monde qui me sera bientôt arraché. Ma décision est prise. Cette compétition n'est pas pour moi. Je suis certaine que la vice-présidente de la société Hope comprendra mon choix.
Mon esprit vagabonde. Je rêvasse. Tout est si calme. Une heure s'écoule durant laquelle je me ressource. J'observe le lac d'un œil distrait lorsqu'au pied de la cascade un scintillement capte mon attention. Faible reflet doré dissimulé parmi les flots. Une vive excitation m'envahit soudain. Cette cascade renferme un secret qu'il me faut à tout prix dévoiler.
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