S06 - EP 34 ✤ part I
Partie 1/3
— Dis-moi si c'est grave tout de suite, que je me prépare en conséquence.
Dean réfléchit. Red s'alarma de plus belle.
— Grave... Cela dépend du point de vue. Mais c'est important.
Red dissimula tant bien que mal son angoisse.
— C'est à notre sujet ?
— Oui, mais pas seulement. (Dean avait conscience de nourrir la panique infondée de son homme, mais il ne parvenait pas à trouver la bonne formulation.) Voilà... je me disais... Enfin, non, je ne me disais pas. Le fait est que la situation me pousse à prendre ce genre de disposition.
Red ne tint plus.
— Pour l'amour du Ciel, Dean, peux-tu être plus clair ?!
— Ah... désolé. (Il se massa la nuque, penaud.) Ce que je veux te dire, c'est que... Je... je dois t'avouer qu'il m'est difficile, pour ne pas dire impossible, dans l'état actuel des choses, de rentrer à Saunes.
Red vit l'effort que cela lui avait coûté de mettre sa fierté de côté et passer aux aveux. Pourtant, Dean n'avait pas à craindre son opinion. La tension de ses épaules retomba.
— Oh, ce n'est que ça ! Pas besoin de me le dire de façon aussi solennelle. Je comprends. Tu restes encore un moment chez Yakim.
Un peu pris au dépourvu, Dean s'était attendu à batailler pour faire accepter la situation. Ou alors Red n'avait pas saisi ses intentions.
— Enfin, non. Je ne compte pas rester chez Yakim. Je n'abuserai pas plus longtemps de son hospitalité.
— Mais pour ne pas t'éloigner de Rudy... t'iras à l'hôtel ? s'enquit Red, perplexe.
Tel n'était pas le fond de sa pensée. Il se demandait comment les choses se goupilleraient pour eux deux, maintenant que Dean ne comptait plus se faire héberger par son ami. Question discrétion, ça les avait dépannés. Si cette sortie au restaurant lui avait appris quelque chose, c'est que leur tandem deviendrait bientôt aussi voyant qu'un gilet jaune.
— Ou plutôt à l'appart de Rudy, rectifia-t-il. D'ailleurs, faut que je voie à quoi ça ressemble réellement. Je n'ai visité que par webcam.
Dean s'amusa de son papillonnage.
— Laisse-moi finir, Andy.
Il n'en eut pas le loisir. Un homme à la chevelure poivre et sel vint les débarrasser.
— Transmettez à Flavien... ou à qui de droit que la mise en bouche était exquise, dit Red. J'ai hâte de passer à la suite.
— Je vais le fouetter pour qu'il accélère le rythme.
— C'est moi ou ils te font tous du charme ? rumina Dean, après que le serveur les eût quittés avec un sourire aguicheur à Red.
— Je suis charmant, affirma Red avec aplomb. Leur chef a dû les mettre au parfum. On est peut-être mal barrés avec les médias, maintenant qu'ils savent, s'inquiéta-t-il.
— Le personnel des établissements White touch© est briefé sur la conduite à suivre face à un client MIP. Ils ont tous signé une clause de confidentialité. Et ils savent qu'ils ont particulièrement intérêt à ne pas la bafouer si le MIP est un Leblanc. Tu n'as rien à craindre.
La conviction de Dean intrigua Red, mais il n'eut pas d'autre choix que de le croire. Seul un imbécile vendrait des infos sur la vie privée d'un Leblanc à Balmer. L'on s'y attelait avec l'idée de perdre son job et bien plus. Quoi qu'elles verraient ce jour-là, les équipes en salle et en cuisine le garderaient pour elles. Dean les ramena à leur priorité.
— J'ai l'intention de m'installer dans l'une de mes possessions sur la Côte Ouest...
— Dis, l'interrompit Red, circonspect, je peux te poser une question indiscrète ?
— Je t'écoute.
— Quelle est la fourchette de ta fortune personnelle ?
Discuter « argent » avec son partenaire se révélait souvent délicat. Nombre de couples s'en abstenaient. Dean avait le droit de ne pas répondre.
— Hm... concrètement... je l'ignore, confessa-t-il.
Red arrondit les sourcils. Dean était-il si riche, au point d'avoir perdu le compte ?
— Ce n'est pas uniquement parce que sa valeur exacte m'est inconnue. C'est surtout parce qu'elle n'a jamais été réévaluée depuis que je suis entré en sa possession, à mes vingt ans. La fortune à mon nom ne s'élève pas qu'en capitaux ou fonds en devises. Elle inclut des possessions physiques et morales, ainsi que des valeurs patrimoniales. Je possède aussi des parts et dividendes dans des industries subsidiaires à la White chain, dont le montant varie selon le cours de la bourse. Et enfin, il y a le fait que je ne gère pas cette fortune personnelle, qui, évidemment, n'est pas rassemblée sur un seul compte. J'en possède plusieurs, quelques-uns par voie d'héritage. J'ai refusé d'y toucher en quittant cette famille. Pour être honnête, ce n'est que récemment que j'ai consenti à y piocher.
D'où Gulfstream et compagnie, pensa Red, un brin troublé par la révélation. Une part de lui n'était pas surprise. Il avait toujours disposé de la possibilité de se renseigner sur la fortune des Leblanc. Il n'y avait jamais vu d'intérêt. Non qu'il en voie aujourd'hui. Néanmoins l'autre part, celle un peu naïve, probablement celle qui portait foi à la féérie et au romantisme, celle qui était née et avait grandi dans un quartier pauvre de Saunes, tombait des nues. Il sortait avec un putain de multimillionnaire qui avait bien caché son jeu !
Ce retournement de scénario le déstabilisait un chouïa. Certes, il savait Dean issu d'une puissante famille aisée qui se payait le luxe de l'aristocratie. Mais il n'en avait pas encore réalisé la mesure. Son séjour à Balmer lui ouvrait peu à peu les yeux. Il était riche, c'était un fait ; une richesse qui se refaisait une santé depuis que les Beat'ONE ne dansaient plus au-dessus du gouffre Bosco. Cependant, comparé à lui, Dean personnifiait l'expression « plein aux as ».
Or l'homme avait réussi l'exploit d'invisibiliser cette fortune. Les zones d'ombres chez son amant ne cessaient de s'obscurcir. Quel genre d'individu fuyait autant d'aisance financière ? Aurait-il réponse à cette question, avec un mec expert dans l'art d'éluder ? Appréhendant que Dean se ravise et cesse ses confidences, Red osa tout de même chuchoter :
— Qu'est-ce qui a changé ?
Pourquoi Dean avait-il décidé de renouer avec sa fortune ? Red devinait que la protection de la prunelle de ses yeux exigeait un coût. Mais il y avait plus, il le sentait.
— Beaucoup de choses, maugréa Dean. Pour commencer, ce n'est que l'an dernier que j'ai découvert qu'une partie de mes comptes n'était plus gelée. Pourtant, cela n'aurait pas dû changer.
— À cause de cette histoire de déshéritement, déduisit Red.
Dean hocha la tête. L'ironie voulait que sans l'affaire Sloan, il n'en aurait jamais rien su. Faire mordre la poussière à cet odieux connard, tout en divertissant Red, avait exigé un certain coût. Dean se souvenait encore de la note poivrée du restaurant au Golden River. La broutille au regard de sa fortune restait une valeur susceptible de contrarier très fort un portefeuille. Mais pour le sourire de Red, pour le plaisir de ceux qu'il aimait, Dean n'avait jamais regardé à la dépense.
— Si c'est à ton nom, releva Red, personne d'autre que toi ne devrait y avoir accès.
— En théorie. En pratique, les systèmes qui me permettent d'y accéder sont capables de me faire accuser de fraude. Pour peu que l'Empire Leblanc m'ait épinglé l'étiquette de persona non grata et fait passer le mot aux banques. Je devais montrer patte blanche, mais surtout prouver que j'avais personnellement « gagné » cet argent. Ce n'était pas le cas. Autrement dit, le clan s'est assuré que je ne touche plus à cette part-là de ma fortune. D'un autre côté, j'avais de l'entêtement à revendre. Je m'étais mis un point d'honneur à ne plus y toucher. Je n'ai donc pas été ému qu'ils verrouillent mes accès. Mais je savais que les conseillers financiers de la famille continuaient de gérer cette fortune.
» Quand j'ai découvert que je disposais toujours de l'entièreté de mes prérogatives MIP, cela m'a interpellé et j'ai voulu jeter un œil à mes comptes. Ils m'étaient de nouveau accessibles. Mais quelque chose ne colle pas. Soit, je me suis mépris, soit on m'a laissé l'illusion que ces comptes m'étaient définitivement interdits d'accès, puisqu'ils l'étaient les premières années suivant mon départ de Balmer.
» Vince voulait que j'accepte l'évidence. Que je n'étais rien sans le clan. Cela n'a pas vraiment été effectif, puisque la gestion de la seconde partie de ma fortune, néanmoins minime, m'incombait. Aucun autre Leblanc n'a d'influence ni de pouvoir décisionnel dessus. Il s'agit d'un capital qui nous revient à la naissance mais reste bloqué jusqu'à nos vingt ans. Cette fortune concerne uniquement les descendants de la branche « première » de la famille. Les clauses d'acquisition de ces capitaux ont été fixées par le grand-père de mon grand-père, Marck Donnovan. C'est un « patrimoine financier » familial géré par un organisme non soumis aux règles régissant la succession à la tête de White Enterprise©.
Red branla du chef, dépassé.
— Si je te suis, ça veut dire que ton déshéritement a été levé ?
Dean souffla. C'était là que le bât blessait. A-t-il seulement existé ? Le doute le taraudait. Or il ne se sentait pas la disposition de chercher la vérité. Il redoutait de découvrir qu'une décennie de son existence reposait probablement sur un mensonge. Dean se raccrochait à ses convictions. Sinon, ce serait admettre que son géniteur avait choisi de le priver de père. Il ne voulait pas savoir les raisons de ce châtiment, si cela s'avérait.
— Je ne sais pas... et je ne sais pas si je veux savoir, confessa-t-il.
Red ravala un gémissement attristé. Il comprenait ; il ne pousserait pas sa curiosité au-delà des limites qu'autorisait Dean.
— C'est bizarre, en effet, marmonna-t-il. Si cette fortune vous revient par la naissance, ça signifie que Rudy touchera à la sienne dans un an et demi ?
Dean confirma, sombre :
— Dans ces eaux-là. Rudy a atteint un des âges symboliques du clan.
— Symboliques... Y'en a plusieurs ?
Dean se massa le front, comme s'il tentait d'en lisser les rides. Autant tout déballer.
— Je m'apprête à te tenir un discours surréaliste, commença-t-il avec réserve. À la fin, tu me traiteras sûrement de fou.
— Étant donné que tu es issu d'un clan de fous, ça suivra une logique, ironisa Red. Et je suis fou d'un fou. Balance la sauce. Il en faudra plus pour m'effrayer. Si ça peut te rassurer, c'est pas la première fois que tu me tiendras un discours loufoque sur ta famille. D'ailleurs, je me rappelle la première fois. On a échangé notre premier baiser cette après-midi-là, au Palazzio.
Si les épaules de Dean se détendirent, il ne bondit pas moins face à cette version tronquée de l'histoire.
— Je ne me rappelle certainement pas un échange. J'étais victime. Non consentant, plaît-il !
— Je me suis excusé avant, protesta Red.
— La faiblesse de ta défense ne mérite même pas que l'on y accorde une oreille.
Red pouffa. Dean remua la tête, consterné. Il n'empêche, leur relation avait connu de sacrés virages depuis ce premier rendez-vous officiel. Leur couple se trouvait à présent à un carrefour, et Dean s'apprêtait à les entraîner sur un nouveau sentier. Il espérait de tout cœur que Red ne lâche pas sa main. Ce chemin-là, il ne voudrait pas – ne saurait pas – le suivre seul.
— Beaucoup de choses sont codifiés dans l'Empire Leblanc, débuta-t-il sans transition. Et cette codification, cette charte, a été en grande partie élaborée par le fou en chef, Daniel-Ritchie Leblanc.
— Ton grand-père.
— Oui. L'espèce de détraqué qui s'est persuadé de soumettre la nature humaine à des « normes préétablies », dans son obsession à atteindre l'excellence.
La formulation déstabilisa Red. Dean renifla.
— Remarque, c'est l'allégorie du label White touch© qu'il a mis au point. Cette vision du monde est l'une des raisons pour lesquelles ce type m'est antipathique. Plus je grandissais sous la férule de cette idéologie, plus je me sentais dans la peau d'une coquille vide. Comme si on est programmé à accomplir, ou plutôt à subir une destinée qu'il a fixée bien avant notre naissance.
— C'est à ce point ? s'étonna Red.
— Tant qu'on n'a pas quitté cette famille, il est ardu de voir à quel point les dogmes établis par Daniel-Ritchie sont obtus, malsains et déroutants. Le corolaire, c'est que tant qu'on n'y a pas vécu, on ignore à quel point c'est dérangeant. Et étrangement fascinant. Fascinant et effrayant. Par exemple, l'âge est un paramètre clé de l'équation d'un héritier.
Sourcils arrondis, Red se le répéta mentalement : les paramètres de l'équation d'un héritier. Les tournures de phrases de Dean possédaient un certain cachet mais dissimulaient un aspect déshumanisé. À son humble avis, « équation et paramètres » rentraient dans le lexique d'un cyborg, d'un robot ou d'un logiciel, pas d'un humain !
— À sept/huit ans, on te rabâche la grandeur de l'Empire. À quinze/seize ans, on te martèle que tu es prince de l'Empire. À dix-sept/dix-huit, on te prépare à régner. Tu acquiers tes droits MIP et tu t'exerces à Darney. À vingt/vingt-et-un, tu hérites de la fortune qui t'aidera à régner. Une fiancée ou une épouse est incluse dans tes possessions.
Red marqua un mouvement de recul, sceptique. Dean cilla à peine.
— Je t'assure. Le trousseau de mariage de la fille figure dans le « pack fortune », banalisa-t-il. Et par « trousseau de mariage », j'entends tous les bénéfices qu'apportera une union de sa famille à la nôtre. Avantages économiques, politiques, patrimoniaux, historiques, prestigieux, et je t'en passe. À vingt-trois/vingt-quatre ans, tu es marié et père. Si tu donnes un héritier à l'Empire, jackpot ! Tu es un Leblanc accompli.
— Attends, tu peux pas régler la vie des gens comme sur du papier à musique !
Dean eut un sourire ironique.
— Il y a vingt-trois ans entre Daniel-Ritchie et Vince, et entre Vince et son premier fils, Dan. Il y a vingt-deux ans entre James et sa première fille Elly. Elle est devenue maman d'Evan à vingt-deux ans, si je fais le calcul. Et son frère Jonathan a connu sa première paternité au même âge.
Red crut entendre sa mâchoire choir.
— Tu charries !
Dean remua la tête.
— Cela ne m'a pas frappé quand j'ai revu une grande partie de ma famille durant le brunch donné à l'occasion des fausses fiançailles de Rudy. Mais dernièrement, j'ai été amené à y réfléchir à tête reposée.
Enfin, « reposée » était un grand mot. Il avait compulsé les informations avec une frénésie toute Leblanc, en croisant les données de la MIP database avec celles publiques de la Commission de Transparence, en plus de classer celles obtenues sur Internet par critère de pertinence. Dean ne l'avouerait pas, mais il en avait tiré une forme de divertissement. Pas sûr que Red adhère à cette vision du « fun ».
*o*o*
TBC ● EPISODE 34 - part 02
*MEDIA*
Intro vidéo : Breaking Benjamin - Hollow. Pour la bande son de cet épisode, je me base sur l'album Dark Before Dawn, dont les chansons semblent avoir été écrites pour Dean.
Stay alive
Heaven holds a place for us tonight
I am paralyzed
Close your eyes
Drive away the cloud that hides the light
And leave the pain behind
Dead alive
Find a way to bury all the lies
Escape the pain inside
'Cause I don't want to fall or let you go
Love left me hollow
I'm with you in the end
Cold, crippled and shallow
Don't leave me here again
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