S07 - EP 10 ✧ part I
Partie 1/2
— Au risque de passer pour un benêt, je vais quand même poser la question, commença Junior. L'équipe du Canal 3 qui sillonne les couloirs de Darney a-t-elle été briefée sur ce qu'elle pourra diffuser ou non à mon sujet ?
Un soupir précéda la réponse de son père. Junior ne sut dire s'il exprimait de la lassitude ou de l'amusement.
— Junior, tu as pris des libertés récemment, comme un adulte indépendant. Se pourrait-il que les conseils de ton vieux père te fassent défaut ?
Le sarcasme paternel l'agaça plus que d'habitude. Jusqu'à quand cet homme prévoyait-il de l'utiliser sans reconnaissance ? Mais avait-il vraiment besoin de la reconnaissance de Torcy senior ? Junior soupesa la question.
— Encore faut-il que ces conseils soient avisés. En dépit de ton opinion à mon sujet, j'ai conscience de la différence entre une réception MIP et l'audimat du Canal 3.
— À ce propos, il m'est parvenu de curieuses nouvelles.
— Comme ?
— Tu aurais été pris pour le filleul MIP de Dean Leblanc. À quoi joues-tu ? gronda Torcy.
— Qu'est-ce que ça change ?
— Tu te moques de moi ? Je ne t'ai pas octroyé ce statut MIP pour que tu vendes ton âme à ces gens ! J'aurais tout aussi pu m'abstenir.
— Trop tard, railla Junior, effronté. On est MIP à vie.
Mais cela ne vous épargnait pas quelques représailles si vous mécontentiez les fondateurs et puissances du club d'initiés. Cette situation obligeait Torcy à reconnaître la « légitimité » d'un fils né hors mariage, afin de protéger ses intérêts. Situation qu'il n'appréciait guère, car loin d'être une partie de plaisir avec sa mégère d'épouse.
— Ne t'inquiète pas pour le Canal 3. L'avantage du différé c'est qu'on décide du contenu que verra le téléspectateur. Tu ne susciteras pas leur intérêt.
Junior sourcilla. Autrement dit, on s'assurerait qu'il passe inaperçu. Déjà, l'équipe télé n'avait fixé aucune date pour son reportage, contrairement à ses camarades. Le Canal 3 avait priorisé la demande du doyen de ne pas se focaliser sur la GFM mais d'englober toute l'université. Une belle récupération médiatique d'Aymar Sulivann, qui profitait de l'émission pour promouvoir le Darney sous sa nouvelle direction.
Par conséquent, quelques reportages sur les étudiants du Comité Humanitaire avaient cédé place à deux ou trois passages sur la vie à Darney-City. Regan s'était empressé d'annuler son créneau, imité par une Lou-Ahn soulagée. Elle n'avait jamais été sereine à l'idée d'exposer sa vie privée.
Gagnée par l'incertitude de sa camarade, Inna avait fait machine arrière. Elle participerait activement à la session en plateau ; nul besoin de braquer les projecteurs sur son quotidien. Le simple fait d'avoir vu son look apprécié par Laz Diesel, à l'occasion du catwalk géant, lui avait donné un avant-goût des emmerdes et joyeusetés de la médiatisation : page ownetwork© saturée en demandes d'amis, sollicitation à outrance dans les couloirs de la fac, voire dans la rue ou dans l'immeuble de son appartement. Les retombées d'un télécrochet aussi suivi que W.H.Y? ne la séduisaient pas.
L'absence de reportage sur Junior n'avait donc intrigué personne.
— Je ne suis pas inquiet. C'est surtout toi qui flippes à l'idée de me reconnaître publiquement. Je m'assurai que ta position n'avait pas changé.
— Il est tard et tu me fais perdre mon temps, s'impatienta Torcy.
— Eh bien, bonne nouvelle, cette conversation est terminée.
Le sujet était définitivement clos. Il volerait désormais de ses propres ailes, songea Junior en raccrochant, un juron au bord des lèvres. Cet homme – son géniteur – l'énervait. À cet instant, Torcy-Junior Reich-Andriana n'avait jamais autant désiré changer de patronyme. Les mots de Jai Rao Meister, tout compte fait, avaient inoculé leur venin.
« ...Je suis plus le fils de mon père que tu ne le seras du tien. Tu n'étais pas au programme, Torcy-Junior. Tu es le fruit d'une nuit d'amour adultérin et transgressif. »
Certes, pour son père, il n'avait jamais été prévu au programme, mais il était là ; le monde ferait avec. Irrité de se laisser atteindre, Junior prit ses clés de voiture et quitta son appartement. Quitte à mettre un terme à ses frustrations, autant attaquer la plus immédiate.
*
— Allô, Tim ? T'es chez toi ?
— Pourquoi ? s'enquit Timothy.
Le ton suspicieux arracha une grimace à Junior. Il aurait dû commencer par les banalités d'usages : « hey, ça va ? Tu fais quoi de beau ? » Cependant, il ne se sentait pas d'humeur à adoucir ses manières.
— Je sais que t'es chez toi, la lumière est allumée.
— T'es en bas ?
— À ton avis ? Descends. Je dois te parler.
— Tu me parles, là. Qu'est-ce que t'as ?
— Je dois voir un truc avec toi. Maintenant. En bas, dans ma voiture. Ne me fais pas attendre, ordonna-t-il.
Timothy dévisagea son téléphone dont l'écran rentrait en veille.
— Pour qui se prend-il, à me parler sur ce ton ?
OK, il l'admettait, la perspective de rencontrer Junior l'angoissait. Jusqu'ici, il avait évité ce dernier. Il ne savait pas comment maintenir leurs rapports tant que le dialogue n'avait pas été rétabli avec Mir. De fait, il n'esquivait pas que Junior, Rudy aussi. Ses amis l'avaient sans doute compris, raison de la présence de l'autre fouteur de chaos en bas de chez lui, à onze heures du soir. Le ton de Junior n'annonçait pas une conversation cordiale.
— Qu'est-ce que Mir lui a raconté ? J'espère qu'il n'est pas allé chialer dans ses bras, au moins... C'est pas son genre, marmonna Timothy.
Hélas, il avait signé pour le rôle du méchant dans cette affaire.
— Sortir avec un mec est encore plus prise de tête qu'avec une nana !
Puisqu'il ne se définissait pas comme un lâche – enfin, jusqu'à un certain point –, Timothy enfila une veste, saisit clés et portable et quitta le cocon de son appartement. La Porsche 918 Spyder blanche, tatouée de mauve et aux jantes tunées, lui arracha un sifflement admiratif. Surement la cinquième sportive du richissime rejeton ; Timothy avait cessé de compter.
— Salut.
— Attache-toi.
Ton lapidaire, aucun regard pour sa personne. Voilà qui fixait le sujet de cette visite nocturne : Mir. Timothy s'exécuta, réticent.
— T'as déjà mangé ? s'enquit Junior.
— Ouais... pourquoi ? Tu m'as pas appelé aussi tard pour se faire une bouffe, si ?
Où était le piège ? Junior l'amenait-il voir Mir dans un restaurant ? Il refusait de finir dans un guet-apens. Le pilote soupira :
— Tant pis, le garage s'en occupera.
— De quoi ? demanda Timothy, perplexe.
— Du dîner que tu vas dégueuler sur le parebrise.
Le moteur vrombit. La Porsche démarra sur des chapeaux de roue. Plaqué contre son siège, Timothy maudit l'absence de poignée de plafond. Ils quittèrent Darney-City, en direction du centre de Balmer.
— R-ralentis !
Junior passa la vitesse suivante. Timothy s'agrippa à son siège, mâchoires serrées.
— On se fait choper par les flics, je décline toute responsabilité. Je suis victime !
L'aiguille du cadran de vitesse continua sa course vers les extrêmes. Timothy gronda :
— À quoi tu joues, Junior ?!
— Je conduis. Ça se voit, non ?
— Te fous pas de moi. T'es à 130 en pleine ville !
Il glapit quand Junior slaloma entre deux voitures. La sportive marqua à peine le stop, s'engagea sur une avenue, quitta sa voie et doubla trois véhicules en roulant à contresens.
— Mais t'es malade, ho !
— Relax, ce tronçon du boulevard est peu fréquenté de nuit. Au bout, t'as que des immeubles administratifs, personne n'y vit. Quand tout le monde a débauché, les voies sont vides. Je connais le trafic de cette ville comme ma poche. Je me suis amusé à cartographier les endroits où je peux pousser mes caisses à fond, sans trop de risques de me faire alpaguer par la sécurité routière. Un des avantages d'avoir participé aux Balmer Ultimate Underground Races est de connaître ces astuces, en plus d'avoir accès au réseau souterrain de la ville, que la plupart des gens ignorent.
L'actuelle Balmer avait été bâtie sur son ancêtre. Les archives de la mairie en conservaient les plans, et les organisateurs des B2UR s'en étaient procuré une copie. L'expansion de la mégapole expliquait que le neuf remplace le vieux en s'élevant toujours plus haut, quand elle ne rognait pas la mer. Le souterrain de la ville, cependant, n'avait rien d'une cité abandonnée. De nombreux services y voyaient une grande utilité : ceux des eaux, du gaz, de l'électricité, de la télécommunication, de la fibre optique, les compagnies de métro, les transports ferroviaires industriels, la sécurité nationale... Le réseau souterrain restait l'un des moyens prisés pour les déplacements des figures sous haute garde. Les street racers avaient aussi voulu leur part du gâteau. Dans B2UR, « underground » se comprenait parfois au premier degré.
Timothy tenta de raisonner Junior :
— Payer des contraventions, c'est rien pour toi, mais récupérer tes points de permis doit aussi te faire chier que tout le monde !
— Uniquement si tu penses que je conduis avec un permis.
L'incrédulité mêlée de frayeur du grand métis arracha un ricanement lugubre à Junior. Timothy remua la tête ; le couillon le faisait marcher...
Le panneau « route barrée à 200 mètres » ne dissuada pas Junior de foncer dedans. Un profane n'aurait jamais reconnu le logo phosphorescent sur le coin supérieur du panneau indiquant la fausse déviation temporaire. Cette nuit, se tenait une course de rue. Les street racers seraient loin quand interviendraient les forces de l'ordre. La Porsche Spyder n'aurait aucun mal à s'immiscer dans la compétition.
Timothy serra les dents et ferma les yeux. Junior avait foncé dans l'obstacle avec une détermination sans faille, sans considération pour la peinture de sa voiture ou leur foutue sécurité ! Il savait que la folie douce constituait une composante de la personnalité de Junior, néanmoins, il n'aurait jamais présumé qu'elle jouerait les trompe-la-mort avec son siège passager occupé ! Cette place avait beau s'appeler le siège du mort, Timothy tenait à sa vie.
— Putain, y'a un chantier devant ! C'est en travaux !
Sa voix monta dans les aigus. Junior pouffa.
— C'est pas drôle ! La circulation est interdite. Si ça se trouve, la route s'achève sur un ravin ! Fais demi-tour. Merde, arrête ce véhicule, Junior !
Son ton se voulut autoritaire, mais sa peur cria plus fort.
— Le panneau est faux. Il arrive que les B2UR organisent un rallye en surface. C'est ton jour de chance, c'est pas une Kamikaze Race. Celles-là peuvent se dérouler en plein cœur de la circulation avec les flics au cul, pour finir en apothéose en drift, au sommet d'un immeuble parking ou au dernier sous-sol. Je pense pas que t'y survivrais vu tes sphincters sur le point de lâcher. Je te préviens, tu te pisses dessus dans ma caisse, tu paies le nettoyage. Relax, j'ai pas encore mis les gaz.
— Va te faire foutre ! cracha Timothy.
Un relent d'amour propre prit le dessus sur les effluves de sa peur. Junior mit un coup d'accélérateur. Il éclata de rire lorsque Timothy se signa.
— Je ne savais pas que t'étais catholique !
Sa posture détendue trahissait la maitrise du véhicule. La fluidité de sa conduite parlait pour ses réflexes. Mais assister aux premières loges aux prouesses d'un as du volant n'avait rien de rassurant. Timothy ne prévoyait pas de rencontrer la Faucheuse à dix-neuf ans !
— Pourquoi tu fais ça ? implora-t-il.
— Flippe pas, beau gosse.
— Comment tu veux que je reste stoïque ? Tu roules à 180, abruti ! hurla Timothy.
— Pour ta gouverne, je devrais monter à 240 pour intégrer la course. Et je ne rattraperai même pas mon retard. De toute façon, on va me lyncher si je perturbe la session. Elle a dû commencer y'a un moment. On ne fait que passer. Quoique...
Il accéléra. Hésitant entre le Pater et l'Ave Maria, Timothy songea qu'il était l'heure de faire ses prières. Hélas, dire le Notre Père à voix haute effacerait l'infime estime que Junior lui accordait jusqu'ici. S'il ne surmontait pas sa peur, ce fils de malade le considérerait à jamais comme un « sous-homme ».
— Mirabelle aurait déjà déprécié ma conduite déplorable, grimaça Junior. Je suis nul, ce soir. Ça se sent que j'ai manqué de pratique. Faut que je revienne dans le bain.
Or l'évolution de leur situation l'amenait à ne plus visualiser Mir à la place de copilote. Il ne reviendrait pas dans le « game » en tandem ; sans doute en solo. Dommage...
— Je donnais le meilleur de moi avec lui en copilote. Il fallait le garder en vie, alors je m'appliquais. C'était paradoxal de surpasser mes limites en restant prudent, d'une certaine façon. Bizarre, t'as pas cet effet sur moi, Tim'. Donne-moi une raison de ne pas utiliser tous mes kits NOS, au risque de foutre la caisse en l'air !
— Tes quoi ?!
— Mon protoxyde d'azote, mon gaz propulseur. Vu la concentration à laquelle je l'utilise, c'est pas pour son effet hilarant, pouffa Junior.
Son rire n'atteignit pas ses yeux. Timothy comprit qu'il était définitivement dans la merde.
— Tu sais ce qui arrive à ceux qui font pleurer Mi-Ra ?
Oublié le petit nom ou le surnom affectueux. Timothy était dans le cambouis jusqu'au cou.
— Je présume que je ne vais pas tarder à le découvrir, maugréa-t-il entre ses dents.
— Quelle perspicacité, Capitaine ! persifla Junior.
Timothy s'insurgea. Junior imprimait peut-être ses règles, lui n'était pas tenu de les respecter. Ce connard comptait lui flanquer une frousse bleue. Maintenant qu'il l'avait saisi, Timothy ne cèderait pas. Ses doigts blanchissaient autour du cuir du siège, mais sa voix ne le trahirait plus. S'il fallait rentrer dans leur monde pour leur tenir tête, il relevait le gant.
Mir, Junior, voire Rudy et Rey, avaient fini de l'intimider. Inconsciemment, Timothy avait nourri un complexe d'infériorité vis-à-vis de ces garçons, pourtant de la même génération que lui. En se comparant à Rey, il s'était souvent demandé ce que ce type avait de plus que lui, son génie excepté. Quant à Rudy, le blondinet lui avait souvent inspiré un sentiment d'insignifiance en n'ayant d'yeux que pour son beau brun. Qu'est-ce qu'un Leblanc de l'élite nantie foutrait avec lui ?
L'attitude altière de Mi-Ra Wales l'avait toujours impressionné. Son phrasé châtié, son regard hautain et son maintien noble n'auraient pas juré dans une cour impériale coréenne... Si bien que Timothy peinait à les visualiser en couple, tant il se sentait petit à côté. Il passait pour la lubie sexuelle du moment d'un fils aristo. Junior, n'en parlons pas. Depuis que Timothy savait de qui le jeune homme était le fils, il l'avait étiqueté « hors catégorie ». Mais tout ça, c'étaient des conneries ! Ou du moins, une réalité tordue par une perspective limitée.
Timothy s'était enfermé dans ses propres carcans. Il avait lui-même élevé ces barrières entre ses camarades et lui, en les positionnant sur un piédestal. Rudy sur celui de « l'idéal », Rey sur le podium du « rival » – un rival qui ne le reconnaissait même pas, ou à peine ; risible ! –, Junior sur la marche de « l'inaccessible », et enfin, il avait assis Mir sur le trône du « garçon qu'il ne pouvait aimer ». Parce qu'il n'assumait pas encore sa sexualité, même s'il travaillait dessus.
Il se cachait derrière le placard de Mir, sans réaliser qu'il abandonnait le garçon dans cette boite du déni et du mensonge. Lâche. Le véritable problème résidait dans sa peur de la réaction paternelle. Il devait fixer cela au lieu de rejeter la faute sur les autres. Se défiler ne ferait pas de lui une personne sur qui compter. Seulement, comment définissait-il sa sexualité ? Bi ou pan ?
Il renifla. Qui aurait cru que rouler à tombeau ouvert stimulerait son introspection ? L'endroit était mal choisi pour se lancer dans une autopsychanalyse. Peut-être que la perspective de croiser la Mort le poussait à se remettre en question... Timothy n'en tirait qu'une conclusion : prendre le contrôle de sa vie, en commençant par imposer son rythme à sa situation actuelle. Fini de se laisser porter par le courant et ses aléas.
Will l'avait amené à comprendre qu'il se trouvait à un tournant de son existence. La providence l'avait assez préservé, l'entourant d'un cocon malgré les drames. Il devait quitter sa coquille. Éclore. Tout en sachant qu'à l'instant où il arrêterait cette décision, la vie ne lui ferait aucun cadeau. Mais s'il l'emportait sur l'adversité, elle le récompenserait.
Pourquoi penser à cela maintenant ? Parce que l'angoisse d'appartenir au casting d'un film à gros budget nourrissait ses autres peurs de jeune adulte ? Il avait appris la nouvelle de Will, ce weekend, et n'en avait pas parlé à ses amis, occupé à les éviter. Il appréhendait parce qu'il n'avait aucune expérience, aucun talent.
Mais voyons le bon côté des choses : ses péripéties post-adolescentes pourraient bien nourrir son futur jeu d'acteur. Un jeu qu'il apprendrait sur le tas, sans cocher la case « cours d'art de la scène », faute de temps. Une carrière au cinéma n'avait jamais figuré dans ses projets. Cela lui tombait dessus parce que l'objectif du photographe Will Malroy l'avait mis en valeur. On l'avait casté à son insu sur la base de sa plastique appropriée pour son rôle. Will avait bien insisté sur ce « détail ».
— Les autres acteurs ne seront pas forcément tendres avec toi. Et le réalisateur pourrait juste exploiter ton apparence et se foutre de tes états d'âme. Inutile de parler du producteur, celui-là sera sûrement le pire.
Timothy avait découvert, effaré, que ce n'était pas la première offre de cet acabit qu'il recevait. Will les interceptait. Il n'en avait pas voulu au créateur d'avoir joué à l'impresario cachotier.
— Je vais être honnête, tu n'étais pas encore assez mature pour gérer la pression, si je t'avais introduit dans ce milieu à tes débuts. Je me souviens encore de ta frousse à ton premier photoshooting. Je t'en parle maintenant parce que j'estime le temps venu pour faire tes preuves. Il suffit de croire en toi, et tu y arriveras.
À sa manière, Will l'avait protégé de certains choix potentiellement désastreux, s'il s'était lancé trop tôt en terre inconnue. À lui de tirer son épingle du jeu, s'il ne voulait pas finir à la figuration, tel un bibelot. Et cela commençait tout de suite.
— C'est quoi l'intérêt de rouler aussi vite ?
Il s'imposa de ne pas regarder la route défiler. Les kilomètres au compteur l'aiguillaient assez. Junior perçut le changement.
— Quoi, on a retrouvé ses couilles ?
— Faudrait déjà que je les perde, grogna Timothy. J'essaye de comprendre. De vous comprendre, en fait. Je n'ai jamais réussi jusqu'ici, admit-il.
Le nerf de la guerre, avec Mir. En réalité, il n'avait pas compris le « script » de son petit-ami... ex-petit-ami ? Conséquence : son jeu avait été faussé dès le départ. D'un autre côté, Mir – et Junior d'ailleurs – se dévoilait si peu qu'il serait injuste de lui attribuer le blâme !
— Alors ? insista-t-il. À quoi ça rime, au fond ?
— Tu veux comprendre ou tu dénigres ?
— Je dénigre pas...
— Ton intonation dit le contraire. Quelqu'un qui veut comprendre ne pose pas un regard juge sur le monde. La critique vient lorsqu'on a compris, pas avant.
— Si tu le dis, Nietzsche, concéda Timothy de mauvaise grâce. Et donc, pourquoi tu fais ça ?
Junior réfléchit à la question.
— Une règle de certaines épreuves de rodéo veut que le premier de la course décide de l'itinéraire. Quand tu es en tête, tu deviens la loi. Plus d'entraves. Libre. Personne pour te dire quoi faire, pour t'imposer sa vision des choses, pour tracer ta voie. Il n'y a que toi, ta caisse et ta liberté.
Donc Junior avait besoin de liberté, analysa Timothy. Il ne l'aurait jamais visualisé comme quelqu'un d'entravé. Junior avait tout pour lui. Du moins, telle serait l'opinion du premier venu, en se basant sur sa situation financière. Eh bien, les apparences restaient trompeuses. Il grinça des dents lorsque Junior négocia un virage serré en pleine vitesse.
— La liberté de mourir, oui !? glapit Timothy. T'es censé ralentir, normalement !
— Tout repose sur ce mot : « censé », opposa Junior, amusé.
Ouais, le connard ne se dépeignait pas comme « sensé » ! Manœuvrant avec assurance, ce dernier hurla par-dessus le vrombissement du moteur qui augmentait la portée du véhicule en ligne droite :
— Au contraire, on n'est jamais autant vivant que lorsqu'on frôle la mort !
Timothy ferma les yeux.
— Sérieux, Torcy, t'es un malade !
— Ma vision des choses diffère juste de la tienne, Tim'. Mon échelle de valeur ne fait pas de moi un malade ni un désaxé. Rien ne dit que ta vision du monde est sur le bon axe. Je comprends pourquoi ça ne marche pas avec Mir. Vous n'aviez jamais été sur le même axe pour commencer. Vous n'oscillez pas à la même longueur d'onde.
— Si tu crois m'apprendre un scoop, tu te goures. Je le savais depuis le début, renvoya Timothy.
— Pourquoi avoir continué, dans ce cas ? cracha Junior, acide. Pourquoi lui avoir donné de faux espoirs ?
— Parce que tu les lui refuses.
La voiture ralentit brutalement...
— Quoi ?
...puis accéléra soudain comme si elle avait un missile au cul.
— Tu te fiches de moi ? gronda Junior.
Timothy implora le Ciel en sourdine. Mais il ne lâcherait pas l'affaire. Il refusait d'être déstabilisé.
— Mec, tu veux me faire croire que tu ignores qu'il en pince pour toi ?
— Mir est comme un frère pour moi !
« Menteur, menteur », chantonna la petite voix dans la tête de Junior. Il la fit taire d'un coup d'accélérateur qui les enfonça davantage dans le cuir des sièges.
— C'est là le nœud du problème, gargouilla Timothy.
— Prends pas tes délires pour la réalité, s'énerva Junior. Donc t'as accepté de sortir avec lui par charité, pour jouer au Junior de substitution ? Mais tu m'arrives à peine à la cheville !
Monter sur ses grands chevaux parce que blessé dans son amour-propre ne respectait pas les préceptes du déni. Mais Junior envoyait paitre le déni ! Son égo titillé, Timothy grommela :
— T'es gonflé. Je pèse plus lourd sur une balance que toi !
— Rien d'étonnant, vu ta masse musculaire de gorille.
— C'était une métaphore, ducon ! C'est une figure de style, pour ta gouverne.
— Dit celui qui capte pas l'ironie, renvoya Junior, sarcastique.
Ils ne parviendraient jamais à communiquer...
— Si t'es meilleur que moi, pourquoi tu sors pas avec lui ? Parce que t'es trop bien pour lui ? Me dis pas que t'es cent pour cent hétéro, je t'ai vu mater Rud'. Basé sur mon expérience personnelle, ça fait pas pur hétéro.
Junior malmena le cuir de son volant. Il avait fait mouche, nota Timothy. Parfait.
— Laisse Caramel en dehors de ça.
Timothy s'esclaffa.
— Caramel... Sacré lapsus, hein ? Y'a que Rey qui l'appelle comme ça, Junior. On le sait tous, Rudy a lui-même fixé la limite. T'auras beau essayer de t'en approcher, mille toi ne feront jamais un Rey pour Rudy. Laisse tomber, mec.
Ouais, la voix de l'expérience, pensa-t-il, amer. Hypocrite venant de lui, tant son discours ressemblait à celui que lui avait tenu Mir. Les faits étaient implacables : il devait tirer un trait sur le fantasme de Rudy.
— Je croyais qu'on discutait de Mir et toi ? fit Junior.
— Rudy est une autre facette de cette affaire, soupira Timothy. Mir s'est persuadé que je suis dingue du blondinet, raison pour laquelle ça marche pas entre nous.
— Est-ce faux ? le défia Junior.
Timothy choisit de ne pas y répondre. Junior avait le culot de le lui jeter au visage alors que leur situation s'apparentait. Lui aussi en pinçait pour Rudy, qu'il le nie ou non.
— Mir ne veut pas reconnaître que s'il ne s'investit pas dans notre relation, c'est parce qu'il est amoureux de toi.
Junior essaya d'analyser le problème sans se braquer.
— Donc je suis aussi une part du problème. En fait, on a un carré amoureux, marmonna-t-il, sombre. Génial !
Timothy eut un sursaut d'espoir. Si Junior arrivait à se remettre en question, alors ils pouvaient trouver un terrain d'entente. Avec un peu de chance, le sérieux de la conversation l'amènerait à lever le pied de l'accélérateur...
— Si on doit contenter Mir, reprit Junior, je ne vois pas d'autre solution qu'un plan à trois. Mir est peut-être amoureux de moi, mais ça n'empêche qu'il te veut aussi. Il tient suffisamment à toi pour en avoir chialé. C'était la première fois que je le voyais pleurer pour un mec.
La réplique de Timothy s'étrangla dans sa gorge. Ce mec n'était pas sérieux ?! Et qu'entendait-il par plan à trois ? Simple plan Q à trois ou véritable ménage à trois ?
— Tu plaisantes !
— Je suis sérieux à mort.
— Arrête cette voiture. On peut pas discuter de ça alors que tu roules comme un dingue !
Junior jeta un coup d'œil au rétroviseur. Son sourire en coin véhicula un seul message : « trop tard ».
*o*o*
TBC ● EPISODE 10 – part 2
Bon sang, pourquoi c'est "trop tard"?!!! Junior is freaking me out!
*NOS ou Nitrous Oxide System : kit d'injection de protoxyde d'azote prisé par les amateurs de tuning et compétition automobile. Le protoxyde d'azote sert aussi de gaz propulseur pour la chantilly ou de gaz euphorisant en stomatologie.
*MEDIA*
Intro vidéo : IT'S MY LIFE - Bon Jovi. Parce que ces paroles vont bien à l'état d'esprit de Junior et Tim dans cette séquence.
This ain't a song for the broken-hearted
No silent prayer for faith-departedAnd I ain't gonna be just a face in the crowd
You're gonna hear my voice when I shout it out loudIt's my life
It's now or never
But I ain't gonna live forever
I just want to live while I'm alive
(It's my life)
My heart is like an open highway
Like Frankie said, "I did it my way"
I just want to live while I'm alive
It's my life
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