Règle N°3: Ne jamais perdre espoir.

Un éclair de lumière suivi d'une explosion illumine le ciel qui s'embrase en quelques secondes de mille feux. Le secret a été bien gardé. Dans la salle, le temps semble s'être figé, puis l'effet de surprise passé, tous les invités se précipitent vers les terrasses et les balcons pour admirer le feu d'artifice. Au moment où je leur emboîte le pas, mon portable vibre à l'intérieur de ma pochette. Le numéro d'Ethan s'affiche. Je m'empresse de lui répondre.

— Allo...?

Le bruit assourdissant du spectacle pyrotechnique au-dessus de ma tête couvre nos voix. J'essaie de me mettre un peu en retrait de la foule...Peine perdue...Nous n'arrivons toujours pas à nous entendre.

Je jette un regard circulaire autour de moi pour trouver un endroit où m'isoler. Toutes les pièces alentour ont été désertées. Je me dirige vers ma gauche et pénètre dans un salon inoccupé tout en textant Ethan. Absorbée par l'écriture de mon message, je ne remarque pas la silhouette masculine se faufiler derrière moi, pas plus que la porte vitrée qui se referme. Une main sur mon épaule me fait sursauter. Je me retourne et à ma grande surprise, je découvre Karl en face de moi.

— Salut beauté!

Quelque chose dans sa voix me déplaît fortement. Je n'en laisse rien paraître.

— Karl, dis-je d'un air étonné. Tu n'admires pas le spectacle aux côtés de ton épouse?

Il me fixe d'un air moqueur.

— Je t'ai vu partir de la terrasse, je t'ai suivi pour m'entretenir seul à seul avec toi.

Je m'efforce de prendre un air détaché.

— De quoi souhaites-tu me parler?

Karl se rapproche dangereusement.

— Emma m'a fait part de ta situation. Elle s'inquiète pour toi et veut que vous veniez ta soeur et toi à la maison.

Il se rapproche un peu plus.

— Contrairement à ce que pense Emma, cette perspective ne m'enchante pas du tout. C'est elle que j'épouse, pas ses amis. Je souhaite filer le parfait amour avec ma femme et vivre dans le bonheur sauf si...

— Sauf si quoi? répété-je bêtement.

Karl se penche vers moi. Je sens son souffle chaud contre mon visage. Je me recule d'instinct. Il m'attrape par le bras et me colle à lui.

— Sauf si tu es prête à contribuer également à mon bonheur! me glisse-t-il à l'oreille.

J'ouvre des yeux ronds.

— Inutile de te faire un dessin, tu m'as parfaitement bien comprise, dit-il d'un ton sec. Tu peux vivre à la maison, à condition de laisser la porte de ta chambre ouverte pour moi à n'importe quelle heure du jour comme de la nuit.

Se redressant, il rajoute:

— Arrange-toi pour te débarrasser de ta sœur. La porte de notre maison t'est ouverte à toi, pas à toute la clique.

Je blêmis.

— Tu n'es pas sérieux? dis-je le souffle court.

— Et alors? Pourquoi te prends-tu la tête pour elle? rétorque froidement Karl.

Sa bouche se fend d'un sourire sarcastique.

— Après tout, ce n'est que ta sœur adoptive, vous n'avez aucun lien sanguin.

Je suis écœurée. Je n'ai jamais eu une grande estime pour Karl, mais là, ses propos dépassent tout ce que je peux imaginer. Certes, Amy est ma sœur adoptive. Cependant, les liens qui nous unissent vont bien au-delà du sang. Elle a remis du soleil dans la maison après le drame que nous avons vécu à la mort de ma sœur jumelle June. Depuis ce terrible jour, le remords me ronge. Alors, quand mes parents ont décidé d'adopter Amy, j'ai eu une révélation. J'ai su que la vie m'offrait l'occasion de me racheter; j'ai juré de veiller sur Amy.                                       

Je serre les poings.

— Jamais je ne me séparerai d'elle!

Karl prend une inflexion doucereuse.

— Comme tu veux. Tu es une femme intelligente, Jessica. Réfléchis. Réfléchis vite et bien.

Puis il assène d'une voix tranchante.

— Ma proposition est limitée dans le temps. Elle n'est valable que jusqu'à demain. Si tu refuses, sache que quoi qu'il arrive tu ne pourras plus venir habiter chez nous. Sois assurée que d'une manière ou d'une autre, je trouverai bien le moyen de dissuader Emma.

Je suis suffoquée d'indignation.

— Inutile de te préciser que cette conversation doit strictement rester entre nous, dit-il sur un ton de mise en garde.

— Emma n'en saura rien rassure-toi, lui rétorqué-je sèchement. Je déclinerai poliment sa proposition, jamais je n'abandonnerai ma sœur!

Karl poursuit inflexible.

— Très bien! Si un jour j'apprenais qu'Emma a vent de cette discussion, je mettrai un terme à votre amitié. Suis-je bien clair?

Je ravale mes larmes.

— Parfaitement! Il n'est pas nécessaire d'en arriver là, je ...

— D'en arriver à quoi? s'exclame une voix derrière nous.

Nous sursautons tous les deux au son de la voix d'Emma. Tout à nos échanges, nous n'avons pas entendu la porte s'ouvrir.

— À dormir dans la rue, répond précipitamment son mari en la prenant par la taille. J'ai aperçu Jess en passant dans le couloir, je suis venu la voir pour lui assurer de notre soutien total et de notre amitié face aux problèmes qu'elle et sa sœur rencontrent actuellement...

— J'ai épousé le plus merveilleux des maris, lance gaiement son épouse, offrant à Karl un visage rayonnant.

Elle nous scrute tour à tour.

— Tu as réussi à la convaincre de venir vivre avec nous le temps de trouver une solution j'espère? demande-t-elle en fronçant les sourcils.

D'un mouvement gracieux, elle se blottit contre Karl et laisse échapper un petit rire.

— Elle a peur de nous déranger, mais elle ne te connaît pas encore mon amour.

Je déglutis et réponds l'estomac noué:

— Oui. Tu as un mari formidable.

Karl intervient d'un air faussement contrit.

— Jessica hésite encore à cause du lycée d'Amy. J'ose espérer qu'elle acceptera notre proposition, enchaîne-t-il, esquissant un sourire narquois.

Il fait un geste vague de la main tout en me faisant signe de ne pas le contredire.

— J'ai cru comprendre qu'Amy ne parle pas l'allemand, ça risque de la pénaliser dans ses études.

Devant la déception de son épouse, il ajoute d'une voix précipitée :

— Tu es la bienvenue à la maison Jessica ainsi qu'Amy bien sûr... À n'importe quel moment...

Je me contrains à sourire.

— Je t'en remercie Karl. Merci à tous les deux. Vous êtes de véritables amis.

— Tu pourras toujours compter sur nous, affirme Emma en riant. Pour l'heure, je t'enlève mon mari, nous nous éclipsons pour rejoindre la suite nuptiale. Nous nous envolons très tôt pour la Polynésie Française.  Nous passons notre lune de miel sur l'île privée de Tetiaroa.

— Tetiaroa? répété-je d'une voix faible. Un endroit paradisiaque pour un merveilleux séjour en amoureux.

— Je t'enverrai des photos, promet-elle en me prenant dans ses bras. Merci Jess d'être venue, merci pour tout. On se revoit bientôt ? Je t'appelle à mon retour.

Après leur départ, une bouffée d'émotion me submerge. J'éclate en sanglots. Je suis anéantie. C'est un véritable tsunami qui vient de s'abattre sur moi. J'attends la prochaine vague. Je ne me sens pas du tout la force de la subir. J'ose espérer qu'elle sera moins violente que la première. J'essaierai autant que possible de protéger Amy et de limiter l'impact sur elle.

Dehors, l'orchestre joue des notes s'élevant en crescendo, c'est le bouquet final. Le concert de feu et de lumières atteint son apogée. Une myriade d'explosions et de couleurs féeriques domine le ciel. C'est fini. Je sèche mes larmes. D'un pas lent, je quitte la pièce, me mêlant à la foule d'invités essayant de se frayer un passage pour retourner dans la salle de bal. Je tombe sur Amy. Elle me dévisage avec étonnement, des étoiles plein les yeux.

— Jess, où étais- tu? Tu as raté le feu d'artifice! s'exclame-t-elle.

Sans attendre ma réponse, elle enchaîne:

— Je suis tellement heureuse. C'était magnifique! Je n'ai jamais vu un feu d'artifice aussi beau, ni un aussi beau mariage, ni de plus beaux mariés...

Amy s'interrompt pour reprendre son souffle et reprend en riant.

— Merci de ne pas avoir annulé le voyage. Je sais que je ne devrais pas, mais ce soir, je me sens tellement heureuse...

Et elle conclut d'un ton très solennel:

— Quoi qu'il arrive, nous devons garder espoir, le bonheur n'est pas réservé qu'aux mariés. Quand papa et maman rentreront à la maison, nous serons à nouveau heureux. Le pire sera derrière nous et le meilleur pour toute la vie.

Ma vue se brouille. Malgré le dernier évènement de la soirée, voir Amy sourire me fait un bien immense. Mes préoccupations passent au second plan. Je repense à ce qu'elle vient de me dire: ne jamais perdre espoir. Cette phrase restera dans ma tête durant les jours qui suivent et j'en ferai plus tard, ma règle numéro trois.