Partie 3/3

— Mesdames, messieurs, bonsoir. Nous embarquons. Je vous prierai de me suivre.

Il sourit à Hayden de toutes ses dents étincelantes. Sandy prit Marine par le bras et chuchota :

— Il est trop mignon !

Nola les étudia. Elles ne lui avaient pas semblé « très amies » mais étaient suffisamment copines pour baver ensemble sur le postérieur du personnel navigant commercial. Hayden remua la tête en les voyant gigoter. Bill se renfrogna. Nola leva les yeux au ciel.

— Il est gay, dit-elle sans se soucier de paraître discrète.

— Bonjour, le préjugé, la tacla Hayden.

Nola lui sourit.

— S'il n'est pas casé, ne sois pas surpris d'être le petit favori à bord du jet, s'il y assure aussi le service.

Cette fois, elle s'était crue discrète. Le steward la détrompa.

— Je ne favorise pas mes clients en fonction de mes goûts personnels. (Il fit un clin d'œil à Hayden. Ce dernier se pétrifia.) Mais vous êtes perspicace.

— Vous feriez un parfait modèle si vous n'étiez pas steward, glissa Nola.

— La flatterie. Ma mère m'a toujours conseillé d'en abuser. Vous me déshabillez déjà ?

— Je vous voyais plutôt vêtu d'un costume noir à col châle d'Alexander McQueen.

— Je ferais peut-être une exception ce soir, rétorqua le steward. Si vous continuez dans cette lancée, vous serez ma préférée. (Il tendit le bras à Nola.) Je suis Blay.

— Nola. Enchantée.

Elle ignora l'œillade envieuse de Sandy, le regard juge de son frère et se gaussa d'Hayden qui avait raté une occasion d'être le favori. Vu leur tête, Ben et Nico n'en revenaient pas que le steward soit effectivement gay. Marine s'esclaffa.

— Je crois qu'elle a un gaydar. Sûrement à force d'en fréquenter dans son institut.

Nola parlait déjà mode avec Blay. De ses doigts, Bill imita le canon d'un révolver et se flingua la tempe.

— Et sinon, « Blay », commença-t-il, sarcastique, vous en savez plus sur le programme ?

— Ouais, ce serait pas de refus, appuya Hayden. J'ai encore le sentiment de m'être fait enlever.

Bill cilla. Marine donna une tape dans la nuque d'Hayden. Les mots « enlèvement » et « kidnapping » étaient à bannir de leur lexique jusqu'à nouvel avis. À travers passerelles et escalators, Blay résuma leur situation.

— L'équipage est constitué de quatre membres. Vous rencontrerez le capitaine Jensen et son copilote, Ouriel, ainsi que la ravissante Melissa, ma collègue. C'est un cœur. Elle satisfera le moindre de vos besoins. N'hésitez pas à la solliciter.

Le sourire grivois des garçons laissa peu de mystère au fantasme de l'hôtesse de l'air.

— Bien qu'elle soit la gentillesse incarnée, je dois dire qu'elle brille par un tempérament professoral, poursuivit Blay. Elle vous fera gentiment comprendre, messieurs, que « besoin » et « désir » sont deux concepts différents. Mais je vous sais civilisés. Nous n'arriverons pas à cette éventualité.

Les filles ricanèrent.

— Melissa a une casquette en chiropraxie. Ça détend de passer entre ses mains.

— On vous croit, fit Ben, rêveur.

— Vous soufflez le chaud et le froid, remarqua Nola, amusée.

— Faire miroiter l'inaccessible aux faibles d'esprit est un jeu divertissant. (Blay fit danser ses sourcils sous les rires de Nola, puis reprit son sérieux.) Les passagers seront au nombre de huit. Le vol de Mr Jackson ne fait pas escale à Saunes. Vous le rejoindrez à Balmer.

— Ça explique tout, comprit Sandy. Cet abruti n'a même pas pensé à me prévenir qu'il prenait déjà l'avion.

— Enzo et « penser » sont incompatibles, railla Marine.

— Hélas ! marmonna Sandy.

*

Melissa les accueillit avec le sourire. La charmante jeune femme cochait sans peine la case du cliché de la reine de bal de promo ou de la capitaine des pom-pom-girls dans une série adolescente. Les garçons ressentirent le besoin subit de se faire masser.

— Bienvenue à bord de la dernière des whitemobiles. (La sidération des passagers l'obligea à développer.) J'appelle ainsi les véhicules personnels de la famille Leblanc.

— Ils doivent prendre un jet pour un taxi, marmonna Ben.

Un bolide pesant cinquante millions de dollars leur servait à faire deux trois petites courses. La famille de Ben était aisée mais d'une fortune risible face à tant de faste. L'intérieur de la carlingue les priva de voix. Après qu'une limousine Rolls Royce Phantom l'ait conduit à l'aéroport, Ben aurait dû s'attendre à ce degré de luxe. Cependant, rien ne l'avait préparé à l'impact de la claque.

— Putain, c'est à vivre au moins une fois dans sa vie ! hoqueta Hayden.

Au-delà du luxe et de la préciosité de l'intérieur, le plafond situé à plus de six pieds de haut, le cuir beige des fauteuils en vis-à-vis, la longue banquette matelassée, la boiserie vernie, les tons chauds et or, les coussins douillets et l'arrangement florales en épis donnaient une impression virtuelle d'appartement. Un appartement volant. Les garçons se bousculèrent jusqu'au grand sofa affublé de ceintures de sécurité, où Darel les accueillit avec le même enthousiasme. Excepté Nicolas, pétrifié. Melissa l'invita à s'installer dans un fauteuil, côté hublot.

— Tu ne crains pas le vertige ? s'assura-t-elle. (Il fit non de la tête.) Si ça peut te rassurer, le modèle Gulfstream 550 figure parmi les avions privés les plus sûrs au monde. Le vol se fera en un temps record.

Avant que la honte de sa phobie le submerge, elle le distrayait déjà avec une console portable de jeux vidéo, tirée d'un bras escamotable du fauteuil.

— Vous avez des tablettes à disposition, si vous voulez suivre un film ou écouter de la musique. Je vais vous préparer votre cocktail préféré.

Lorsqu'elle revint avec un verre de Bunny Killer, l'appréhension de Nico céda à un émerveillement suspicieux.

— Comment vous savez que c'est mon préféré ?

Elle lui fit un clin d'œil.

— Je suis médium.

Nico s'empourpra. Elle en profita pour donner les consignes de sécurité, secondée de Blay. La voix grave du pilote s'éleva de nulle part. Salutations, ordre d'attacher sa ceinture, et de patienter un peu moins d'une heure avant d'arriver à destination. Il était 19 h 35 lorsqu'ils décolèrent. Pivotant dans son fauteuil relaxant, Marine caressa son plaid en mohair d'une douceur à tromper l'insomnie.

— Alex ne sait pas ce qu'il rate.

— Prenez des photos, on va lui foutre le seum, ajouta Bill.

Leur ami rentré à Oxford ne serait pas des festivités. Passé l'étape du décollage, quelques jeunes se lancèrent en quête des trésors dissimulés dans l'avion, selon Blay. Romans, BD, consoles de Gamestation®, jeux vidéo.

— D'après Blay, les masques de sommeil ont des anticernes hydratants, apprécia Sandy.

Nola dénicha un bloc à dessins et une série de crayons haut de gamme.

— Vous avez pas l'impression qu'ils lisent dans nos pensées ? C'est le jet privé d'Ali Baba !

— Grave ! souffla Bill en levant avec déférence la petite disquette d'un jeu. C'est The Mastermind Beneath Chaos® VI. Ça vient à peine de sortir !

Le prix du jeu insultait les économies d'un pauvre étudiant. Du moins, un étudiant issu du commun des mortels, pas une espèce pétée de thunes. De l'autre côté, Blay listait les boissons et cocktails, entre autres, champagne et Gewurztraminer.

— À vos souhait, fit Marine.

Il pouffa et lui suggéra un émincé de Saint-Jacques au caviar de Béluga.

— La Rolls Royce du caviar, promit-il.

Ils étaient au paradis.

— Ça te fait vraiment réaliser que Rud' est l'héritier W. Ent, confia Marine lors d'un moment d'accalmie.

— Mes parents n'en reviennent pas que j'ai osé le leur taire, révéla Ben. Ma mère n'arrête plus de dire à ses copines et aux voisins que son fils est « très ami » avec l'héritier Leblanc. Au moins elle a eu la décence d'attendre que Rudy ait été retrouvé, avant d'activer la boîte à ragots, maugréa-t-il.

En y repensant, ils avaient joué avec le feu à l'époque de leur inimitié avec Rudy. La famille du jeune homme aurait pu les écraser comme des insectes. Leur souffre-douleur n'avait jamais vraiment riposté. Ben se demandait si c'était par noblesse d'âme ou par pitié pour leurs fesses d'ignares. D'après Sun Tzu, un vainqueur remportait l'avantage avant même d'avoir cherché la bataille. Au fond, le blondinet avait toujours agi comme si sa victoire était déjà gravée dans le marbre. Son attitude impériale, jadis horripilante, tombait désormais sous le sens. Or Rudy les avait pris de haut en restant humble. Sans doute ce qui irritait sa bande à l'époque, pensa Ben.

— C'est à se demander comment le prince de l'Empire Leblanc a atterri à Dessanges Highschool.

— Ouais, on dirait trop une erreur de casting, soutint Darel.

— Mais sans cette erreur, on ne profiterait pas de ce jet, fit Ben en caressant une rainure dorée.

Sans cette erreur, ils n'appartiendraient pas à son petit cercle de privilégiés. Rudy aurait été vindicatif, il les aurait snobés dans le moins pire des cas, ou les aurait changés en laquais. Mais à la différence d'un Rey Lee-Cooper, qui vous jugeait valeur insignifiante une fois que vous ne lui apportiez plus satisfaction, Rudy ne s'attardait pas à vous juger tout court. Quand T-eyes asservissait ceux qui l'irritaient, Rudy tentait de comprendre les raisons du comportement nuisible de ses ennemis à son endroit. Curieux que des individualités aussi dissemblables aient fini en couple. Sans doute un effet de l'attraction des pôles contraires.

Rudy ne cherchait pas le conflit. Et si conflit il y avait, il ne l'alimentait pas. Aujourd'hui, Ben ne saurait expliquer son antipathie d'antan. Il avait suivi le groupe, ou plutôt le leader de la bande, Timothy. Ce dernier n'avait jamais révélé ses raisons. Jeunes et cons, disait-on. Le souvenir de l'agression ratée d'Enzo lui glaçait parfois les sangs. Ça tendait vers le zéro degré parfait à mesure que Ben découvrait à quoi ils avaient échappé. À la colère d'un jeune homme destiné à diriger l'une des entreprises les plus puissantes de ce pays. À un futur poids lourd financier et probablement politique.

*o*o*

TBC ● EPISODE 18

*MEDIA*
Intro vidéo : CHECK IT OUT - OH THE LARCENY. Et on finit par un tiercé de Oh The Larceny, avec ce son qui va bien à l'ambiance de cette séquence.

I'm in a Sweet Spot
I'm Feeling Good
The Sun is Shining,
I Knew, It would.
The World's is Playground
I Mean the Clouds.
Let Me Show You,
What It's all About.
Check it Out
I'm Gonna Light it Up
I'm Gonna Light it Up
Check it Out