Chapitre 6
Dès leur retour de mission, les agents effectuèrent leur rapport au Secrétariat des Opérations. Brian fit un détour chez lui pour récupérer ses affaires puis s’installa à son tour à la Résidence. Chacun rattrapa ensuite son sommeil jusqu'à l'heure du déjeuner, avant que les filles ne se rendent à une sortie au centre-ville avec des amies de leur lycée.
Il était trois heures de l'après-midi. Assis à une table-banc du jardin de l'arrière-cour de la Résidence, Brian, Yoey et Lucas s'attelaient à leurs devoirs de vacances.
Lucas s'accorda une pause au milieu de son exercice d'algèbre et contempla le parc et les édifices alentours d'un regard distrait. Comme tous les ans, en prévision de l'imminente période d'activité, toutes les structures avaient subi une rénovation récente. Les constructions étaient fraichement repeintes, les pelouses soigneusement tondues et la vieille fontaine du rond-point central, bien qu'encore tarie en cette saison, était bordée de plantes florales. Un groupe de juniors d'une dizaine d'années disputait une partie de foot sur le terrain clôturé. Derrière eux, le nouveau gymnase, dont le chantier avait été entamé six mois plus tôt, était au stade des finitions.
Yoey but quelques gorgées de sa canette de soda et replongea dans le texte du devoir d'anglais dont il effectuait la traduction.
― Tu veux bien me donner un coup de main pour ce passage ? demanda-t-il à Brian. J'ai beau me creuser la tête, je n'arrive pas à trouver la meilleure traduction anglaise de cette expression.
― Une minute, répondit-il en terminant le tracé d'un kanji dans son carnet d'écriture.
Ses origines américaines lui donnaient l'avantage de maitriser parfaitement l'anglais, ce qui lui valait d'être souvent consulté par ses camarades pour toutes les difficultés liées à cette matière.
― Fais-voir.
Yoey lui tendit le manuel d'exercices.
― J'ai noté quelques propositions au crayon dans la marge, dit-il. Est-ce qu'il y en a au moins une qui correspond ?
Brian réfléchit quelques instants puis retourna le livre.
― Prends la deuxième proposition et remplace "if" par "provided that".
― Merci.
Lucas referma son livre d'algèbre.
― Terminé pour ce soir, dit-il en s'étirant, les bras vers le ciel.
― Je crois que je vais arrêter là, moi aussi, dit Yoey en l'imitant. Je n'arrive pas vraiment à me concentrer de toute manière.
― Tu l'avoues enfin, dit Brian sans cesser d’écrire. Je te trouve un peu bizarre depuis notre retour de mission.
― Ta mauvaise humeur a ressurgi d’un coup, fit remarquer Lucas. Tu es si déçu que ça que la mission soit terminée ?
― Je te rappelle qu’on avait à peine dormi de la nuit et que je me suis pris une balle. Pas vraiment de quoi me donner envie de rire.
― Encore heureux que ton gilet nous ait évité le pire, répliqua Brian avec plus de sérieux. Je t’avais prévenu. On m’y reprendra à t’autoriser à faire comme ça te chante sur le terrain. J’espère que ça t’a servi de leçon.
Yoey haussa les épaules d’un air indifférent.
― Ne fais pas ton rabat joie, tout s’est bien passé en fin de compte. Il n’y a sûrement pas de quoi empêcher une certaine personne de dormir.
Au ton sarcastique employé par son coéquipier, Brian eût un sourire.
― Alors c’est ça ton problème. Tu fais la tête à cause de ton frère, affirma-t-il en le défiant du regard d'exprimer le contraire.
Yoey parut brièvement déstabilisé puis éclata de rire.
― Quoi, lui ? Non !
― Ça me parait logique, renchérit Lucas. Tu avais l’air contrarié au moment où nous l'avons quitté ce matin, après le briefing. Allez, raconte.
Comme pour marquer son attente, il termina sa bouteille de limonade et se mit à fixer Yoey en silence, imité par Brian.
Le Défenseur lâcha un soupir résigné. Ses amis avaient vu juste. Depuis quelques années et bien avant sa nomination au poste de Directeur Général du NSIS, ses rapports quasi-inexistants avec Yoan ne cessaient de le troubler. Personne ne pouvait se douter à première vue que Yoey et lui partageaient le même sang. Et pour cause, Yoan se faisait étrangement distant dans ses rapports avec son frère, comme si rien ne les reliait hormis cette relation d'agent à supérieur hiérarchique. En outre, l'entretien qui s'était déroulé dans son bureau avant leur mission de la matinée avait fait rejaillir son malaise sur la question.
― D'accord, vous avez deviné, balança-t-il. C'est bien ce crétin qui me met en rogne.
― Tu lui en veux parce qu'il t'a complètement ignoré pendant le briefing de ce matin ou bien parce qu'il a évoqué ton existence uniquement pour te faire un reproche ? demanda Lucas.
― Ça se voyait tant que ça ? Génial, alors quelqu'un va peut-être m'expliquer ce qui cloche chez lui ? demanda-t-il en durcissant le ton. Parce que là, j'avoue que je suis perdu. On ne s'est pas revus depuis les dernières vacances d'été. Et on ne se serait peut-être même pas retrouvés dans la même pièce ce matin s'il n'avait pas décidé de nous briefer lui-même. Pourtant, rien du tout. Pas même un petit salut. Ma présence ne voulait strictement rien dire.
― J’avoue que c'est un peu embarrassant, hésita Lucas. Pour être franc, je ne vous ai quasiment jamais vus ensemble depuis que j'ai été engagé. Et votre nom de famille mis de côté, si on ne m'avait pas appris que vous étiez frères, je ne l'aurai jamais deviné.
― Sans compter que votre ressemblance ne saute pas aux yeux, ajouta Brian. Et côté caractère, on dirait le jour et la nuit. Tu es sûr qu’il n’est pas plutôt ton demi-frère ou un truc dans le genre ?
― Des fois, je me demande même si je n’ai pas été adopté, soupira Yoey. Dans ma famille, il a toujours été plus au centre de l’attention, tout ça parce que c’est une espèce de génie assez précoce. A côté, je ne suis qu’un ado ordinaire et plutôt immature. Je reconnais qu’on a pas énormément d’atomes crochus, mais ce n’est quand même pas une raison pour m’ignorer.
― Peut-être que ce matin, il était juste trop occupé pour te prêter attention, tempéra Brian. Il a dû travailler une bonne partie de la nuit sur cette affaire d'enlèvements et il vous a briefés en vitesse pour nous envoyer sur le terrain le plus tôt possible…
Yoey secoua la tête.
― Laisse tomber. De toute façon, il a toujours droit aux mêmes excuses. Je pourrais les gober si ça n'avait de rapport qu'avec ce matin. Mais le problème, c'est que ça arrive quasiment tout le temps. Et qu'est-ce qu'on me sort pour justifier ça ? « Yoan est très occupé », « il a un emploi du temps chargé », « de grandes responsabilités », « il subit beaucoup de pression », et tout et tout. Je sais que son travail n'est pas facile. Mais est-ce qu'il est vraiment obligé de me snober à chaque fois ? Un petit "salut, comment tu vas ?" ne lui prendrais même pas cinq secondes, que je sache.
Brian et Lucas se dévisagèrent, mal à l'aise. Ayant souvent été témoins de l'indifférence affichée de Yoan envers leur camarade, ils ne pouvaient qu'imaginer ses sentiments. En revanche, ils n'y trouvaient pas plus d'explications satisfaisantes et ignoraient quoi lui répondre.
― Il ne se rend peut-être pas compte de l'effet que ça te fait, tenta Brian. Ou alors il a ses raisons, qui ne dépendent pas forcément de toi. Enfin, il doit y avoir une explication logique.
― Espérons-le, parce que tout ce qui me vient comme explication logique, c'est que je n’ai aucun intérêt à ses yeux, tout simplement.
― Ne dis pas ça. Je suis sûr que tu te trompes, dit Lucas.
Il lui tapota l'épaule et se mit à ranger ses affaires.
― J'espère que vous dites vrai. Parce que je commence à me demander ce que j'ai fait de travers.
― Tu ne te souviens pas d'une bêtise que tu aurais faite et qui aurais pu le refroidir envers toi ? demanda Brian.
Yoey réfléchit quelques secondes.
― Que je sache, il n'est pas rancunier à ce point. Une fois quand on était petits, j'ai coupé les cordes de son violon parce que je trouvais le son de cet instrument atroce. Alors que les parents eux l'encourageaient à en jouer aussi souvent que possible. Eh bien, Yoan a été le seul à ne pas me gronder, même si ça se voyait qu'il était triste. Il m'a juste dit qu'il ignorait que la musique de son instrument me déplaisait autant, qu'il comprenait que ça ne pouvait pas être agréable à entendre pour tout le monde et a promis de ne plus en jouer quand je suis dans les parages. Évidemment, je me suis senti mal et bête de ne pas lui en avoir parlé plus tôt.
― Quelle chance tu as, sourit Lucas.
Ma soeur ainée m'aurait défoncé si j'avais osé abimer par erreur une seule des figurines Miku Hatsune qu'elle collectionnait au collège.
― Je dois au moins reconnaître à Yoan qu'il est plutôt tolérant, admit Yoey. Et si j'ai vraiment commis une bourde qui lui aurait déplu au point de m'ignorer comme maintenant, ce n'était pas exprès.
― Et si on réglait la question une bonne fois pour toutes ? proposa Brian. Tu n’as qu'à lui demander. Savoir pourquoi il garde ses distances et comment faire pour que vous vous entendiez à nouveau normalement.
― Oui, comme ça tu en auras enfin le coeur net, renchérit Lucas. Demande lui franchement, il ne te mordra pas que je sache.
― Lui en parler directement ? répéta Yoey sur un ton mal assuré. Je ne sais pas, ça me fait un peu peur. Et si cétait vrai ? Et s'il n'avait juste rien à foutre de moi ?
― Si tu veux que quelque chose change entre vous, ne commence pas à te chercher des excuses. Je croyais que tu avais plus de cran que ça.
― Bien sûr que j'en ai, répliqua Yoey, retrouvant soudainement sa verve. Parler à mon frère ne devrait pas être plus dur que de remettre un emmerdeur à sa place. Enfin, je suppose.
― Chouette comparaison, ricana Lucas. Alors fais-le à la première occasion. Nous sommes là si tu as besoin d'un plan pour vous aider à vous retrouver ensemble.
— Tu es sûr de parler du bon type de plan ? plaisanta Brian.
― C'est sympa, j'y penserais, sourit Yoey. Ça fait du bien d'en avoir parlé. Merci les gars.
— Tu peux compter sur nous, répondit Brian.
Puis il regarda le ciel.
— La nuit va bientôt tomber. On ferait mieux d'aller à l'intérieur, dit-il en rangeant ses affaires.
Alors qu'ils contournaient la Résidence, ils remarquèrent plusieurs agents d'équipes major qui parcouraient le sentier menant à l'entrée du bâtiment. Leurs bagages en main, le sourire aux lèvres, ces adolescents ravis de se retrouver entraient dans le hall de réception en discutant avec animation.
― On sera bientôt au complet, observa Lucas.
― Finalement, on dirait que Carron aura suffisamment d'invités pour sa fête, affirma Yoey. Beaucoup sont venus ce soir spécialement pour.
― Carron ? répéta Brian en écarquillant les yeux. Mince, j'avais complètement oublié qu'il faisait une fête ce soir ! Où est-ce que ça se passe, déjà ?
― Tout en haut, fit Yoey en indiquant le toit de la résidence. A dix-neuf heures pile, soit dans deux heures environ.
― Salut les garçons ! firent Mayumi et Luna en venant dans leur direction.
― Tiens, vous voilà, lâcha Yoey. Ça a été, votre sortie ?
― On s'est bien amusées, dit Luna. Les attractions du parc m'ont donné le tournis.
― Je suis tout de même étonné de ne vous voir rentrer qu'avec ce petit sac de supermarché, fit Lucas avec amusement. Les articles des magasins n'étaient pas à la hauteur de votre sens du style, peut-être ?
― Une fille de l'équipe de Carron nous a demandé si on pouvait acheter quelques affaires en plus pour sa soirée, expliqua Mayumi. Et comme on ne voulait pas être en retard, on a décidé de remettre le shopping à une autre fois.
― En parlant de sa fête, on devrait aller se préparer, dit Brian. Dépêchons-nous et allons voir si nous pouvons aider pour les installations.
Ils s'engouffrèrent dans le hall à leur tour, saluant leurs collègues au passage. Avant de franchir l'entrée, Yoey leva les yeux vers l'étage. Il afficha un air intrigué puis ses lèvres s'etirèrent en un sourire amusé.
― Qu'est-ce qu'il y a ? le questionna Luna en se retournant.
― A votre place, je resterais sur mes gardes pendant la soirée. Si ça se trouve, il nous a encore réservé des surprises de sa spécialité, si vous voyez ce que je veux dire, lança-t-il en suivant ses camarades à l'intérieur.
***
Tanuki se rua à l’intérieur du local, referma la porte derrière lui et posa son sac à ses pieds. Dans la pénombre striée par les rais de lumière filtrant par les stores de la porte, il distinguait des balais et accessoires de nettoyage entassés pêle-mêle à l’intérieur du placard. De l’autre côté de la porte, les voix enjouées des agents longeant le couloir de la Résidence en direction des ascenseurs lui parvenaient par bribes. Un regard par les stores lui confirma qu’aucun homme de main du Bureau ne se trouvait dans les parages. Du moins, pas pour le moment.
Tanuki verrouilla la porte de la pièce d’un geste nerveux et s’installa sur un seau retourné à même le sol. Puis il se prit la tête entre ses mains, son regard affolé figé dans une expression de panique. L’espace d’un instant, il vit des agents de sécurité du Bureau défoncer la porte, se jeter brutalement sur lui et l’arrêter. Cette vision le fit frémir d’angoisse.
« Bon sang, mais qu’est-ce que Weber faisait là ? A tous les coups, ils vont m’avoir, ce n’est plus qu’une question de temps. »
Il redressa le buste et poussa un soupir. Son cerveau carburait à vive allure. Avait-il un seul moyen de se tirer de cette impasse ? D’empêcher le Bureau d’être mis au courant de ce qu’il tramait depuis plusieurs mois ? Peut-être serait-il plus sage de s’absenter à la fête de ce soir… Non, cela pourrait éveiller les soupçons. Encore plus si une certaine personne manquait d’y être.
Il poussa un soupir angoissé et passa une main dans ses cheveux. Son regard s’attarda sur le sac à dos à ses pieds. Il ressentit alors comme un regain d’espoir. Une porte de sortie s’offrait bel et bien à lui. Il pouvait se cacher sans en avoir l’air, comme il l’avait toujours fait, en attendant d’élaborer un plan de secours.
D’un geste vif, il tira le sac à ses pieds et en ouvrit la fermeture éclair, découvrant les contours d’une fine mallette grise. Tanuki extirpa la boite et la posa sur ses genoux. Un code à trois chiffres et un lecteur d’empreintes en verrouillait l’entrée. Il passa rapidement ces vérifications puis souleva la partie supérieure de la mallette. Un miroir encastré dans le fond lui révéla son reflet, qu’il évita du regard. Il baissa les yeux sur le contenu de l’attaché-case. Celui-ci était rempli d’une large palette d’accessoires soigneusement rangés dans des emplacements dédiés.
Tanuki observa d’abord la photo épinglée dans le coin supérieur gauche du miroir et, comme à son habitude, s’absorba de ses moindres détails. L’image montrait un garçon au visage rayonnant et au regard vif, dont les lèvres s’étiraient en un sourire effronté. Devant l’assurance insouciante qui émanait du personnage, Tanuki ne put s’empêcher d’éprouver de l’envie.
« Au moins, même pour de faux, je peux emprunter ta personnalité pour quelques temps ».
Il dégaina son téléphone portable, entra dans l’application « horloge » et lança le chronomètre. Puis il se mit au travail. A l’aide d’un gel désinfectant, il se nettoya les doigts puis, ouvrant un petit étui en forme de huit, préleva l’une après l’autre une lentille de contact qu’il posa délicatement sur chaque œil. Les cheveux étaient le plus délicat. Il revêtit un voile en papier translucide couvrant son visage et sa nuque, ne dévoilant que sa chevelure. Puis il vaporisa une teinture brunâtre sur sa chevelure, y passant les doigts pour répandre la couleur uniformément. Après un coup de sèche-cheveux électrique, il passa au visage. Un masque en latex couleur peau imitant à la perfection les traits de son modèle.
Elaboré à partir d’une imprimante 3D, cet équipement bénéficiait d’un accès très règlementé au sein du Bureau, par crainte que ses applications ne soient détournées à des fins illégales. Ce qui n’avait pas empêché Tanuki d’y accéder il y avait deux ans de cela, poussé par une urgence d’ordre personnel.
Il ôta le masque en latex de son support, le posa et l’ajusta soigneusement sur son visage en examinant son reflet. L’adhérence parfaite du matériau et les extrémités affinées du masque épousaient son visage comme une deuxième peau.
Tanuki passa ensuite aux mains. Au sein d’une organisation d’espionnage très à cheval sur la sécurité tel que le Bureau, tout ce travail ne servirait à rien s’il ne dissimulait pas également les empreintes de son identité d’origine. Des gants de la même couleur et texture que son masque couvrirent ses mains. Plus vraies que nature, elles imitaient à la perfection et dans le plus pur détail l’apparence d’une main humaine et possédaient les empreintes digitales de son modèle tout en masquant les siennes.
Tanuki se regarda finalement dans la glace et sourit à son reflet, satisfait de sa transformation. Il se sentait véritablement comme un autre homme. Ne manquaient plus que quelques accessoires et une légère touche de maquillage pour parfaire l’illusion.
Quelques instants plus tard, Tanuki récupéra le badge d’identification d’agent correspondant à son actuelle identité puis referma la mallette. Il la remit dans son sac à dos, réversible, après l’avoir retourné pour afficher sa couleur opposée. Il ôta ensuite son pull, le remplaça par un T-shirt blanc et revêtit par-dessus une veste en cuir noire. Pour terminer, il se pencha et détacha les bandes de décoration vertes fluo qui ornaient ses baskets, les rendant entièrement blanches. Il arrêta le chronomètre de son portable. A l’écran, 4 minutes et 13 secondes.
« Pas mal, mais peut mieux faire », jugea-t-il.
Il se redressa, son sac à l’épaule. Après avoir vérifié que la voie était libre, il sortit dans le couloir.
― Que la fête commence, fredonna-t-il en marchant vers les ascenseurs de la Résidence d’une démarche enjouée.
________
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro