Chapitre Deux (Byeongkwan)
Aroal est un village qui aime se dire soudé, et l'omniprésence de fermiers fait que même pendant les dures périodes de l'hiver, nous sommes rarement en manque de nourriture au point de devoir simplement se rationner. Alors une fois par mois généralement, une sorte de fête y est organisée, permettant de maintenir des liens forts entre les villageois. A vrai dire, cela peut réellement aider, quand quelqu'un traverse une période compliquée, il trouvera de l'aide, sauf s'il fait partie de ces personnes que l'identité collective a décidé d'ostraciser bien sûr. C'est là-dedans que réside la plus grande hypocrisie de ce village, une que j'ai mis des années à comprendre en voyant le comportement des villageois en face de Junhee. J'ai longtemps pensé que celui-ci restait seul par envie, et il ne m'a jamais démenti quand je lui demandé s'il aimait être seul. Pourtant, j'ai bien fini par voir que s'il faisait comme s'il n'en souffrait pas, ce n'est pas de son plein gré qu'il se retrouvait seul ces soirs censés célébrer la communauté. A vrai dire, certaines fois, j'ai pensé que ça allait mieux, que le village avait commencé à l'accepter, mais seulement pour voir qu'ils avaient juste trouvé quelqu'un dont ils voulaient encore moins, et que tous leurs efforts ne tournaient pas uniquement dans le but de faire en sorte que Junhee se sente le moins à l'aise possible. Je m'en suis voulu pendant longtemps de ne pas l'avoir compris plus vite, et comme d'habitude, je n'ai pas pu lui cacher. Mais il m'a juste dit qu'il voulait préserver mon innocence sur les villageois que j'ai longtemps vraiment appréciés, je pensais vraiment qu'on vivait dans un bel endroit. La forêt, de la nourriture comme il en faut, des fêtes régulières auxquelles même les enfants peuvent participer, et toute ma famille. Mais rien n'est jamais aussi simple, et je pourrais presque détester Junhee si je ne l'aimais pas encore plus. Le côtoyer m'a rendu la vie difficile, m'a forcé à ouvrir les yeux sur mon paradis pour y voir l'enfer. Mais ça m'a aussi permis de ne pas être comme ces gens que je déteste maintenant, de faire de mon mieux pour ne plus juger, ne plus considérer chaque inconnu comme une menace extérieure et être le plus honnête et juste.
Sans lui je n'aurais pas grandi ainsi, sans moi il n'aurait peut-être pas grandi tout court, et pourtant, nous ne sommes plus censés nous revoir. Il est parti mercredi de la semaine dernière, nous voilà maintenant samedi, toute la journée les femmes ont couru dans tous les sens pour préparer le repas en essayant de garder les enfants relativement sages. Pendant ce temps-là, les hommes n'ont fait que boire en riant entre eux. Quelque chose qui ne m'avait pas choqué avant. N'étant pas encore réellement adulte, j'ai réussi à me sortir de leur cercle en disant que je ne pourrai pas tenir l'alcool toute la journée et ait proposé de garder les enfants pendant le reste de la journée. Je les ai rapidement emmené loin de la préparation des festivités, dans une clairière de la forêt. Personne n'en sort. Comme ça, j'ai juste à les regarder s'amuser dans leur coin pendant que je remue mes pensées à nouveau. Je préfèrerais pouvoir travailler à la forge comme d'habitude, c'est une bonne façon de ne pas réfléchir. Mais jour de fête, pas de travail, j'imagine que cuisiner pour une soixantaine de personnes n'est pas un travail. Enfin, arrêtons avec ça, réveille-toi Byeongkwan, le départ de Junhee était une bonne chose, c'était la fin de ces pensées qui n'ont pas leur place ici.
- C'est l'heure de jouer au loup ! Ne me laissez pas vous attrapez !
Je cris en commençant à les chasser, n'allant pas trop vite pour qu'ils puissent réellement s'échapper. J'essaie d'animer au mieux l'après-midi tout en faisant attention à ce qu'aucun ne parte, ni ne se blesse. Vers Dix-huit heures, je finis par les ramener au village. Le gros des préparatifs est enfin terminé et ils vont commencer à servir les enfants avant que les hommes ne viennent manger à leur tour. J'aide à servir les enfants, ramenant les assiettes pleines de légumes et de féculents avec leur ration de viande. C'est la seule chose qu'ils ne peuvent pas manger comme ils veulent, la seule chose sur laquelle nous restons relativement frileux. Il n'est pas facile d'aller acheter des nouvelles bêtes à Kald, le village le plus proche et de les ramener sans problème. J'ai enfin pu faire partie d'une escorte il y a quelques mois, je suis suffisamment âgé pour qu'ils me laissent prouver que je sais mieux manier l'épée que personne. Vers dix-neuf heures, c'est enfin aux hommes de venir. Je suis cette fois obligé de m'assoir avec eux. Je pousse un soupir et regarde mon assiette se faire remplir, ridicule, nous sommes des villageois, pas des rois. Je finis par m'intéresser à la conversation après avoir entendu mon nom.
- Je suis vraiment désolé pour ton fils Geunhak, il a passé tellement de temps avec Junhee...
- C'est vrai ! Tu es sûr qu'il n'a pas altéré Byeongkwan d'une quelconque façon ?
- Il l'a initié aux arts noirs ?
Je vois plusieurs des hommes me voler un regard et je baisse les yeux en me concentrant sur mon assiette. Une, deux fourchettes, je trouverai une bonne excuse pour m'enfuir plus tard.
- Ne vous inquiétez pas enfin, mon fils est un modèle ici, il prend sa formation très au sérieux en passant son temps à améliorer ses capacités à l'épée. D'ailleurs, je peux vous annoncer à tous en même temps que nous avons l'intention de le marier l'année prochaine au printemps !
Je m'étouffe avec ma nourriture mais ne prends pas le temps de respirer avant de parler, faisant perler des larmes dans mes yeux.
- Pè-père ?, Je bégaie, C'est la première fois que j'entends parler de cet événement.
- La surprise l'est pour tout le monde fils ! Nous avons conclu un accord avec un riche marchand de Kald en allant vendre nos produits il y a un mois. Sa dot est assurée et ce n'est pas un laideron, tu auras un mariage heureux mon fils.
- Je vous remercie...
Mais mes remerciements se perdent dans la vive clameur qui prend tout le monde. Que ce soit femmes, hommes ou enfants, un mariage est toujours un grand événement. Nous organisons les mariages des hommes, les préparatifs commencent dès aujourd'hui. Je me contente de sourire aux gens qui me félicitent alors que je suis totalement paniqué à l'intérieur. Je-je ne vais pas me marier si tôt ! J'ai besoin de temps, pour oublier Junhee, pour fini ma formation, je voulais faire plus de missions de gardes, je n'ai dix-sept ans qu'à la prochaine lune, je ne veux pas me marier. Totalement perdu dans mes pensées, je manque totalement la suite de la discussion, jusqu'à ce qu'ils laissent échapper un deuxième nom qui me laisse encore moins indifférent que le mien, Junhee. Ils ont bien bu toute l'après-midi et ils ont continué au repas, alors entre les jeunes qui ne tiennent déjà plus debout et les femmes qui font toujours traîner ces histoires comme la peste, plus un ne se retient de prendre la parole pour ajouter son mot personnel sur la situation du terrible magicien de notre village.
- Je ne pensais vraiment pas que mon fils était comme ça, déjà qu'il a tué sa mère à la naissance. J'irai confesser à l'église demain, que ses pêchés ne se répercutent pas sur moi ! Je ne suis pas le père, le père d'un monstre. Vous savez quoi ? Je ne le reconnais plus, il n'est plus de ma famille ! N'en a jamais... N'en a jamais fait part...
Il s'effondre sur la table, ivre mort alors que le reste de l'assemblée lève sa bière et boit à ses mots. Je me mords la lèvre en ressentant toute la rage qui afflue. Cet enfoiré, il y a deux mois encore il chantait les louanges de son fils et maintenant il enterre celui-ci comme s'il était le démon lui-même. Comment peut-on passer de l'amour à la haine en aussi peu de temps ?
- Taewon a raison, effaçons-le de notre histoire !
- Nous ne savons pas ce qu'il a fait, mieux vaut ne jamais le découvrir !
- De toute façon, une sorte de démon a dû prendre possession de lui, on devrait peut-être tester chacune des personnes ici. Quelqu'un pourrait être contaminé !
- Ouais ! Demain, pendant l'office !
- On ne veut pas d'un deuxième monstre ici, notre village a toujours respecté les règles du culte !
Une nouvelle vague de cris prend la table. Je dois partir d'ici, je ne peux pas rester. Ils sont horribles, pourquoi personne ne s'en rend compte ? Ils vont finir par tuer quelqu'un, peut-être dès demain. Je me lève et m'apprêtais à m'éclipser quand j'entends la discussion entre les femmes, assisses à une table à côté.
- Vous savez quoi ? J'ai entendu dire que Junhee ne respectait pas le culte, c'est pour ça qu'il refusait toute proposition de mariage...
- Comment ça ?
- Alors tu penses que c'est vrai ? Il serait homosexuel ?
Ma mère hoche la tête alors qu'un concert d'exclamations surprises ou choquées prennent la table. Non, non ! Ce n'est pas possible, comment est-ce que ça a pu se propager sur lui en seulement une semaine ? Je ne l'avais jamais entendu. Si les gens commencent à penser ça, c'en est fini, il ne reviendra vraiment jamais.
- Que se passe-t-il fils ? Tu n'as pas l'air d'apprécier le banquet ce soir.
Une main forte vient s'écraser dans mon dos alors que mon père apparait derrière moi. Ça fait plusieurs année que je ne peux plus les voir, père, vos fichus repas, mais vous ne m'avez jamais prêté l'attention nécessaire pour le savoir.
- Je me sens étrange père, c'est cette annonce de mariage. J'espère avoir le temps de finir ma formation à vos côtés avant cet événement., Je mens avec un sourire troublé.
- Oh, ce n'est que ça ? Ne t'inquiète pas fils, tu es dur à la tâche. Tu auras fini avant l'arrivée de la mauvaise saison. Tu pourras la passer à protéger les voyages jusqu'à Kald. Ça te donnera l'occasion de rencontrer ta promise.
- J'en serais ravi père.
Je lui souris avant de chercher à m'éloigner mais sa voix me retient.
- À vrai dire, je pensais que tu étais triste à cause de Junhee. Je comprends qu'avoir eu un monstre comme ami aussi proche doit être terrible pour toi. Tout le monde se plaint... mais tu es le plus à plaindre.
Je me retourne vers mon père et essaie d'afficher le sourire le plus concerné que je peux lui montrer sans éclater, que ce soit de colère ou de rage.
- C'est l'alcool qui vous fait parler père. Vous devriez sûrement penser à boire un peu d'eau.
- Non, je vais très bien, ce n'est pas leur piquette qui va rendre soul un forgeron comme moi. Par contre toi, je m'attendais à ce que tu sois déjà ivre mort en train de pleurer le départ de Junhee. Comme je t'entends faire parfois.
-Co-comment ça ?, Je cache ma peur comme je peux, faisant passer mon bégaiement pour de l'incompréhension.
- Tu n'es pas le seul à encore utiliser la forge, je ne suis pas assez vieux pour abandonner totalement mon activité. Fils, que t-a-t-il fait ?
- Rien père, il m'a toujours semblé normal. C'est pourquoi j'ai continué à le fréquenter.
- Alors pourquoi te manque-t-il !
Il hurle soudainement, faisant taire tout le monde. Les regards se tournent tous vers nous, mêmes les enfants nous regardent les yeux écarquillés.
- Cet enfant héberge le démon en son sein ! Seul le diable aime la magie, tu le sais, alors pourquoi continues-tu à le regretter ? Es-tu toi aussi un pêcheur ?
- Non, père ! Je l'ai juste longtemps connu sans savoir, il est normal qu'il me manque.
- Les souvenirs ont-ils une importance devant le culte ? Penses-tu qu'ils vont te sauver si tu continues à t'attacher au démon ?
- Mais père, ça n'a rien à voir. Je vous le jure.
- Tais-toi !, Il ordonne en me giflant, Je veux t'entendre dire que tu l'oublies là et maintenant.
- Je ne peux pas père...
- Fais-le !
- Je ne veux pas !, Je finis par crier à mon tour, Il est hors de question que je l'oublie, et je ne veux pas le faire, c'est un ami auquel j'ai tenu. Et même s'il a dû partir, je ne l'effacerai pas de ma mémoire.
Je termine plus posé, vibrant de colère froide. Tout, tout sauf ça. Je ne veux pas l'oublier, ce serait comme enterrer la partie de moi auquel je tiens le plus. Celle qui me fait me sentir sain d'esprit dans ce monde de fous, celle qui me rappelle que je connais l'amour.
- Pêcheur, c'est le diable qui te fait parler. Il a manifestement réussi à rester ici en passant par toi. Mais demain, on te fera exorciser. Et ces rumeurs qui disent que tu entretenais une relation avec Junhee arrêteront.
J'hésite un moment à me laisser faire, mais une volonté, jusque-là profondément enfouie par des années de soumission m'empêche de le faire à nouveau. C'est ridicule, ce village est ridicule, qu'ils respectent leur culte barbare, mais sans moi. Je me retourne et ignore ses mots en commençant à marcher vers notre maison. Je n'ai plus rien à faire ici, je vais rassembler mes affaires et partir. J'aurais dû partir avec Junhee, j'aurais dû me douter de ce qui allait se passer dès qu'il aurait disparu.
- Byeongkwan ! Byeongkwan, reviens immédiatement ! C'est un ordre !
- Et pourquoi ? Pour que tu te moques à nouveau de moi ? Pour que je cautionne plus longtemps vos actes barbares et votre mentalité bien plus noire que celle du diable que vous abhorrez tant ? Réveillez-vous, vous parlez mal de tout et tout le monde, léchez les bottes de la moindre personne avec du pouvoir tout en fomentant sa mort dans son dos. Avoue que tu es ravi de la déchéance de Taeckyeon ? Tu aimes le voir misérable et déshonoré, parce que tu sais que tu peux devenir la nouvelle personne de pouvoir ici. C'est pour ça que tu veux me marier aussi vite ! Laver ton nom des soi-disant pêchés de ton fils, t'assurer une bonne entrée d'argent, une descendance, la reprise de la forge, une maison où vivre quand tu seras vieux et incapable. Et bien tu sais quoi, j'aime Junhee, plus que je ne vous ai jamais aimé, plus que je ne pourrais jamais vous aimer. Vous avez fait partir la seule personne que je ne voulais pas voir partir de ma vie et je l'ai accepté. Mais plus pour longtemps, je vais le retrouver, m'excuser et vous ne me verrez plus jamais. Tu vois ce que ça fait de voir tout ton futur s'écrouler devant tes yeux ? Il ne faut que trois mots, trois petits, j'aime Junhee.
Je me retourne satisfait. C'est un peu stupide d'avoir éclaté comme ça, mais je me sens bien. Leur avoir dit pour une fois, m'être soulevé pour de bon, j'aurais dû faire ça plus tôt. J'entends une grande clameur et me retourne quelques secondes avant de bloquer le coup de poing que mon père vient d'essayer de m'envoyer. Il est moins rapide que moi et surtout bien éméché, il faudrait un miracle pour qu'il me touche. Je le fais tomber à terre d'un simple croche pied et frappe sa tempe sans regret. Il s'évanouit sur le coup, sans même n'avoir eu le temps de me maudire. Je me relève et pars sous le regard de tous les autres habitants. Je pense que leur état d'hébètement actuel va vite redescendre avec la scène que je viens de leur offrir. Je n'ai pas beaucoup de temps. Je cours jusqu'à notre maison, je récupère mes deux tenues de rechange et mon épée avant de me servir copieusement dans notre garde-manger. De toute façon, je fais déjà plus d'argent que mon père en tant que forgeron, ils me doivent bien ça. Je vais finalement prendre de l'argent dans la réserve de la maison, leur laissant quand-même de quoi subsister. La forge rapporte beaucoup, ils n'auront pas de problèmes sans moi. Je passe par la forge et récupère les deux poignards que j'ai terminé il y a deux jours. Je pensais en tirer un bon prix à la vente, finalement j'en aurai moi-même l'utilité. Ils feront l'affaire si je dois me battre sans mon épée. Un peu de corde pour placer quelques collets et je pars par la porte arrière. Je commence à entendre des voix en colère s'élever et je n'ai pas envie d'attendre de comprendre ce qu'elles disent. Je m'enfonce dans les bois en courant, Kald ne sera pas un endroit sûr et mon visage y est un peu connu mais en me dépêchant je peux y passer une nuit et en partir tôt lendemain matin. Je cours une vingtaine de minutes avant de me mettre à marcher. Je n'ai que la lune pour lumière, ce n'est pas le moment de me casser quelque chose. Ah Junhee... Je regrette tellement de ne pas t'avoir suivi, j'espère que tu vas bien.
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