Partie 4/4

— En jouant sans doute de ses contacts, Bart a découvert que la prochaine mission de son fils se déroulerait au Darfour. Il nous a impliqué pour bénéficier du poids de nos positions MIP. Il comptait se servir de nous comme d'un puissant allié en cas de représailles de l'IANS. Puisqu'il n'était pas censé savoir cette info classifiée.

— Même en étant de l'armée ?

Vince hocha la tête. L'armée, l'IANS, la police, autant de corps répondant de différentes juridictions mais au service d'une même cause : la sécurité souveraine étatique. Un novice s'y perdait.

— Il est bien question de Sécurité Nationale dans le sigle de l'IANS, mais l'organigramme des Services Secrets diffère totalement de celui du Département de la Défense. Même s'il leur arrive de travailler ensemble. Disons qu'ils passent pour des cousins qui se supportent uniquement parce qu'ils sont de la même famille.

Rudy lui servit un regard torve. Vince ne pouvait pas trouver meilleur exemple !

— L'IANS n'aurait pas apprécié de découvrir qu'il y avait des fuites autour de la mission d'Elan. Surtout sur la question délicate du terrorisme, avec un traitre à la nation appartenant à l'armée. Il était possible que les supérieurs ou les subalternes du haut gradé corrompu le protègent indirectement en dissimulant la poussière sous le tapis. C'est là que l'IANS tire toute son importance, parce qu'elle n'est pas soumise à l'armée. Et dans ce cas précis, il en allait bien de la sécurité territoriale.

— Mais pourquoi Bart Pratchett s'en est mêlé ? Et même en s'en mêlant, en tant que militaire, il devait comprendre les enjeux !

— Bart a laissé parler le père et non le soldat. Il craignait qu'Elan fasse les frais d'une sanction sévère, si l'Agence apprenait qu'il n'avait pas su dissimuler à son père sa fonction d'agent du gouvernement.

Rudy essaya de ne pas s'y perdre.

— Ça ne répond toujours pas à ma question. Les Leblanc détiennent des infos sur la Sécurité Nationale. Comment ?

Vince lui demanda de prendre son mal en patience.

— Le... « deal », si tu me permets l'expression, était que nous « veillions » sur son fils, en échange de ce qu'il savait sur Swordfish. Bien entendu, Bart ne s'attendait pas à ce que l'on s'approprie 87 % du projet. C'est un trait de famille, nous n'aimons pas ne pas avoir l'exclusivité.

Vince le dit de façon anecdotique. Rudy le mit sur le compte de l'humour Leblanc.

— Nous n'apprécions pas que l'on se serve de nous. S'approprier Swordfish était une façon de l'enseigner à Bart.

— Hélas, il aurait dû savoir qu'on n'apprécie pas beaucoup de choses dans la famille, soupira Rudy, ironique.

— Hélas, comme tu dis, déplora Vince avec plus de gravité. C'était inévitable, de toute façon. Pour mettre sur pied White Flight©, il nous fallait acquérir les rênes. Donner dans la demi-mesure ne nous aurait pas aidé à combler l'avance prise par Bacchus Industries©. Là-dessus s'est greffé l'annulation des fiançailles de ton oncle Dan avec Miranda Bacchum. Entre autres.

De quoi leur aliéner un peu plus Hughs Bacchum.

— Entre autres ? répéta Rudy. Parce qu'il y a encore d'autres raisons ?

Il y a toujours une version officielle et officieuse, se rappela-t-il.

— Les raisons de nos différends avec les Bacchum sont multiples, survola Vince. Sir Hughs a fini par soupçonner nos intentions de l'évincer. Cela ne l'a pas enchanté.

— Sans blague !

— Pour en revenir à la « whitisation » quasi-totale de Swordfish...

— Whitisation... C'est nouveau.

Vince s'accouda au bras de son fauteuil.

— C'est de ton petit-cousin Evan. Ce bambin a un vocabulaire très intéressant. Mais je le soupçonne de tenir ce mot de son père. Jamal aime dire que son nom Al-Sour a été « whitisé », sa progéniture étant d'abord Leblanc avant d'être Al-Sour sur l'acte de naissance.

Une autre aberration de la famille, générée par l'héritage Leblanc destiné uniquement aux Leblanc-nés. Evan et sa sœur Lilly auraient d'office été écartés de la course à la succession en adoptant le nom paternel. La pratique assumée par le clan mettait en exergue une suprématie patronymique. Car s'appeler Leblanc ouvrait bien des portes en ce pays, lorsqu'il ne s'agissait pas d'une homonymie.

— Ce jeu de dupes avec Bart a débouché sur une belligérance, reprit Vince. Lorsqu'on a commencé à phagocyter un projet de l'armée, Bart a eu le sentiment d'avoir perdu sur tous les fronts. D'abord, pour avoir livré une « propriété de l'armée » à l'Empire Leblanc. Ensuite, pour avoir compromis la seconde mission d'Elan – que nous ignorions à ce moment-là. Et tu le sais à présent, elle s'est soldée par son décès. Et enfin, l'IANS, en découvrant l'existence de fuites, en a tiré ses propres conclusions. Cette dame finit toujours par découvrir ce qu'on veut lui taire. La sous-estimer est faire preuve de sottise, grommela-t-il, perdu dans ses pensées. Cela aura été l'erreur de Bart Pratchett.

Sa mélancolie fut fugace, cependant. Rudy comprit qu'il avait droit à la version édulcorée.

— In fine, l'IANS s'est assurée d'étouffer les ambitions de Pratchett. Que ce soit à l'OTAN ou à un poste de commandement de l'Agence elle-même. Disons que ses dirigeants de l'époque jugeaient Bart peu fiable, susceptible de retourner sa veste. Peut-être pas pour ses intérêts personnels mais paternels. Ce n'est pas patriote.

— Elle est triste, cette histoire, marmonna Rudy.

— Je te l'accorde. On a essayé de ne pas reporter les griefs parentaux sur les enfants. C'était une bonne chose de voir l'amitié entre Dean et Chayton. Mais... (Vince soupira.) La vie trouve toujours le moyen de vous mettre face aux conséquences de vos actes. Un mot de travers de Bart dans un moment de colère, ou de mélancolie, d'amertume... (il haussa les épaules, incertain), et Chayton a sauté sur des conclusions hâtives. La mort de son frère, si jeune, l'avait déjà suffisamment ébranlé.

Et pendant près de vingt ans, cette histoire a muri pour se solder par mon enlèvement, pensa Rudy, amer. Là encore, ce n'était que la face A de l'histoire. La facette B concernait les Leblanc et leur mécontentement de le voir hériter de White Enterprise©. Lui, un ignare, un étranger, étiqueté gay par-dessus le marché. B avait, malgré elle, servi les intérêts de A. Mieux, B avait été une aubaine pour A. Rudy ferma les yeux et tenta de se centrer. De retrouver de l'emprise sur ses émotions agitées. Lorsqu'il les rouvrit, Vince sut qu'il avait défini de nouvelles résolutions. Il donnerait cher pour en connaître la nature.

— Le rapport IANS-Empire Leblanc me chiffonne toujours, relança Rudy.

— Tu t'attaques à une énorme ruche de frelons, fiston, émit Vince avec réserve.

— Je ne suis pas allergique à leurs piqûres, opposa Rudy, acide.

— La douleur de plusieurs piqûres reste insoutenable, statua Vince. Et à forte dose, leur toxine pourrait te laisser sur le carreau.

Mais au point où ils en étaient, faire machine arrière nuirait plus à Rudy que lui donner accès aux coulisses. Cependant, était-ce judicieux de shunter Dean ? Rudy saurait-il jouer les ponts ? Et Dan dans tout ça ? Son fils aîné le prendrait forcément comme une injustice. Harassé, Vince se focalisa sur le problème immédiat. Anticiper drainait son énergie. Hélas, le moindre relâchement lui était facturé cher. Bébé Rudy réclamait désormais sa tété de connaissances et se révélait glouton avec ce genre de remarque :

— Bart a voulu se servir de vous comme puissant alliés, en cas de représailles des services secrets. Donc, il savait ou se doutait que vous étiez capables de leur tenir tête. Je sais aussi que le président Lenny Wales, et bien d'autres, doivent leur investiture à une alliance avec l'Empire Leblanc. Chayton a avancé que l'IANS baigne aussi dans ce bassin de copinage. Qui doit s'appeler MIP-Club, à tous les coups. Je ne te demanderai pas comment c'est possible, mais j'attends une explication satisfaisante.

— Ce sont des doléances royales ! ironisa Vince, un brin indigné.

— Si tu veux t'assurer que j'aie la bonne information, tu n'as pas d'autre choix que de devenir l'informateur. Parce que si ça ne vient pas de toi, je remuerai un autre cocotier pour avoir mes fruits.

— Cocotier..., exhala l'aïeul, déçu.

— Tu aurais préféré baobab ? railla la jeunesse.

— Cela m'étonnerait que tu arrives à remuer un baobab avec tes frêles appendices.

Appendices... C'était d'un réducteur ! Le sarcasme de Rudy avait encore du boulot, pour espérer piquer cet homme. Un homme qui perdait le décompte de ses soupirs.

— L'IANS... Ah, un sujet délicat. De tout l'Empire Leblanc, je suis le seul à en savoir plus qu'il n'en faut sur les dessous de cette dame.

Rudy hoqueta. Non à cause de la formulation friponne de la bouche de son grand-père. Quoique...

— C'est ce qui justifie que... ma progéniture bénéficie d'une immunité atypique. Même au sein du clan.

— Oh..., fit Rudy, interloqué. J'ai du mal à te suivre, mais je comprends un peu le topo.

— Tu m'aurais mieux compris si je t'avais relaté les frasques de ton cher père, mais nous éviterons d'arpenter cette piste sinueuse.

Rudy se tendit. Que lui avait encore tu son père ? Ça n'en finirait jamais. Il avait vécu toute sa vie avec un parfait inconnu. Mais au fond, que savaient les enfants de leurs parents ? Selon un adage, ce n'était qu'à la mort d'un homme que l'on découvrait qui il avait été. Allez le dire à Chayton, tiens. Le décès de son frère Elan n'avait fait que jeter de l'ombre sur sa vie.

*o*o*

TBC ● EPISODE 04

Le voile se lève petit à petit sur les secrets de la famille Leblanc. Quels mystères et quels cadavres allons-nous découvrir dans les placards de ce clan ?

*MEDIA*
Intro vidéo : Dream on Dreamer - Don't Lose Your Heart (feat. Jarrad Salton). Des lyrics qu'on va dédier à Rudy, qui se lance dans sa nouvelle odyssée vers l'inconnu.

Are you lost somehow, drowning in the crowd?
Are you on your own again?
Right back at the start
Kid don't lose your heart
Until you're where you want to be.

Down at the cold steps, where no light exists
That's where you want to be, feeling sick
You find your hopes and your abandoned dreams
That's where you find your purpose.

Sometimes I take another breath,
Another step to embrace what I have
Then I stare at you, staring back
And I know that I'm not dead.
It takes a voice to make a change
It takes courage to not be the same
If the world is silenced today
I make sure to scream my name

Take it in and let it burn