Partie 1/3

Comme l'atmosphère se détendait, Mir parvint à admettre :

— Je confirme l'hypothèse sur la dangerosité des génies obsédés par quelque chose.

Il côtoyait aussi un surdoué doté d'une obsession. En taisant sa rancœur, il pouvait comprendre Junior. Son admiration malsaine pour Rey s'expliquait par le fait d'avoir, enfin, rencontré un semblable.

— Vous avez un autre exemple sous vos yeux. (Mir désigna son meilleur ami.) Je ne vous dis pas le nombre de folies qu'il m'a fait faire à cause de son obsession de la vitesse. Il ne m'est jamais arrivé de me demander si je vivrais vieux. Mais il m'est maintes fois arrivé de me demander si je vais « mourir ce soir ».

Les autres le dévisagèrent, interloqués, se demandant s'ils devaient le prendre au second degré.

— Tu ne te le demandais que quand je traficotais la boîte à vitesses, se justifia Junior. Je ne le faisais pas tout le temps.

— Ceux qui utilisent cette méthode la savent très risquée. Je me doutais à peine des conséquences réelles jusqu'à ce que Nyskens m'en parle !

— Ce salopard a toujours eu la langue pendue, maugréa Junior.

Il reçut une taloche.

— Encore heureux !

— Le risque était maîtrisé.

— Pas à 270 km/h !

— De quoi vous causez ? s'agita Teddy.

Mir supposa qu'avec un père flic, il avait été élevé dans le respect du code de la route. Pour chasser définitivement le climat « funérailles », il consentit à ouvrir un chapitre du livre de sa vie. D'autant qu'il était en parti responsable de l'ambiance mortuaire. Ils avaient besoin de parler de ce qu'ils aimaient. Pas de nourrir la haine.

— Il fut une époque où Junior et moi participions à des rallyes... du genre underground.

Junior pouffa.

— Notre dernier tournoi remonte à six mois seulement. Cesse de parler comme si t'avais pris un coup de vieux. (Il esquiva un coup de traversin.) C'est comme ça qu'on a connu Shae Yang et sa clique. Sa triade fait du recèle de pièces de voitures. Pas juste pour le tuning de vitrine, mais des pièces capables de rende un bolide supersonique, s'extasia-t-il.

— Attends, vous parlez des Balmer Ultimate Underground Racing ? l'arrêta Ben, incrédule.

— Pas n'importe lesquelles, sourit Junior, toujours extatique. Les Kamikaze Races.

Au sifflement de béatitude de Ben, les autres jugèrent que Junior ne jouait pas du pipeau.

— C'est pour ça que t'as eu aucun mal à retaper la caisse de Rud', comprit Timothy.

— On est rentrés dans le circuit en première année de lycée, expliqua Junior. Mir était mon co-pilote. Bon, on était mineurs, mais je peux sortir de mon chapeau une fausse carte d'identité plus vraie que nature.

— Tu sais que tu racontes ça à un fils de flic ? souligna Saïd, ironique.

Junior haussa les épaules.

— Le fils n'est pas le père. (Il soupira.) Parfois, ça me manque.

Sous le sourire mélancolique de Mir, il lança un coussin en l'air et le rattrapa.

— Pourquoi avez-vous arrêté ? s'enquit Timothy. Quelque chose me dit que c'était pas à cause des risques sur le circuit.

— On a eu quelques démêlés avec les mauvaises personnes, rétorqua Mir. Nos parents s'en sont mêlés.

Junior grogna.

— Son père s'est se montrer très... dissuasif.

— Je vois, fit Teddy.

— Crois-moi, tu ne vois pas, renifla Mir.

— Ou plutôt, tu ne veux pas savoir, frissonna Junior. Mais c'est vraiment tombé au pire moment. Ç'a interrompu une transaction avec le gang Yang. On ne pouvait plus respecter notre part du marché à cause de l'embargo de papa Wales.

— Et quand on est petit-fils de président, certaines « bêtises » ne sont pas admissibles, maugréa Mir.

Le poids de son patronyme pesa davantage sur l'assemblée. Mir se surprit à se demander comment Rudy s'y prenait pour gommer ses origines aristocratiques et son appartenance à la haute élite. Junior tenta de dissiper le malaise avec la suite du récit.

— Le problème est parti de nos noms. On s'était assurés d'évoluer sous de fausses identités. De préférence, j'employai un pseudo. Mais à un moment, quelqu'un a découvert mon vrai nom.

— Dis plutôt que tu t'es fait prendre comme un idiot ! le houspilla Mir.

— C'était quoi ton pseudo ? s'enquit Ben.

— Je signais Seed of Chaos, rétorqua Junior.

— Graine de chaos ? releva Dwayne. C'est pas un peu kitsch ?

— Je t'assure qu'il le porte à merveille, marmonna Teddy.

Blake ricana.

— Ouais, ça lui va comme un gant.

— Merci, chérie.

— En attendant, débarquer avec ta voiture personnelle n'était pas l'idée du siècle, reprit Mir. Ta plaque d'immatriculation personnalisée ressemble assez à celle de ton père. Torcy Reich-Andriana dans les écuries des B2UR n'allait pas passer inaperçu, fût ce Torcy un « Junior » ! On roulait avec de fausses plaques sur nos véhicules de course. Il fallait que tu ruines tout, triple buse !

— Je n'avais pas pu faire autrement, ce soir-là, geignit Junior, sous une volée de coups de coussin.

— Ne vous écharpez pas comme ça, enfin ! s'annonça Red.

Muni d'une guitare acoustique, il fut accueilli par un frisson d'anticipation et des sourires gagas à peine brimés. Nola battit des mains, enchantée par la perspective d'une chanson. Red s'assit à côté de Mir.

— S'irriter autant donne des aigreurs d'estomac. Comme ça vous êtes pilotes de rallye ?

— Étions, maugréa Mir, écarlate.

Red se félicita d'avoir retardé son retour. Sans scrupule, il avait écouté aux portes. Il était rassuré que ces jeunes aient trouvé en eux la force de décanter une ambiance plus tendue qu'une vessie pleine. Les rancunes s'apaiseraient, même si ce n'était pas gagné pour Rey. Le peu qu'il avait saisi lui dressait les cheveux sur la nuque. Ces étudiants auraient dû mener une vie de « galères insouciantes », de son humble avis. Pas trimbaler ce genre de bagages. Seulement, Red n'avait jamais été étudiant. Il ne saurait se montrer de conseil avisé. Au-delà de ses doutes, une chose restait certaine. Rudy vivait entouré d'intrigues malsaines et inquiétantes. Cela ne l'aiderait pas à se reconstruire sur une base saine.

— Mon père aussi était pilote de rallye, confia-t-il. Mais le rallye l'a abandonné, pas l'inverse.

— Christopher Rell, c'est ça ? dit Junior.

Il arborait cette mine satisfaite du premier de la classe qui connaissait sa leçon mieux que ses camarades. Red s'en amusa.

— Oui. Il n'était pas une légende du circuit, mais il avait un palmarès respectable. Il adorait les bolides supersoniques.

Son clin d'œil figea Junior. Ce dernier comprit que la star en avait entendu plus qu'elle ne laissait paraître. Depuis quand Red les épiait-il ? Junior aurait dû se douter que récupérer une guitare ne demandait pas autant de temps... Notant qu'il était le seul à deviner la sournoiserie du chanteur, il se garda de tout commentaire. Néanmoins, cela lui donnait une autre image de Red. Celui-ci avait choisi le moment d'intervenir. Il avait respecté leur discussion houleuse, patienté jusqu'à ce que les esprits se calment. C'était loin de l'étiquette exubérante que lui collaient les médias.

— Votre père était un professionnel, nuança Junior. On n'est qu'amateurs. Et on évoluait dans l'underground, pas sur les pistes officielles. C'est incompatible avec nos... études supérieures.

Red le dévisagea.

— En effet. En plus d'être dangereux. Mais ne voulais-tu pas plutôt dire que c'est incompatible avec ton nom de famille ?

Junior se sentit acculé. Ce type se montrait d'une perspicacité qui le dérangeait. Un peu à l'instar de Dean, son amant. Remarque, ce qui se ressemblait s'assemblait. À se demander qui avait séduit l'autre. Tous deux se défendaient en matière d'attraction sur autrui.

— J'ai géré une partie de la logistique, donc je connais plus ou moins vos noms, dit Red, en vue de le dérider. Et Rudy me parle souvent de ses amis.

— Ah oui ? fit Mir.

Il ne fut pas le seul surpris. Les yeux brillant d'espoir, Hayden demanda :

— Rudy vous a parlé de moi ?

— Hum... désolé, s'excusa Red. Je me souviens plus facilement des amis de Darney. On chatte souvent quand il est à Darney-City. J'ai beaucoup d'anecdotes sur la fac. « Mir a fait ça. Junior a dit ça. Saïd a porté ceci aujourd'hui, tu aurais adoré son look. Tim' a squatté chez moi, encore ! Teddy a fini la dernière barquette de repas que tu m'as préparée, bouh ! Inna est trop chelou. Blake me fait rire. Lou-Ahn est un cas. »

Des rires fusèrent au détriment de la jeune femme, qui réagit :

— Où est cet enfoiré de blond, que je lui apprenne le respect !

Red lui sourit. Gênée, Lou-Ahn se retint d'enfouir la tête sous un oreiller. Saïd était aux anges. Rudy appréciait son look et le rapportait à Red Kellin. Oh my!

— Vous préparez des barquettes repas à Rudy ? hoqueta Nico.

Red hocha la tête. Comment était-ce possible ?! Pourquoi tant d'injustice ? Il n'y en avait que pour Rudy ! Inna grommela :

— Rudy me trouve « chelou » ?

— Je ne voudrais pas te vexer, commença Red d'un air contrit. Mon objectif n'est pas de vous brouiller avec mon Caramel-vanille...

Dans la bouche de Red, Caramel-vanille sonnait tellement bien, pensa Nola.

— Dites toujours, je suis la mansuétude incarnée, l'encouragea Inna.

Ses amis ricanèrent, confirmant le contraire. Amusé de mettre Rudy dans une situation embarrassante, Red révéla sur un ton conspirateur :

— Il dit que tu lui fais penser à une sorcière vaudou. Surtout quand tu mets ton rouge à lèvres noir.

Teddy, Junior, Lou-Ahn et Timothy se bidonnèrent.

— Rudy n'est pas le seul à le penser, avoua Mir.

Lui aussi craignait quelques-fois les foudres d'Inna, quitte à se demander si elle n'était pas sorcière. Saïd le dévisagea, sidéré.

— Attends, elle est trop classe quand elle se maquille avec une palette noire, rouge bordeaux, lie-de-vin ou corail ! Les lèvres noires lui vont super bien.

Blake approuva.

— Mais pourquoi vaudou ? s'enquit Inna, perplexe.

— C'est tout ce qui t'importe ? souffla Dwayne, sceptique. Tu voulais que ce ne soit pas vaudou ? Une sorcière zouloue alors ?

Inna haussa les épaules, sous l'hilarité générale.

— Je me fais passer pour une vraie sorcière auprès des mômes d'une garderie où je travaille de temps en temps. Ça aide à contrôler les plus récalcitrants. La crédulité des petits monstres est une bénédiction pour mon autorité. Que Rudy me considère comme telle ne me dérange pas. Je lui ai toujours trouvé une âme d'enfant.

Red aima sa personnalité. Il revint à Junior.

— Un nom ne doit pas te faire abandonner un rêve ou une passion. L'audace de nos rêves nous définit, dit-il à l'assemblée. Il arrive que l'historique de nos noms nous stimule ou contribue à la grandeur de nos rêves. L'inverse aussi est vrai. Mais ne laissez jamais votre nom vous entraver. Je me débarrasserai d'un nom qui m'empêche de vivre mon rêve.

Il avait jeté le nom Wesson aux orties. Le patronyme de son beau-père, reçu à la naissance, nuisait à son épanouissement. Certes, la démarche n'avait pas été aussi affirmée dans son esprit à l'époque. Mais aujourd'hui, il ne regrettait pas cette décision.

— Tu sais être philosophe quand tu veux.

Le retour du couple Rey et Rudy, main dans la main, ne passa pas inaperçu. Le duo remarqua à peine les regards scrutateurs ou renfrognés. Bill retint un sourire. Vu le volume assourdissant de leur langage corporel, l'équilibre s'était rétabli entre ces deux-là. Certains appréhendèrent la suite. Le tensiomètre grimpa de deux graduations.

— Comment ça quand je veux ? Qu'insinues-tu, Rebel-caramel ?

— Cesse donc avec ce surnom, s'agaça Rey. J'ai une image de « T-eyes » à maintenir.

— Tu vois qu'il est ridicule, renchérit Rudy. Et tu t'échines à m'appeler Caramel.

— Mais il te va bien, dirent Red et Rey en chœur.

Rudy ne bouda qu'une seconde. Il s'assit auprès de Red et Rey retrouva sa place dans son dos.

— À défaut d'être philosophe, Andy est un mage parolier. Il utilise la magie des mots.

— Je me définirais plus comme un chamane. Mais j'apprécie le compliment.

— J'aurais dû emmener ta guitare, regretta Rey, faisant allusion à celle de Rudy.

— Un duo de guitares ne m'aurait pas déplu, avança Red.

— 'Kim en possède une, proposa Dwayne.

Il quitta sa place d'un bond sans attendre leur réaction et alla déranger son frère. Il revint avec l'instrument, Dean sur ses talons.

— Que fais-tu, Andy ? Laisse les jeunes entre eux !

Des protestations s'élevèrent. Rudy en chef de file.

— C'est bien ce que je fais, Dean. On est entre jeunes. Le seul trentenaire ici, c'est toi. Cherchez l'intrus.

Le grand blond toisa son amant, irrité. Il sentit poindre l'incrédulité de ceux qui peinaient à concevoir sa paternité, avec un fils déjà à la fac et âgé de presque deux décades.

— Tu survivras à mon absence pendant quelques minutes, Dean, le rassura Red, sarcastique.

— Trente minutes, grand max, imposa Dean.

— Il peut rester avec nous toute la nuit, s'il en a envie, opposa Rudy.

— Rudy..., commença Dean.

Il se ravisa. Red attendait de savourer une de leurs joutes puériles et possessives. Il n'accorderait pas ce plaisir à son homme. Encore moins à son beau-fils, tout autant dans l'expectative. La curiosité de Junior lui léchait aussi la peau de manière désagréable. De fait, du côté des Darneyens, les yeux de Junior n'étaient pas les seuls à se montrer avides. Quant aux autres, ils s'apprêtaient à lui décerner le titre de Rabat-joie Légendaire.

— C'est à charge de revanche, fiston.

— Je sens que ça va être encore pour ma paume, marmonna Rey.

À tous les coups, Dean l'utiliserait pour se venger de Rudy.

— Eh bien, reste avec les « jeunes », Andy. Les plus « vieux » s'amuseront très bien sans toi, lâcha Dean, vicieux.

Red mordit dans sa réplique. Il aurait aimé lui crier « laisse tes mains éloignées des balcons de Soizic ! », comme Dean passait la porte.Vivement que le monde entier sache que le bellâtre n'était plus sur le marché !

*o*o*

TBC ● EPISODE 25 - part 02

*MEDIA*
Intro vidéo : High Hopes - Panic! At The Disco cover (和太鼓カバー by DRUM TAO feat. HIDE春) Parce que Red chanterait bien cette chanson à ces jeunes à la dérive. Une jolie version avec les fameux tambours taiko (qui m'ont inspiré une future scène de Hot Chili, dans une saison bien lointaine !)