S06 - EP 35 ✤ part II
Partie 2/3
Au moment du dessert, Red eut à nouveau l'embarras du choix devant un charriot réfrigéré de pâtisseries présentées par le Chef en personne. L'assortiment avait été commandé durant son repas, au Cinnamon Palace, pour ses beaux yeux. Il ne sut s'il devait s'en inquiéter ou s'en réjouir.
— Ils savent que Red Kellin déjeune ici ?
— À quinze heures passées, je ne sais plus si l'on peut parler de déjeuner, songea Flavien à voix haute. (Le couple avait pris son temps.) On leur a signifié que c'était une commande MIP. Ils ont l'habitude.
— Merryl street est à deux rues d'ici, l'informa Dean.
— Une rue, maintenant que nous ouvrons sur deux adresses, rectifia Flavien. Il arrive que les commandes de desserts des clients soient envoyées par texto au Cinnamon, qui est l'un de nos partenaires, expliqua Flavien. Un service de livraison a tôt fait de les satisfaire. Ça allonge les journées de Slimane, mais il scande haut et fort que le plaisir des clients est son gagne-pain. Cela dit, il est plus chef d'entreprise que pâtissier en chef, aujourd'hui. Il pourrait modeler ses journées à sa guise. C'est son problème s'il aime mettre la main à la pâte.
Dean apprécia d'apprendre ce que devenait Slimane Lefebvre, des années plus tard. Il avait sympathisé avec le jeune homme à l'époque où il se restaurait dans le quartier. Plus âgé que lui de trois ans, Slimane avait le cynisme d'un grabataire. Il se plaignait de l'épine dans le pied que représentait une réputation paternelle bien assise, lorsqu'on voulait rouler sa bosse personnelle. Combien Dean le comprenait...
La restauration plaisait à Slimane. Une passion ternie par l'immanquable comparaison avec le vieux Joël. Pourtant, jamais son père ne lui avait mis la pression ; elle venait de l'entourage. Joël avait été un mentor conciliant et encourageant, quand le reste de la famille polluait l'amour de Slimane pour la cuisine, en attendant du fils les prouesses du père. Dean avait trouvé sa situation enviable, au point de la jalouser.
Il aurait été le plus heureux des hommes s'il n'avait que la pression du reste de la famille à gérer. Car le reste du monde pouvait se foutre son opinion bien profond dans l'oignon tant que son père n'attendait pas de lui la lune. Hélas, le sien avait exigé qu'il rentre dans un moule non adapté à ses dimensions et censé le définir. Parce qu'il n'y arrivait pas, on l'avait catalogué « raté ».
Dean ne connaissait pas Flavien, ou ne s'en souvenait plus, bien qu'il ait été un client régulier, au point de disposer d'une table à son nom. Joël avait fini par s'intéresser à sa personne, et Slimane avait passé la barrière sociale avec un tel naturel, que Dean s'en souviendrait toujours. Le jeune homme logeait tout le monde à la même enseigne.
— Ce qu'on bouffe se change en merde. Si tu me dis que tu chies de l'or, peut-être que je te vénérerai... après t'avoir envoyé chez le toubib pour voir ce qui cloche dans ton transit.
Dean avait ri aux larmes. Une belle camaraderie était née de leurs conversations. Le radotage de Joël sur l'histoire de son restaurant, sur pied depuis 1940, lui avait révélé des pépites d'informations. En bon Leblanc, il les avait exploitées.
— Ce n'est pas tant ce restaurant qui a dynamisé le quartier, comme le vantait ce cher Joël, dit-il en réaction à un commentaire de Flavien. C'est simplement qu'ils « pratiquent » un marketing sournois dans cette famille.
Le Chef se montrait volubile avec Red. Le courant passait vraiment entre eux, et Dean étouffait tant bien que mal sa possessivité. Flavien renifla :
— Venant d'un Leblanc, c'est l'obscurité qui se fout de la nuit !
Dean lui épargna un sourire.
— Je vous l'accorde.
— Tu entends quoi par « marketing sournois » ? demanda Red.
Dean glissa vers lui un flyer aux couleurs acidulées, trouvé dans la salle d'eau. Le papier glacé détaillait des conditions curieuses.
— Par exemple, tous les clients de l'hôtel Plazza Santini qui mangent ici se voient offrir le petit-déjeuner au Cinnamon Palace, le lendemain. S'ils ne peuvent l'honorer, ils reçoivent un bon d'une validité d'une semaine. De quoi inciter le client à revenir ou le fidéliser. Inversement, les résidents du Bejaquera ont un dîner gratuit ici, s'ils ont pris leur petit-déjeuner ou un brunch au Cinanmon Palace, au courant de la semaine.
— Vous avez créé un flux de clients entre ici et la pâtisserie de votre cousin, comprit Red. Astucieux.
Et des clients à gros portefeuilles, compte tenu du prestige des hôtels. Flavien confirma.
— La clientèle est toujours assurée. On peut même se faire une approximation du nombre de couverts en fonction des clients qui se seront rendus chez le cousin.
— Faut que je jette un œil à ce palace de la cannelle ! s'excita Red.
— L'établissement est plus un mix de pâtisserie, tea-house et coffee-shop, sur deux niveaux. C'est gigantesque et très branché. Slimane y donne même des cours. Il s'est entouré de baristas suffisamment doués pour dessiner une khamsa ou la tête de Hello Kitty dans ton cappuccino, avec ses oreilles qui dépassent.
— Ah ouais ?
Encouragé par la lueur d'intérêt dans les yeux de Red, Flavien continua sa promotion. Dean le catalogua « loquace ». Remarque, cela ne changeait pas tant du vieux Joël. L'homme avait souvent papoté avec ses clients au moment du dessert, sans jamais essuyer de plaintes. Un estomac rempli était peu enclin au conflit.
— Nous assurons parfois le service petit-déj du Queen's Crown. L'hôtel passe régulièrement commande. Enfin, quand je dis « nous », je parle évidemment du Cinnamon. Le déjeuner commandé en room service au Cleopatra est préparé par nos soins. Ainsi, ces quatre grands hôtels ne sont pas prompts à nous donner en pâture à la loi, pour cause d'abus de leur clientèle.
— C'est un partenariat, ils ont une casquette de traiteurs, précisa Dean pour Red, moins enclin à acheter la fanfaronnade du Chef.
C'était presque épidermique, il n'aimait pas voir un autre homme faire rire le sien. Oui, c'était stupide et cela nourrissait un comportement de salopard un brin détraqué. Il avait étranglé un certain Tchèque avec cette conduite, comme l'avait pertinemment souligné Red. Si cela ne l'étiquetait pas sociopathe, Dean aurait souhaité conserver l'exclusivité des sourires de son amant. Après un chef d'orchestre, voilà qu'un chef cuisinier frisait les plumes de sa possessivité. Quelle moralité devait-il tirer de cette histoire ?
— Il me semble que la sœur de Joël était la tenancière d'un cabaret-club dans les environs, se souvint-il.
— Elle en a deux à son nom désormais, lui apprit Flavien. Il s'en est passé des choses depuis votre disparition de la circulation.
— C'est tout de même curieux que je ne vous aie jamais vu quand je venais, s'étonna Dean.
À moins que Flavien ait été trop insignifiant à l'époque pour lui marquer l'esprit.
— C'est parce qu'il se montrait rarement au restaurant à midi, intervient la femme qu'ils avaient aperçue à la caisse.
Elle devait être la doyenne de l'équipe. La gérante, sans doute. Elle se rapprocha d'eux en compagnie d'un autre homme qui sembla familier à Dean.
— Il aidait pendant le rush du soir, avec tous les clients venus voir un spectacle, expliqua-t-elle. Mais le plus souvent, il râlait dans son coin en jurant que la cuisine n'était pas son avenir. Voyez-le aujourd'hui ! (Elle ne dissimula pas sa fierté.) Je me souviens de vous, Mr Leblanc. Il y avait aussi un petit bout, tout blond comme son père. Ça m'a fait bizarre de voir à la télé qu'il est devenu un homme. Ça ne me rajeunit pas, déplora-t-elle, une main apitoyée sur sa joue. Je suis heureuse qu'il vous ait été rendu.
— Merci..., souffla Dean, peu à l'aise d'exprimer ses émotions en public.
Ces gens le connaissaient et semblaient nourrir de la sympathie à son égard. Il remit enfin un prénom sur le serveur : Emilien. L'homme au physique longiligne et sec s'était toujours fait une joie de le conduire à sa table à l'époque. Peu bavard, il ne manquait pourtant jamais de parler en bien des autres. Les années avaient clairsemé sa chevelure, sans le gratifier de nouvelles rides contrairement à la femme dont Dean avait mangé le prénom. Elle se souvenait de Rudy. Donc il avait noué avec elle une relation plus cordiale que celle polie et creuse entre un client et le restaurateur. Son défaut de mémoire l'embêtait.
— C'est nous qui vous remercions, rétorqua-t-elle. On n'a jamais eu l'occasion de le faire correctement.
Dean cilla. De quoi voulaient-ils le remercier ? Emilien lui sourit.
— On vous doit un peu notre certification White touch©. Vous rameutiez les étudiants L.E.A.D. à l'époque. Ça a fini par faire parler de nous dans quelques rubriques culinaires de magazines portés sur la jet-set bourgeoise et people. Ils étaient curieux de voir cet afflux de jeunes nantis dans les parages.
Cette fois la surprise de Dean fut authentique.
— C'était surtout grâce à la recette secrète de Joël, je n'y suis pour rien, réfuta-t-il, gêné.
La femme tiqua, dévisagée subrepticement par un Emilien inquiet. Cela cliqua enfin chez Dean : l'épouse de Joël. Sa veuve. Oh flute, la bourde ! Le sujet était encore sensible, et sa fichue mémoire qui revenait par bribes l'exposait aux incartades. Il allait s'excuser, quand Flavien renchérit :
— C'est vrai qu'il aurait fait une cuisine de merde, personne ne serait revenu. Le secret du succès aura donc été d'exalter sa cuisine déjà admirable. Et Super Flavien est arrivé.
La femme dit tout le bien qu'elle pensait de son attitude :
— C'est un vantard, ce couillon !
Red ricana.
— On a vu ça.
Flavien protesta :
— Solange, c'est de ton cuisinier en chef que tu parles.
— Et c'est ta patronne qui t'apprend la modestie. Tu parles d'un cuisinier en chef que j'ai vu en couche-culotte !
Dean pouffa, reconnaissant envers Flavien d'avoir sauvé la situation.
— Il faut reconnaître à Flavien le mérite d'avoir tissé de bonnes relations avec les proprios des hôtels grand luxe qui nous entourent, avança Emilien. C'étaient des étudiants de Darney, il me semble. Ceux qui sont venus manger ici en suivant probablement votre exemple.
— Ouais, confirma Solange. Sauf le Bejaquera, si je ne dis pas de bêtise.
— Il demandait des nouvelles de tante Marta, dit Flavien.
— Oh... Elle fait une tournée à Nior avec ses filles, révéla-t-elle.
— Les plus tatouées, précisa Emilien, non sans rougir.
— Des danseuses de cabaret ? demanda Red, un brin sceptique.
Dean développa, rêveur :
— Elles étaient plus que de jolies meneuses de revues. C'étaient des bagarreuses. Et elles étaient toutes tatouées. Marta investissait dans un cabaret à l'époque où je l'ai rencontrée. Mais avant d'évoluer dans le burlesque, elle tenait un tattoo-shop et une association qui apprenait aux femmes à se défendre.
Red arrondit les sourcils.
— Sacrée reconversion !
— Oh, le show ne l'en a pas détournée, dit Emilien. Ses filles apprennent d'abord à se castagner avant de savoir danser. Et plus elles sont tatouées, plus elles ont de chances de réussir les auditions. Elle a eu la brillante idée de thématiser un de vos galas de promo.
Dean s'en souvenait, nostalgique.
— J'aidais le comité d'A.M.I.E. qui organisait l'évènement, dit-il à Red. Je l'avais sollicitée, après une conversation anecdotique qu'on avait eue ici. Dans la salle principale. Maintenant que j'en parle, c'est comme si cela s'était déroulé la veille.
Il retrouvait son regard pétillant d'étudiant jeune et con, nota Red. Il semblait heureux d'en parler.
— Mais ça date, fit Solange. Et je suis presque choquée que vous n'ayez pas changé d'un poil.
— Tu exagères, Solange, la reprit Emilien sans conviction.
— Avoue qu'il n'a pas beaucoup changé. Il se souvient à peine de moi, preuve que moi, j'ai vieilli.
— Mais non, se récria Dean, mortifié d'avoir été percé à jour. Je me souviens de vous, Solange. Vous reprochiez à votre belle-sœur de dévergonder le futur de ce pays, en nous incitant à faire un tour dans son cabaret.
Le puzzle épars de ses souvenirs se reconstituait. Comment avait-il pu museler des réminiscences aussi joyeuses ? Fuir loin de sa famille, de Balmer, avait vraiment dû l'obnubiler au point de tout oblitérer. Emilien s'esclaffa.
— C'est vrai ! Et vous aviez trouvé le compromis en faisant en sorte que son cabaret vienne à vous, en s'invitant au gala.
— Ç'avait été un franc succès, sourit Dean avec suffisance. J'espère qu'elle se porte bien.
— Elle se porte comme une matrone de cabaret, rétorqua Flavien. On dirait plus une cheftaine de yakuza, si vous voulez mon avis. (Une tape réprobatrice de sa belle-tante plus tard, il poursuivit son discours.) Les photos de ce gala ont fait le tour de la blogosphère, depuis, tata Marta est riche, conclut-il.
— Ton humour laisse vraiment à désirer, grommela Dean.
Red ne partageait pas cet avis. Cette conversation lui insufflait de la bonne humeur.
— Il faut que tu me montres ces photos, Dean, exigea-t-il.
D'ailleurs, pourquoi n'avait-il jamais demandé à voir les albums de jeunesse de son amant ? Cela restait le parfait moyen détourné d'en apprendre plus sur son passé. Un passé aux couleurs heureuses. Au passage, il découvrirait Rudy en couche-culotte. Le bambin devait exploser la jauge de mignonnerie ! Cependant, avait-il besoin de connaître la précédente vie de son homme pour couler des jours paisibles avec lui ?
« Dans le cas de Dean, c'est nécessaire. »
Red se résigna. Son partenaire se battait avec de terribles démons. Les exorciser exigeait d'en étudier la nature. La réponse de Dean lui valut un sourire radieux.
— Je pense pouvoir les retrouver.
— Slimane sera content de vous savoir de retour, dit Emilien, songeur.
— N'hésitez pas à revenir, ajouta Solange.
— C'est du racolage de client, la réprimanda Flavien, pince-sans-rire.
— Il sait qu'il aura toujours une table ici ! opposa-t-elle, véhémente.
— Je reviendrai, l'apaisa Dean.
— Avec lui, dit Flavien en désignant Red. Sinon je ne vous servirai pas.
Il ignora l'outrage de Solange et Emilien, comme Dean l'incendiait du regard. Pour sa part, Red nota de la gêne chez le serveur, qui évitait son regard, et la tenancière, qui réprimait vainement sa curiosité. Le MIP ne les rendait pas nerveux, mais bien lui. Ou plutôt leur couple. Le préjugé restait inévitable ; il s'étiolerait avec le temps... ou la fascination. Red retira l'écharpe conservée autour de sa chevelure durant son repas.
— Les fans dans votre équipe doivent trépigner d'impatience, non ? J'aide à organiser une soirée dansante. Si je veux être disponible à temps, les autographes sont pour maintenant, dit-il en consultant sa montre.
Il s'amusa des regards ahuris lorsque sa crinière cascada sur ses épaules et se déversa dans son dos. Curieux de sa réaction, il apprit à Solange qu'il ne portait pas d'extensions. Elle refusa de le croire. Il fallut calmer l'excitation de certaines serveuses, avant de taper la pause avec tout le monde. Dean accepta de signer quelques autographes mais interdit les selfies.
— Je ne suis pas pressé de jouer les mannequins en pleine digestion post-prandiale. Mon agent me tombera dessus bien assez tôt pour me caser un lourd programme de « rattrapage » en shootings.
Cela n'empêcha point les irréductibles du téléphone de lui tirer le portrait. Soi-disant pour les archives du restaurant.
*o*o*
TBC ● EPISODE 35 - part 03
*MEDIA*
Intro vidéo : Feeling Good - Michael Buble. Vu l'évolution de leur journée, cette superbe cover de la chanson de la comédie musicale "The Roar of the Greasepaint – The Smell of the Crowd ", conviendrait comme bande son pour cette séquence.
Stars when you shine
You know how I feel
Scent of the pine
You know how I feel
Oh freedom is mine
And I know how I feel
It's a new dawn
It's a new day
It's a new life
huh
It's a new dawn
It's a new day
It's a new life
It's a new dawn
It's a new day
It's a new life
It's a new life
For me
And I'm feelin good
I'm feelin good
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