Lorsqu'elle entendit son nom, Thaïs se leva, balayant au passage l'assemblée du regard, telle une reine face à sa cour.

Pourtant, elle semblait être aussi dans un autre monde, comme si le petit peuple ne méritait pas son attention, pas plus d'une milliseconde.

La jeune fille fit demi-tour et commença aussitôt à tracer son chemin jusqu'à une route des quatre grandes routes bétonnées. Comme l'avait expliqué le directeur, ces quatre routes qui parlaient toutes de la Place Centrale liaient tous les cottages d'une même zone, à l'instar de quatre grandes branches et leur feuilles.

En passant dans l'embouchure, elle remarqua qu'une fille s'y trouvait. Lorsque le directeur avait prononcé "Ondine Saoirse", elle avait réagi, donc elle avait déduit que c'était son nom.

Le premier détail qui sautait au yeux était sa taille : Ondine était immense.

Certes, Thaïs n'était pas très grande. Mais Ondine elle, devait facilement dépasser le mètre quatre-vingts, alors que Thaïs stationnait vingt centimètres plus bas.

Sa taille immense était renforcée par sa corpulence, c'est à dire plate. Comme une feuille.

Si elle nageait trop près du sol, on aurait pu la confondre avec une limonde.

À en juger par ses vêtements, sa couleur préférée était le vert.

"Logique, pensa Thaïs, c'est la même couleur que ses yeux"

Quoique, en regardant de plus près, ils tiraient un peu vers le bleu aussi. Un peu comme... Un peu comme l'eau d'une piscine, en fait.

Thaïs le lui enviait. Elle trouvait ça tellement beau les yeux clairs, surtout avec une peau foncée -qu'elle possédait. Mais bon, elle avait recolté les yeux café que la plupart de la population mondiale possède.

Ondine la salua en souriant, ses yeux bridés se réduisant en deux fentes au-dessus de ses pommettes.

"-Salut ! Je suis Ondine Saroi...

-Je sais, la coupa t-elle d'un ton monotone. J'ai déjà entendu et enregistré ton nom, inutile de le répéter.

-Comme tu voudras... Je crois que nous sommes dans le même cottage, relança t-elle.

-Oui, confirma Thaïs. Oui c'est le cas.

-Attendez moi s'il vous plaît !"

Thaïs se retourna, et vit une fille courir vers elles.

Elle s'arrêta, posa son énorme valise et reprit son souffle, avant de se présenter : "-Bonjour ! Mon nom est Sayline Berosa ! Je suis votre autre colocataire !"

Elle sourit largement. Thaïs la considéra pendant un moment, de haut en bas.

Sayline était de taille moyenne, un tout petit peu plus grande qu'elle. Ses cheveux raides et roux pâle étaient coupés au carré avec une frange, mais avaient tout de même quelques mèches rebelles.

Ses yeux étaient bleus, comme Ondine. Enfin non, pas vraiment.

Les siens étaient d'un bleu profond presque tirant vers le violet.

"-Hm, répondit Thaïs. Et ?

-Euh... Je... Je voulais venir avec vous puisqu'on se rend au même endroit...

-Génial, alors allons-y !"

Au coin d'une ruelle de sentier battu, près d'autres bâtiments copiés-collés sur lui, le cottage 207 se tenait, les lettres A et B miroitant si fort le soleil qu'elles semblaient être faites de lumière.

D'une main, Thaïs fit une visière pour atténuer les rayons roux du soleil bas.

Le cottage était construit tout en bois, les baies vitrées bleues marine et le toit végétal plat contrastant merveilleusement bien avec.

Lorsque Thaïs s'approcha de la porte d'entrée A, située au rez-de-chaussée, un bruit semblable à une caisse crachotant un ticket s'échappa des portillons sur le côté avant qu'un lourd cliquetis provienne de la porte. Elle poussa alors le rectangle de bois de la main et entra dans la pièce, suivie de près par ses deux autres colocataires.

La première chose qui attira son attention fut l'odeur. Un bon parfum de bois sautait aux poumons et régnait partout dans le cottage. Et Thaïs adorais le bois. En fait, c'est vrai qu'elle n'adore pas vraiment le bois, mais plutôt les arbres. La forêt est son refuge favori, et ces jolies couleurs terrestres faisait du cottage un petit cocon en plein milieu de celle-ci.

Certes, le salon était petit, ne comportait qu'un canapé et deux minuscules fauteuils avec une télé pas si grande que ça, mais s'il y avait une chose qu'on ne pouvait pas discuter, c'était bien sa palette de couleurs faite de brun, vert et bleu-gris qui se mariait magnifiquement bien avec la vue imprenable sur la mer et un bout de forêt qu'offrait la baie vitrée.

Après être montée à l'étage, Thaïs rangea son sac d'habits dans une case de l'armoire et laissa échapper un soupir.

"-Alors, que penses-tu du cottage ?"

Sayline, assise en tailleurs sur un lit en face de l'armoire la fixait, attendant visiblement une réponse.

Thaïs se tourna vers elle sans plus d'émotions que ça, un compte à rebours mental se créant dans sa tête afin de se laisser suffisamment de temps pour réfléchir à une réponse, et assez peu pour ne pas que la personne l'ayant interrogée ne pense qu'elle l'ignore.

Étonnamment, Sayline se rangorgea bien avant qu'il ne soit fini.

"-Alors, réitéra-t-elle, que penses-tu du cottage ?

-J'avais entendu, répliqua Thaïs, je formulais juste ma réponse.

-Oh, désolée, s'excusa-t-elle."

L'interruption de son temps de réflexion l'avait déstabilisée. Thaïs avait testé ce principe sur beaucoup de gens, adultes et adolescents mélangés, et pourtant, c'était la première fois que quelqu'un attendait une réponse aussi rapide pour une question aussi ouverte.

Elle jeta un coup d'oeil à Sayline.

L'autre jeune fille grattait nerveusement le rebord du lit en bois avec ses ongles, tout en se focalisant sur un coin du matelas comme si elle se posait mille questions à ce sujet.

"-Je sais pas, reprit Thaïs après un court moment. Déco jolie, mais matelas pas extra, parquet qui grince, lits proches du plafond, peu de rangements..."

Une porte claqua de l'autre côté du mur qui séparait les deux parties du cottages, faisant ociller le mobilier fixé au mur en grinçant.

— Voisins pas terribles non plus, compléta Sayline en haussant un sourcil en direction du bruit.

—J'ADOOORE ! S'exclama Ondine.

Elle s'allongea en soupirant joyeusement de tout son long sur son lit qu'elle venait de finir de décorer avec des polaroïdes et des posters collés fixés sur le minuscule bout de mur entre les deux lits superposés, Sayline étant sur celui du dessus.

— Ca va être tellement bien ! J'ai toujours rêvé d'aller à HipPop!, expliqua-t-elle pleine d'entrain. Pratiquer la musique, la danse, se faire de nouveaux amis... J'arrive toujours pas à croire que je suis ici !

Thaïs leva un sourcil.

— Pas vous, demanda Ondine en voyant que son enthousiasme n'était partagé par aucune de ses colocataires.

Thaïs s'attendait à ce que Sayline réponde à sa place, mais elle tenta de faire comme si la question ne la concernait pas, tout en se mordant la lèvre inférieure en regardant faussement par la fenêtre, stressée.

Thaïs serra les dents face à la détresse peinte sur la tête d'Ondine.

— Pas tellement non. J'ai eu ma place lors de la représentation finale de mon conservatoire.

Un silence ocupa la pièce pendant quelques instants.

— C'est tout.

— Moi non plus je ne suis pas venue de mon plein gré, avoua Sayline. J'ai gagné ma place à un concours, mais ce n'était pas intentionnel.

— Oh...

Quelqu'un tambourina soudainement à la porte, empêchant Ondine de poursuivre sa plainte.

— C'est chez nous ?

— Ca à l'air.

Les trois filles descendirent les escaliers en se suivant, puis Thaïs ouvrit la porte pour découvrir leur délégué de zone, Wilson, les mains sur les hanches comme Peter Pan sur le point de s'envoler.

— Vous venez manger ?

Les flammes d'un camaïeu rouge-orangé contrastaient avec le ciel indigo de cette nuit fraîche.

Assise sur un tronc d'arbre couché autour du feu de camp de la Place Centrale, Thaïs piqua un bout de mâche de son plat de crudités confectionné lors de sa visite du buffet froid, situé sur des tables pliantes aux extrémités du cercle qu'elle formait.

Sayline, sûrement par politesse, les avaient invitées, Ondine et elle, à manger avec des amis qu'elle avait rencontré le jour même dans le bus pour venir à la colonie : Mélanie, Charlotte et Noah.

Noah, c'était un gars de taille moyenne, fin et relativement musclé des bras, découverts par son débardeur noir flanqué du logo des Mystery Skulls qui faisait ressortir ses cheveux blonds cendré à la mèche teinte plus claire et ses yeux aussi verts qu'une Granny Smith. Le profil type du good-boy idole de tout le monde à la colonie, quoi.

Les enceintes commençaient à refouler les paroles de I Like Me Better lorsque ce dernier questionna en souriant :

— Alors, vous êtes bien installées ? Prêtes pour les premières répétitions de demain ?

— Oui, répondit simplement Sayline.

Mélanie revint au même moment du buffet, et armée d'une assiette de chips, elle menaça dangereusement Noah et Charlotte de s'asseoir sur eux s'ils ne se décalaient pas sur le rondin pour lui laisser un peu de place.

Thaïs balaya du regard l'environnement qui l'entourait, à son habitude. Elle assumait que c'était pour mieux cerner ce qui l'entourait. Comme une sorte de jeu.

Sayline, de son côté, but quelques gorgées de son AïsseTie, les yeux plissés, concentrée. Elle ne savait pas ce qui se passait dans sa tête, mais pouvait presque voir des engrenages tourner à cent à l'heure.

Sayline reposa son verre sur ses genoux, puis passa la langue sur ses lèvres comme pour se donner du courage.

"-D'ailleurs, comment cela fonctionne ? Je n'ai... Pas vraiment compris...''

Elle non plus, en fait.

Au départ, Thaïs n'avait pas du tout envie d'être parmi ces gens qu'elle ne connaissait pas. L'ambiance était peut être conviviale pour quelqu'un de "normal" au milieu de cet amas d'adolescents qui festoyaient gaiement, mais elle, aurait juste voulu être seule. La présence des autres lui était insupportable.

Sayline l'énervait à poser trop de questions et s'angoisser pour un rien. Ondine, de son côté, lui tapait sur les nerfs à garder son espèce de sourire et à se ficher totalement que la situation lui échappe.

Mais bon, pour envisager quoi penser de tout ça, il lui fallait plus d'informations et des personnes qui étaient déjà venues une fois lui suffisaient amplement. En plus, vu comme ses colocataires étaient bavardes, elle avait juste besoin de se poser et écouter.

Mélanie, Charlotte et Noah répondirent tous en même temps mais en commençant chacun par quelque chose de différent.

"-J'explique ou...?

-Non non, vas-y.

-Laissez tomber les gars, je gère, assura Mélanie."

Elle se rengorgea brièvement et se redressa un peu, possédant à présent toute la prestance d'une déléguée de zone, néanmoins arborant un air bienveillant.

"-Alors, ce soir, vers neuf heures moins le quart -bon en gros une fois que tout le monde a fini de manger- on va tous se mettre en cercle autour du feu et chacun va se présenter. Puis, on va poser des questions pour qu'on puisse se connaître mieux, annonça la fille aux yeux vairons remplis d'animosité.

-Enfin, c'est surtout pour que les Chefs jouent à "quel est mon Apprenti", plaisanta Noah.

-Chefs ? Apprentis ? Demanda Ondine, aussi perdue que Thaïs.

-En fait, la colonie est divisée en groupes de musique et/ou de danse, expliqua Noah. Par exemple, le notre s'appelle Forest Flavor. Ces groupes sont composés d'un Chef, qui a au moins deux perles à son collier, c'est à-dire deux années d'expérience à la colonie, puisqu'on gagne une perle à chaque fin de vacances."

Thaïs jeta un coup d'œil à son collier qui possédait pile deux perles, tout comme celui de Charlotte. Noah bomba le torse.

"-Pour notre groupe, je pense que vous avez deviné qui c'est... Rit-il en haussant un sourcil. Néanmoins, ce poste implique de grandes responsabilités qui ne doivent pas être prises à la légère, appuya-t-il en reprenant directement son sérieux. Être Chef signifie représenter son groupe et devoir le diriger de la manière la plus juste possible en toutes circonstances."

Une lueur brilla dans ses yeux vert pomme. Honnêtement, malgré son jeune âge et sa récente admission au poste, on voyait qu'il prenait ses devoirs à cœur et qu'il ferait un très bon Chef. Pas sûr que Thaïs le voulais comme Chef de son propre groupe pour autant.

Charlotte continua : "-Juste en-dessous du chef, il y a le Sous-chef. Celle qui l'occupe dans Forest Flavor, c'est Mélanie. Le Sous-chef doit aider le chef dans ses tâches : c'est son bras droit, celui qui le remplace s'il est absent, malade, blessé ou tout simplement lorsqu'il a trop grandi et c'est pour lui le temps de quitter la colonie... C'est d'ailleurs comme ça que Noah a reçu sa place de Chef : il était Sous-chef mais notre chef a atteint la vingtaine et a choisi de lui léguer son titre. Le Sous-Chef a minimum deux années d'expérience."

Le collier de Mélanie portait trois perles, donc ce n'est pas car on est plus âgé que l'on a un poste plus haut.

Charlotte finit de faire un chignon avec ses cheveux bouclés.

"-En dessous du Sous-Chef, il y a les membres. Minimum une année d'expérience, ils composent le corps du groupe. D'ailleurs, le plus souvent, c'est eux qui sont désignés comme mentors qui enseignent aux Apprentis. Les Apprentis, sont les premières années, obligatoirement sous la tutelle d'une personne d'un groupe que ce soit un membre, un Chef ou un Sous-Chef.

-En gros, si j'ai bien compris, un apprenti a passé zéro an à la colo. Un membre est obligatoirement passé par la case apprenti, et a donc déjà une année derrière lui. Un Sous-Chef a été apprenti, puis membre. Donc minimum deux ans. Même chose pour le chef.

- Exactement. Bien joué Sayline, dit Noah, admiratif.

-Merci, prononça-t-elle très brièvement."

Noah se gratta le menton, levant pensivement les yeux vers les étoiles, véritables pépites d'or accrochées sur un drap mauve.

"-En gros, ce soir, Chefs, Sous-Chefs, membres et Apprentis font brièvement connaissance. Demain, chaque groupe se rencontrera pour de vrai et commencera à tester les capacités de chacun pour faire une chanson qui colle au thème de cette année.

-Aaaaaaaah... Ondine hocha la tête. Attendez, quoi ?

-Bah oui, on va pas laisser chacun dans son coin écrire sa petite chanson et sa chorégraphie comme ça ! Ca serait juste impossible à comparer ! Donc on a un thème.

-C'est année, c'est la country, précisa Mélanie entre de gorgées.

-Comment tu sais ? Demanda Noah, visiblement surpris.

-Suis une déléguée, mon p'tit gars.

-Ah ouais d'accord ! Et quand est-ce que tu comptais nous le dire a nous ? Enchaîna Charlotte, les mais sur les hanches."

Noah laissa échapper un rictus en voyant les deux filles se disputer, avant de glisser aux trois jeunes Apprenties : "-Vous verrez, à force de connaître tout le monde, que même si on est tous des ados un peu stupides, personne n'est vraiment méchant.

-Que tout le monde se rassemble ! Tonna une voix profonde par dessus le brouhaha qui s'estompa."

Depuis un rocher de la taille d'une voiture au dessus plat, un jeune homme aux cheveux bruns balaya la foule du regard, puis sourit, dévoilant des dents si blanches qu'on aurait pu croire qu'elles réflechissaient la lumière des flammes.

Il bomba le torse pour faire ressortir les écritures de son débardeur rouge qui affichait "DÉLÉGUÉ ZONE 1", avant de recommencer, quoiqu'un peu moins fort : "-J'appelle tous les délégués de zone à me rejoindre."

Aussitôt, Mélanie engloutit la dernière gorgée de son verre, le posa, puis déroula la fermeture éclair de son sweat pour découvrir le même débardeur, mais cette fois vert avec marqué DÉLÉGUÉE ZONE 3.

Avec un mélange de joie et d'excitation, elle grimpa à son tour sur le promontoire et se plaça aux côtés de Rajah, accompagnée de Wilson en débardeur bleu flanqué de l'inscription DÉLÉGUÉ ZONE 2 et d'un autre garçon au t-shirt jaune où l'on pouvait lire DÉLÉGUÉ ZONE 4.

"-Ça fait beaucoup de visages à retenir... Murmura Sayline.

-En tant que délégué de la zone 1, moi, Rajah Morrison, déclare la première assemblée de cette année officiellement ouverte !"

Toute la foule poussa des cris de joie encore plus fort que le brouhaha précédent.

Pour Thaïs, ça n'allait pas être une partie de plaisir.

Sa vie est son jardin secret. Elle parle peu, écoute beaucoup et ça lui suffit. Les gens lui répètent qu'elle n'est "pas humaine" à cause de ça. Qu'elle ne ressent rien.

Quand elle rencontre quelqu'un, Thaïs le cerne autant qu'elle peut, même inconsciemment. Elle scrute tout : ses habits, sa façon de parler, la couleur de ses yeux, son tempérament...

Mais personne ne saura rien d'elle.

Jamais.