Partie 2/3

— C'est un peu triste, ici. C'est tout blanc, on dirait un hôpital. Ma chambre est plus stylée que tout ton appart, et ça fait à peine un mois que je l'ai.

Ainsi Rudy jugea l'appartement de l'Agent Mikael Sainsbury avant d'en avoir fait le tour. Ce dernier regretta presque son initiative d'avoir embarqué le gamin, comme il montait récupérer quelques effets. Cependant, la vue impressionnante compensait l'absence de cachet intérieur. Du haut de l'une des tours du Van Hoover Center, les rideaux de verre du loft s'ouvraient sur un tableau saisissant de Balmer Hills. Au loin, l'île artificielle de Little Balmer scintillait telle une guirlande de Noël.

Rudy tourna sur lui-même et embrassa la déco du salon, à défaut de gamberger dans toutes les pièces. Mikael ne se fatigua pas à lui expliquer son absence d'attache matérielle. Ses possessions de valeur se trouvaient à quelques bornes de Soslë ; un cocon de sécurité dont il s'était quasiment « auto-banni », de crainte d'attirer le danger sur sa famille. En conséquence, il disposait de tellement d'adresses à travers le pays, qu'il ne s'emmerdait plus à en personnaliser l'intérieur. S'investir dans la déco impliquait de laisser un bout de son âme au moment des adieux. À la longue, il ne resterait plus assez de lui-même pour qu'il se sente exister. Il étouffa la bouffée de tristesse menaçant de le submerger.

De retour à la résidence Leblanc, depuis la chambre d'ami, Mikael se connecta à une interface de tchat. L'écran de son netbook afficha un globe aux nuances mauve et cerise, puis une série de lettres violine brilla sur fond noir.

« Bienvenue, Agent Scheddy. Veuillez entrer votre mot de passe_ »

Mikael s'exécuta et s'assura de l'état du serveur. Réponse de l'Intelligence Artificielle :

« État du serveur : sécurisé. Veuillez entrer l'identifiant de votre correspondant_ »

« Meistermind. »

« Veuillez patienter, le temps de la mise en correspondance avec Meistermind_ »

Une fenêtre de discussion s'ouvrit.

« Puis-je savoir pourquoi tu passes par le Golden-Tchat ? »

Mikael marmonna pour lui-même :

— Bien le bonsoir à toi aussi, Hayes.

« Une oreille indiscrète traîne dans les parages. Et à l'avenir, je considérerai cette question, rhétorique. »

« Ton manque de respect commence à me chatouiller. »

« Avant de te gratter, laisse-moi au moins le temps de dire « bonsoir », Patron. »

« ...Qu'y a-t-il, mon petit Mika ? »

« Je ne suis pas... Laisse tomber. J'ai une info qui pourrait chatouiller ton intérêt. Tu veux toujours être l'homme de la situation pour Dean Leblanc ? »

« Question rhétorique, je présume ? »

Mikael maudit le sarcasme de son supérieur.

« Intéresse-toi à sa vie privée. Maintenant. Il se trouve au Sérénissime. Bonne nuit, Hayes. »

Il se déconnecta sans attendre la réaction de Sâminathan. Son patron ne l'appellerait pas, déjà occupé à vérifier le tuyau. On frappa à la porte. Mikael rabattit l'écran de son netbook.

— Oui, Rudy.

Le garçon passa la tête à travers l'entrebâillement de la porte.

— T'es bien installé ?

— Comme tu peux le voir.

— Cool. Bonne nuit.

— Bonne nuit. (Voyant le jeune homme hésiter, il ajouta :) Appelle-moi au moindre souci. Mais en cas de cauchemar, je te préviens, je ne chante pas de berceuse.

— Va voir chez les kurdes si j'y suis ! lança Rudy, écarlate.

Mikael ricana. Trop mignon... Il se maudit. Venait-il sérieusement de le penser ?! Son portable le sauva d'un débat houleux avec son déni. Tout sourire, il décrocha.

— Salut.

— Où es-tu ?

La froideur de son correspondant doucha son humeur badine.

— Où veux-tu que je sois ?

— Tu vas bien ?

Cette fois, la note d'inquiétude supplanta celle inquisitrice. Mikael ferma les yeux.

— Je vois. Tu as débarqué chez moi et comme je n'ouvrais pas, tu as forcé la porte.

— Pas eu besoin de la forcer. Où es-tu, Mika ?

Mikael remua la tête. Inutile de demander comment Bratzy avait craqué la sécurité de son appartement.

— Je fais des heures sup avec mon protégé.

— Quelque chose est arrivée ?

— T'affole pas, rien que du baby-sitting.

Le rire de Bratzy en dit long sur le néant de sa compassion.

— Dommage. Ma surprise tombe à l'eau.

— Dommage, en effet, déplora Mikael. (Il se résigna à poser cette question qu'il détestait :) Tu repars quand ?

— Je n'ai que quarante-huit heures, mais j'ai pris un peu d'avance. Faut que je te dise un truc.

— Bonne ou mauvaise nouvelle ?

Au ton préoccupé de Bratzy, il optait pour la seconde.

— À toi de me le dire, Mika. Pourquoi le boss a assigné Blondy sur la Côte Est ?

Mikael se redressa vivement. Ouais, sale nouvelle. Du genre très sale ! Blondy à Balmer signifiait que Sâminathan bougeait ses pions sur l'échiquier. Et cet homme ne jurait que par « échec et mat ». Mikael feignit l'indifférence.

— Qu'est-ce que j'en sais ?

— Il s'est forcément passé quelque chose, insista Bratzy. Ça n'a pas pu t'échapper. Je me demande si ce n'est pas en rapport avec le nouveau doyen de Darney. Mais ce serait trop gros.

— Et si, officiellement, c'était le cas ?

— Du coup, officieusement, ce serait... ? Me fais pas croire que tu l'ignores, je ne l'achèterai pas.

— Il y a tout juste une minute, j'ignorais que Blondy débarquait. Comment veux-tu que je sache les raisons qui motivent Hayes ?

— Tu t'es toujours arrangé pour savoir ce qu'il traficote. T'es le seul qu'il ne manipule pas trop. Ou devrais-je dire, t'es le seul qui parvient à manipuler le boss.

Aurum avait la prétention de manipuler Sâminathan et parfois d'y parvenir, pas Mikael. Mais ça, personne ne le savait.

« Erreur. Blondy sait nous différencier. »

Voilà pourquoi la nouvelle de la présence de Blondy à Balmer puait. Le flair de Bratzy détectait cette sale odeur, et cet homme plus tenace qu'une teigne ne lâcherait pas l'affaire, au risque de devenir un caillou gênant dans l'engrenage des plans douteux de Sâminathan. Hélas, dans le pire des scénarios, ce dernier se débarrasserait de la gêne. L'Agent Bratzy, contrairement aux agents Blacky, Blondy et Shadow, n'appartenait pas toujours au sac de pièces maîtresses du jeu de Sâminathan Hayes Meister. Mikael rumina son écœurement.

— Officieusement, je dirais que c'est lié aux Leblanc, glissa-t-il, l'air de ne pas y toucher.

— Quel genre de lien ?

— Le nom de famille de Blondy est Sulivann, nom de jeune fille de Natasha, épouse de Vince Leblanc. L. est un grand-cousin éloignés de l'héritier Leblanc.

Bratzy siffla.

— Ce fumier de cachotier !

— Je ne pense pas qu'il l'ait volontairement caché. La branche Sulivann à laquelle appartient Blondy est éloignée de celle qui constitue la belle-famille de Vince Leblanc. Ce sont relativement des étrangers les uns pour les autres.

— Et ce sera de l'histoire ancienne si le boss s'en mêle.

Mikael soupira. Sâminathan avait tendance à créer ce genre de bordel.

— Dis, tu m'avais caché que t'étais aussi photogénique. T'es bandant sur cette photo.

Plus que le ton aguicheur, le commentaire arracha un juron à Mikael.

— Tout le G.L.O.B.E. doit savoir que j'ai fini à la une !

— T'as signé pour du long terme, gros. La vanne sera pérenne. Le maquillage est réussi. C'est mon nouveau fond d'écran de portable.

Que rétorquer ? L'ennui avec Bratzy, c'est que Mikael ne savait pas toujours s'il plaisantait ou s'avérait sérieux. La plupart du temps, c'était un entre-deux.

— J'espère que le gamin ne te fait pas perdre ton objectif de vue.

Là, il était sérieux. Très sérieux. Mikael botta en touche, peu désireux d'aborder le sujet sensible de sa « liberté » après sa conversation troublante avec Rudy.

— Quoi, serais-tu jaloux ?

— Jaloux d'un gosse ? Respecte-moi un peu ! Et si je devais m'inquiéter, ce serait plutôt que tu aies des vues sur son père. Mais il est hors catégorie pour toi.

Mikael se rebiffa.

— Contrairement à une personne dont je tairai le nom, je ne draguerais certainement pas un client !

— Je ne drague pas. Mes flirts ressourcent l'âme, ils n'engagent à rien, physiquement.

Mikael roula des yeux.

— Qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre ?

— De toute façon, y'a pas de risque, t'as aucune chance face à Red Kellin. Il est aussi « Hot Chili » au quotidien qu'on le décrit ?

La suspicion de Mikael dressa le nez.

— Tu savais qu'ils étaient en couple ?

— Enfin, c'est flagrant ! Ça sautait aux yeux. La réaction de Dean Leblanc en présence de ce mec durant notre intervention à Darney parlait à voix haute.

Conclusion : Sâminathan le savait depuis un moment. Car il n'y avait quasiment rien de ses soldats de plomb qu'un Meister ignorait.

— Et Red est mordu de son blond aux yeux bleus. Il m'a à peine regardé alors que je suis son fantasme vivant.

— Son fantasme vivant ? s'étrangla Mikael, atterré.

— Bah oui ! Au cas où tu l'aurais oublié – et j'en doute fortement, vu que je te dois la courtoisie du nom de code ridicule d'Agent Blaine ! – je suis un beau blond aux yeux bleus. Le rêve pour Red Kellin.

— Laisse tomber. Même s'il avait été célibataire, tu n'aurais pas eu une once de chance. Tu n'es clairement pas du même « pédigrée » que Dean Leblanc.

— Mon égo n'apprécie pas mais je reconnais la noblesse de la bête. Ce spécimen inclassable convient parfaitement à une chimère de la trempe de Red Kellin. L'iconoclastie de cette diva finira dans l'histoire. Sinon, pour Blondy, que feras-tu ?

Le sourire de Mikael mourut.

— Tu me poses une colle.

— Tu ne pourras pas toujours l'éviter, tu sais. J'ai peur que ce temps soit révolu.

— J'aviserai. Pour info, ce n'est pas moi qui l'évitais. On se voit demain, Bratzy.

— Rêve de moi, Sexy-caramel.

Mikael se frappa le front. Pitié, lui aussi n'allait pas s'y mettre ! Il raccrocha. Blondy à Balmer. On dirait le titre d'une littérature jeunesse de mauvais goût ! Il n'y avait plus qu'à attendre. Soit Blondy viendrait à lui, soit un concours de circonstances les mettraient sur la même route. Seulement, Mikael ne pouvait pas prédire sa réaction quand viendrait cette rencontre.

« Et si Blondy est le nom de la menace que Hayes compte faire peser sur Rudy ? »

Mikael pâlit. Sâminathan ne s'abaisserait pas à une telle extrémité, sachant le lien de parenté entre L. et Rudy !

« À ta place, je n'ouvrirai aucun pari, Mikael. »

Telle était probablement la raison officieuse de la présence de Blondy sur la Côte Est. Mikael avait fanfaronné devant Sâminathan, jugeant sa tentative vouée à l'échec car il avait assigné « son meilleur Agent » à la protection de Rudy Leblanc. Pour faire jeu égal, son patron lui opposait « sa meilleure Arme ». Sâminathan abhorrait la défaite. Eh bien, s'il fallait en arriver là, il frapperait le premier et s'assurerait que son adversaire ne se relève pas.

Il contacterait Blondy. En l'absence de réponse, alors l'Agent L. persisterait à l'éviter, et Mikael serait fixé sur le nom de sa cible : Rudy.

« La chasse est ouverte ! »

Il n'aurait pas dû jubiler. Mais Aurum se nourrissait de cette euphorie liée à la poursuite. Cette sensation lui manquerait lorsqu'il s'échapperait enfin de sa cage.

« Si tu y arrives, Mikael. Si tu y arrives. »

*o*o*

TBC ● EPISODE 08 – part 3

*MEDIA*
Intro vidéo :  Vitas - Опера #2. Parce que je trouve que cette bande son irai bien à un métrage d'espionnage un peu old school.