Partie 2/3

— Ton père a une sacrée vision de moi, Dean, maugréa Red.

Il n'en prenait pas ombrage, cependant. Comme beaucoup de gendres, il avait du souci à se faire avec beau-papa. Il se demanda si sa belle-mère en avait touché un mot à son époux. Red ne doutait pas qu'elle avait saisi la nature de sa relation avec Dean. Jusqu'ici, Natasha ne lui paraissait pas antipathique. Même si son changement subit d'attitude à Darney n'annonçait pas des jours heureux. Encore moins, depuis que Dean filtrait les appels de sa famille et leur interdisait le droit de visite, tant que son fils n'en faisait pas lui-même la demande.

Que Red Kellin supplante la parenté de Rudy restait une pilule difficile à avaler pour les Leblanc. Mais quelque chose de bon en ressortait, de l'opinion de Red. Après le raz-de-marée de colère à Nior, il avait craint l'avènement d'une nouvelle ère glaciaire entre Dean et sa famille. Or cette semaine, Dean avait régulièrement échangé avec son père. Certes, les conversations se révélaient parfois houleuses mais pas toujours. En soi, cela constituait un progrès de passer d'un silence radio de neuf ans à des dialogues froids. Son amant ne le voyait pas encore.

Pour la sécurité de Rudy, Vince et Dean surmontaient malgré eux leur aversion mutuelle et tentaient de trouver un terrain d'entente. Red aborderait cette situation sous une perspective positive. De manière ironique, le kidnapping contribuerait à apaiser des tensions longtemps maintenues entre deux hommes à la fierté surdimensionnée. Rudy provoquerait sans doute ce miracle. Ce dernier dévisagea Red et marmonna :

— Désolé, Andy. Les hommes de ma famille souffrent d'un cruel manque de tact. Parfois, j'espère qu'une version 2.0 prenne le relais. Mais je pèche par optimisme.

— Tu n'es pas seul, mon grand, je suis coupable du même péché.

Dean grommela.

— Concrètement, Vince n'a pas tort. Tu exerces, souvent malgré toi, une force centripète sur les emmerdes.

— C'est quoi « centripète » ? intervint Soizic.

— Le contraire de « centrifuge », répondit Ilona, sarcastique.

Red l'aurait embrassée. Tant que Miss Lolo n'ouvrait pas la bouche, Red souffrait sa présence. La manière qu'elle avait de déshabiller Dean du regard érodait sa patience depuis le dîner de la veille. Pourquoi était-elle encore là ce soir ? Red se raccrochait à l'éducation de son père et sa mère, mais il faiblissait. Les piques d'Ilona à l'endroit de la potiche lui apportaient un certain réconfort.

— Merci d'enfoncer le clou, Dean, l'accusa-t-il. Ton franc-parler n'est pas toujours une bénédiction.

Dean tenta d'alléger son humeur d'un sourire charmeur.

— Mais c'est vrai, tu es un potentialisateur de polémiques. C'est karmique et divin. Les gens parleront toujours de toi, quoi que tu aies fait en bien ou moins bien. Tu n'as pas remarqué que l'on parle toujours des dieux ?

— Oh, maintenant on me passe la pommade ?

Putain, ça marchait ! admit Red in petto. Les amis de Dean reniflèrent, écœurés par son verbiage pompeux.

— Il manque cruellement de tact, mais sa flatterie est impitoyable, commenta Ilona.

Red ne la contredirait pas. Une nouvelle tête se pointa dans le living-room, une serviette autour du cou. Rejoint par Rey et Dwayne, Teddy s'étonna de la présence de tant de monde.

— Je suis venu chercher les retardataires. Il me semble qu'on avait prévu une compétition de natation que Rudy est censé arbitrer.

Le duel se disputait entre Teddy, David, Timothy, Rey et Dwayne. Le benjamin des Orlando, vingt-deux ans, avait vite sympathisé avec ce quatuor. Dean se souvenait d'un pré-ado maigrelet à qui « minus » allait comme un gant. Le surnom était sans doute resté par habitude, car Dwayne s'était bien étoffé. Sa musculature plus subtile que celle de son aîné parlait de la pratique d'un autre sport. Le jeune homme en seconde ligue de soccer espérait attirer l'œil d'un chasseur de tête.

— Avant de vous libérer, reprit Dean, je pense que vous l'avez tous noté, la page de soutien pour Rudy a été fermée.

— Tu veux dire supprimée, railla Rudy.

Certainement pour éviter que les gens demandent des détails sur la façon dont tu as réglé son sort à Lucas, se garda-t-il d'ajouter. Inutile de plomber une ambiance déjà alourdie par son paternel.

— Emploie le verbe qui te chante, fiston. Cela était nécessaire car la moindre information sur toi vaut son pesant de dollars. La censure sur cette affaire les frustre, mais elle ne se relâchera pas. Conséquence : tout ce qui te concerne est passé au crible. Le lien entre Andy et toi a déjà été établi...

— Est-ce vraiment nécessaire de leur farcir la tête avec tes inquiétudes, Dean ? soupira Red.

Les pauvres jeunes gens étaient venus s'amuser, passer une soirée de réjouissances avec leur ami retrouvé.

— Merci ! lança Rudy, reconnaissant. Tu pourris l'ambiance, p'pa.

Dean se vexa. Ces deux-là se liguaient encore contre lui.

— C'est ainsi que vous me remerciez, alors que j'ai vos intérêts à cœur ?

— La consigne est de ne pas divulguer une localisation géographique, résuma Red. Il me semble que tu t'es assuré qu'ils ignorent l'adresse.

— J'ai paré au plus vite, argüa Dean du tac-au-tac.

— Tu sais, l'application GPS est une belle invention, lâcha Rey, mine de rien. Quoique... elle devient inutile sans jugeote.

En somme, les précautions de Dean ne servaient à rien, si les amis de Rudy utilisaient leurs neurones de temps à autre. La remarque ne fut pas accueillie avec philosophie. Rey haussa les épaules. Rudy se retint de rire. En attendant, Zeus et Dragon s'échangeaient toujours des mots doux.

— Ne bride pas leur plaisir. Ils ont retrouvé leur Caramel-vanille, normal qu'ils expriment leur joie. Les réseaux sociaux font partie de leur culture. Ils devront simplement se montrer vigilants. Mais tu ne peux pas attendre de fans de garder le silence, alors qu'ils se retrouvent entourés de superstars qu'ils n'auraient jamais pensé rencontrer. Et pour finir, tu as poussé le premier domino, Dean, avec la manière dont tu les as fait venir ici.

— Quel est le rapport entre leur moyen de transport et leur discrétion ? soupira Dean.

Red tenta de ne pas perdre patience face à sa condescendance.

— Ce que j'essaye de te dire, c'est qu'ils sont déjà stressés et tu en rajoutes. Tu es allé jusqu'à débaucher ceux qui tafaient alors qu'ils commençaient à peine leur service. Et je suppose que leurs patrons n'avaient pas leur mot à dire. Probablement que certains ont été arrachés à leur dernière heure de cours.

Quelques hochements de tête ponctuèrent son propos. Red se dit qu'il ne se porterait pas plus mal en ignorant le pouvoir exact du statut MIP. Peut-être qu'un jour on lui facturerait son ignorance, mais pas aujourd'hui. Le MIP concerné s'irrita.

— Andy, je ne vois toujours pas le rapport. Ont-ils besoin d'éventer leurs états d'âme sur la blogosphère pour soulager leur stress ?

Red perdit enfin patience.

— Demander à un jeune connecté de s'éloigner de son téléphone durant tout un weekend revient à le punir !

— D'accord avec toi, glissa Soizic.

Red préférerait qu'elle s'abstienne de le soutenir. Oui, il réagissait de manière biaisée, sans doute misogyne. Et alors ! Il ne la supportait pas. Il continua comme s'il n'avait pas été interrompu.

— Il y a des façons plus posées de leur faire comprendre la nécessité de la discrétion pour le bien de tous. Tu es aussi délicat qu'un bélier dans une porte ! Les pauvres ont des heures de vol et de route dans les pattes.

Les pauvres en question suivaient un match de ping-pong, trop hébétés pour réaliser qu'ils étaient la balle. Rey assistait à un show comique. Il anticipait déjà la chute. David se plaisait à voir son frère se chamailler avec son mec. Ça faisait tellement « couple qui se cherche des noises ». Il était tenté d'ouvrir les paris sur qui l'emporterait. Les footballeurs misaient sur la sentence du tyran Dean. De l'opinion de Kurt, il tardait même à sévir.

Kurt n'en revenait toujours pas que Dean se soit entiché d'un pédé. Yakim s'en accommodait trop bien. Sans doute parce qu'il n'avait pas connu Dean à Darney. Farrell jouait à l'autruche, de peur de se brouiller avec un Leblanc ou de se mouiller avec la tapette à scandales. Mais Kurt comptait mettre cette « liaison dangereuse » à l'épreuve. Ce couple homo semblait fake, surjoué pour les médias. La simple idée que l'un des hommes soit Dean Lightfoot III Leblanc en soulignait l'aberration.

À tous les coups, il s'agissait de l'énième trouvaille de Dean pour enrager sa famille dirigiste. Cela marchait, puisque Vince Leblanc s'arrachait les cheveux. Kurt avait toujours connu Dean à l'affût de la moindre incartade susceptible de hérisser le poil paternel. Sans Julian pour tempérer les choses, Dean aurait collectionné de sacrées conneries. Un grand pouvoir, de grandes responsabilités ? Plutôt un grand pouvoir et de sérieuses conséquences en cas d'irresponsabilité. Dotez cet irresponsable d'une intelligence retorse, et il n'y avait rien de surprenant à ce que Dean Leblanc feigne le couple avec Red Kellin.

— Temps mort ! lança Ilona. (Si ces deux-là voulaient que les jeunes grillent leur couple, ils faisaient un excellent job.) Les filles, suivez-moi. Il y a des choses dont ces messieurs ne se soucieront jamais, quelle que soit l'évolution de l'homo sapiens. Vous êtes venues sans bagage, il est temps de traiter cette logistique.

Dean n'aima pas sa manière de clore le sujet. Elle choisit de l'asticoter.

— J'ai raison, tu le sais. Andy aussi a raison, mais tu ne l'admettras pas. Ça ne change rien au fait qu'ils viennent de vivre un moment riche en émotions en retrouvant leur ami. Ils sont fatigués. Sandy nous a fait un léger malaise vagal tout à l'heure.

Dean cilla. À quel moment ? Dévisagée, Sandy s'accrocha de façon irraisonnée au bras de l'asperge musclée à son côté. Dean n'aurait pas dû s'amuser de l'effrayer. Il se sentait l'âme un peu sadique, admit-il.

— Pourquoi ne m'a-t-on rien dit ?

Ilona roula des yeux.

— Parce que tu n'es pas le centre géothermique de la planète, Dean. Tu penses pouvoir survivre à cette révélation ?

Rudy ricana. Son père le fusilla du regard.

— C'était passager, le rassura Ilona. Mais ils ont besoin de se détendre. Le patio les attend, et il y a suffisamment de maillots de bain à disposition. Un assortiment de cocktails a été spécialement concocté pour vous. Rudy vous montrera, dit-elle aux garçons. Vous avez ordre de savourer, c'est de la main de Red Kellin en personne ! Mais ne comptez pas sur moi pour faire le service. Mon homme a l'exclusivité de ma tenue de soubrette.

Elle récolta des jeunes gens diverses réactions excitées et s'en satisfit.

— Pas besoin de vendre mes secrets à la planète entière, bébé, s'indigna Yakim.

Ashley boucha les oreilles de son fils. Quand ces deux-là commençaient, on ne les arrêtait plus. Dwayne grimaça.

— Épargnez-moi l'image mentale.

Le rire aigu de Rey finit de détendre l'atmosphère. Quoique, du côté de Nola régnait toujours une dépression climatique. Elle avait contrarié un Leblanc, bon sang, à Balmer en plus !

« Tu vires parano à cause de ce que t'as lu sur internet au sujet de cette richissime famille, ma vieille. »

Il n'empêche qu'elle avait provoqué une dispute entre un Leblanc et Red Kellin ! Elle voulait disparaître dans les abîmes de Gaïa. La recommandation d'Ilona lui parvint de loin.

— Amusez-vous, les jeunes ! Il n'y a pas de couvre-feu ce soir.

— Tu leur donnes quel âge ? se moqua Red. Mets un bémol pour Natsy. Quant à ma princesse... Aw, elle dort, sourit-il, gaga.

— Mais comment tu fais ? hoqueta Ashley.

— C'est quoi ton « truc » ? demanda Farrell en même temps.

Leur incrédulité témoignait de batailles avant dodo. Red haussa doucement son épaule libre. Tous furent surpris de constater que le match Red vs Dean avait bercé la petite. Le chanteur peina à déchiffrer le regard de son amant. Le sourire tendre de Dean le désarma. Sans se l'expliquer, ça le prenait un peu par surprise.

L'échange du couple ne passa pas inaperçu aux yeux de Kurt. Il traquait la plus petite preuve susceptible de confirmer son hypothèse. Mais se pouvait-il que ces deux-là se soient convaincus de leur mensonge au point de ne plus jouer un rôle ? Il les observerait encore un peu avant d'exécuter son plan. C'était décidé, Yakim l'hébergerait avec sa copine, ce weekend.

Soizic serait parfaite pour son projet, elle correspondait au style de nana de Dean. À la fac, son ami n'aurait pas hésité à flirter avec sa meuf, même en sa présence. Il s'y adonnerait ce soir, Kurt ne s'en offusquerait point ; il était prêteur. Quant à Soizic, elle n'attendait que sa bénédiction. Elle bave déjà sur Lightning. De là à mouiller... L'innocence d'une remarque d'Ashley l'éjecta de ses pensées licencieuses.

— Elle était fatiguée, la louloute. Elle n'a pas fait sa sieste.

Red et Farrell se dévouèrent à border la louloute. Ilona relança à voix basse :

— Les filles, on me suit.

D'un sourire, Rudy la remercia d'avoir clos le débat. Il savait son père toujours à cran. Dean ne se détendait qu'en surface. Heureusement, Red n'hésitait pas à lui rentrer dans le lard pour lui inculquer un peu de bon sens.

*o*o*

TBC ● EPISODE 19 - part 03

Que mijote Kurt ?

*MEDIA*
Intro vidéo : Devil Inside - CRMNL. Des lyrics qui vont à Kurt, dans cette séquence.

Brace my soul
Cause theres no good
In the place I'm going
Pray for light
We all got a little bit of devil inside
Ah ah ah ah ah
We all got a little bit of devil inside
Ah ah ah ah ah
Tearing you apart in the middle of the night
Ah ah ah ah ah
They could bury us alive with the things we hide
We all got a little bit of devil inside