
Chapitre 44
À l'heure du déjeuner, un attroupement s'était formé près du panneau d'affichage situé à l'entrée du réfectoire. Yoey se fraya un passage parmi la foule d'agents pour y accéder. La plupart avaient les yeux rivés sur les affiches ou prenaient en photos la liste des noms des candidats retenus aux prochains concours.
D'autres manifestaient publiquement leur enthousiasme qu'eux ou leurs amis aient été sélectionnés. Yoey, quant à lui, parcourut les noms du regard sans se faire d’illusion. Comme il le redoutait, ceux de Brian et de Lucas n'y figuraient pas. Seule Luna avait été sélectionnée dans leur équipe pour le grand concours d'athlétisme qui aurait lieu en été.
— Tiens, Barker n'a pas été choisi pour le concours de natation ? s'étonna un garçon dans la foule.
— Tu es dans son équipe, pas vrai ? demanda quelqu'un près de Yoey. Il ne s’est pas inscrit ou quoi ?
Une demi-douzaine de paires d'yeux convergea vers Yoey, en quête d’une réponse. Alors, qu'il s'apprêtait à la donner, une voix moqueuse s'éleva du milieu des agents.
— Vous n'êtes pas au courant ? railla Tatsuya, attirant aussitôt l'attention sur lui. Il a été recalé pendant les sélections. Votre champion a complètement perdu le nord. Je l'ai battu les doigts dans le nez.
— Tu dis n'importe quoi !
— C'est notre meilleur élément à la nage, rebondit un autre. Impossible que tu aies pu le battre.
— Vous n'avez qu'à demander à Sirena si vous ne me croyez pas, affirma Tatsuya. Ou à son équipe, s'il n'a pas eu trop la honte de leur dire la vérité.
Devant l'incrédulité de l'assistance et constatant que Yoey ne démentait pas, il enchaîna :
— Voyez le bon côté des choses, ça nous changera un peu qu'il ne participe pas cette année. Il a suffisamment brillé aux concours précédents et sa période de gloire est passée. Il était temps que d'autres talents de notre Bureau à qui il faisait de l'ombre montrent de quoi ils sont capables.
— Tu veux parler de toi, peut-être ? répliqua Yoey. Il parait pourtant que l'instructeur a beaucoup hésité avant de se rabattre sur toi. Problème de boussole ou pas, Brian restait un meilleur parti. Honnêtement, s'il n'avait pas été malade pendant son dernier entrainement et que son état n'avait pas empiré, tu n'avais aucune chance d'être préféré à lui comme atout principal pour ce concours.
Perplexes, les agents se tournèrent de nouveau vers Yoey.
— Il est toujours malade, c’est ça ? intervint Yuki, l’air inquiète. Je l’ai appris, mais je ne pensais pas que c'était aussi grave.
— Je vois mieux, c’est pour ça qu’il ne peut pas concourir, comprit un autre.
— Honnêtement, vous voyez une autre explication ? releva Yoey sur un ton las. Evidemment qu’il aurait représenté le Bureau s’il allait bien.
— On s'en fiche, répliqua Tatsuya. Ça ne change rien au fait qu'il est exclu du concours et que Selena et moi sommes votre seul espoir pour gagner cette année. Vous feriez mieux de vous y faire.
Yoey haussa les épaules.
— Dans ce cas, tu auras plutôt intérêt à remporter la première place, prévint-il. Parce que Brian, lui au moins nous garantissait un trophée à tous les coups. Ce serait vraiment dommage que notre Bureau essuie une défaite cuisante après trois ans consécutifs de victoire. Notre honneur en prendrait un sacré coup.
Puis il esquissa un sourire moqueur.
— Mais bon, ne te mets pas trop la pression. Brian reviendra sûrement l'année prochaine pour corriger ta médiocrité. Essaie de ne pas nous mettre trop la honte et ce sera déjà un exploit.
— Ma médiocrité ? Je pense que tu te trompes de cible, Suzuki. Ça m’étonnes, venant de quelqu’un qui a à peine réappris à nager il y a quelques jours, répliqua le garçon avant de s'en aller.
Bien que piqué au vif, Yoey décida cependant d’ignorer cette provocation et les rires qui en découlèrent puis retrouva ses coéquipières près de la porte.
Mayumi vida la briquette de lait qui restait de son déjeuner et laissa tomber l'emballage dans la poubelle devant la sortie.
— Je me demande pourquoi ils sont aussi pressés. Cette liste a pourtant été partagée à tous les Managers par email.
— Je suppose que le nom de Brian n’y est pas, dit Luna sur le ton de l'évidence.
— Non, répondit Yoey. Mais lui-même s’y attendait d’une certaine manière. Le plus dur sera sans doute pour Lucas, s’il finit par revenir.
— Il reviendra, rectifia Mayumi. On doit continuer d’y croire tant que le Bureau continue de le chercher.
— On va à la clinique demander des nouvelles, indiqua Luna. Les jumelles nous rejoindrons là-bas. Tu viens avec nous ?
Après avoir été témoin du comportement inhabituel de Brian lors de sa dernière visite, Yoey s'inquiétait de l'état de leur Leader. Il espérait vraiment que ses idées sombres lui étaient passées et que recevoir leur visite lui remonterait le moral.
— Bien sûr, approuva-t-il en leur emboitant le pas. Au fait, vous savez où est encore passé le nouveau ?
— Il se fait plus absent depuis hier, dit Luna. Il passe beaucoup de temps au bâtiment principal, sans doute auprès de Yoan.
— Ça n'explique pas pourquoi il s'est encore absenté pour le déjeuner, releva Mayumi. Je me demande bien ce qu'il fait. Il ne suit aucune formation en commun avec nous et n'a aucune raison d'être occupé ailleurs puisqu'il est en visite.
— Je ne sais pas pour vous, dit Yoey sur le ton de la désillusion, mais j’ai de plus en plus l’impression qu’il n’est pas ici simplement en tant que membre temporaire. C’est clair qu’il est occupé à autre chose. Une chose pour laquelle Yoan l’aurait fait venir, justement.
— Pour le coup, je ne peux pas te donner tort. On devrait lui poser la question dès qu’on le reverra. Je n’aime pas trop la politique cachotière du Bureau envers nous, surtout lorsque nous sommes un minimum concernés.
Ils s'engagèrent sur la voie pavée qui menait à la clinique du QG. L'équipe arriva dans la salle d'attente du bloc médical. L'infirmière du bureau d'accueil, une femme ronde à lunettes, les invita à approcher.
— Je suppose que vous êtes là pour Barker, dit-t-elle sur un ton neutre. Il ne reçoit pas de visites pour l'instant.
— Ah bon ? Pourquoi ça ? s'étonna Luna.
— Je vais être franche avec vous, son état est loin de s’améliorer. Les visites sont interdites en attendant qu’il soit de nouveau en état d’en recevoir.
Les agents furent désemparés à cette nouvelle.
— Vous voulez dire, fit Mayumi, sous le choc, qu’il va de plus en plus mal mais que personne ne sait ce qu'il a ?
— Je suis désolée, s'excusa l'infirmière. Le docteur Anko fait tout son possible. Je peux seulement vous demander de patienter et de garder confiance. Revenez demain et vous pourrez peut-être lui parler.
***
— Et à propos de l'endroit où il allait ce soir-là, il n'a rien laissé échapper qui ait pu vous interpeller ? demanda Tadami, la représentante du Comité d'Enquête.
À six heures du soir, elle recevait les membres de l'équipe 2 dans la salle de repos du Comité d'Enquête, une pièce semblable à une salle des profs, un peu désordonnée. Des clichés, et des imprimés jonchaient la table centrale, au milieu de marqueurs épars et de tasses de café vides. Une rangée de casiers occupait l'un des murs, entre la bombonne d'eau et la machine à café. Deux tableaux d’enquête s’étendaient sur toute la surface de deux autres murs, le dernier étant occupé par un écran mural HD.
— Je me souviens qu'on était en début d'après-midi, évoqua Ashley, la Manager de l'équipe 2. On était ensemble au réfectoire lorsqu’il s'est isolé pour prendre un appel.
— Moi, il m'a semblé qu'il attendait cet appel lorsqu'il a vu le numéro affiché, ajouta le Défenseur Roy.
— Oui, ajouta Hana, la Secouriste du groupe. On dirait bien qu'il le connaissait.
— Et après cet appel ? demanda la senior en griffonnant quelques notes. Comment était-il ?
— Il nous a informés qu'il devait quitter le QG pour une urgence.
— Et il avait l'air un peu embêté, renchérit Ashley. Sans doute de devoir rater les séances d'entrainement de l'après-midi.
La jeune femme acquiesça puis leva le nez de ses notes.
— Je vois. Avez-vous remarqué autre chose ? Rien n'est anodin, n'importe quelle information pourrait nous aider. Vous souvenez-vous d’un évènement particulier qui vous a semblé étrange, avant ou après le drame ?
Les agents semblèrent réfléchir.
— Je ne sais pas si c'en est un et il n'y a peut-être aucun rapport, mais...
— Raconte-nous.
— C'était le lundi soir, au lendemain de la fête d'adieu de Carron, se lança Ashley. Toute la journée il avait eu l'air préoccupé. Il était souvent ailleurs. Lorsqu'on s'est retrouvé dans notre appartement avant ses cours du soir, il m'a dit qu'il devait parler à votre Comité.
— Le lundi ? répéta Tadami. Voilà qui très curieux.
— Peut-être que ça avait un rapport avec ce qui le tracassait. Est-ce qu'il vous a rapporté quelque chose ce jour-là ?
— Pourtant, aucun de nous n'a reçu sa visite, s'étonna la senior. Personne parmi vous n'a une idée de ce qu'il devait nous rapporter ?
Hana se laissa aller contre le dossier de l'unique canapé de la salle, qu'elle partageait avec ses deux coéquipiers.
— Vous savez, il est plutôt du genre secret, dit-elle. Et depuis le début de notre séjour, il a dû avoir encore moins d'occasions de se confier de quoi que ce soit.
— C'est vrai, intervint Roy. On venait de se retrouver à la Résidence après nos derniers cours, notre séjour a commencé avec une mission mouvementée et on préparait tous le départ de Carron. Nous étions tous occupés et un peu tendus. Et ça ne s'est pas amélioré avec le début des formations. Même à supposer qu'il voulait nous en parler, peut-être qu'il voyait mal comment aborder le sujet au milieu de tout ça.
— Je suis désolée de ne pas pouvoir aider sur ce coup, soupira Ashley. Quand j'y pense, j'aurai dû insister auprès de Kurt ce jour-là, pour qu'il dise ce qu'il avait en tête. Même au moment de son départ, j'aurais dû insister pour savoir où il allait, ou même pour l'accompagner. Peut-être que si je l'avais fait, il serait encore en vie.
Sa voix avait tremblé sur la fin de sa phrase. Ses coéquipiers virent qu'elle prenait sur elle pour retenir ses larmes, ce qui les troubla à leur tour.
— Non, tout ça est en grande partie de ma faute, murmura Roy, le regard baissé. Depuis qu'on s'est installés au QG, tout ce que j'ai trouvé à faire était de me mettre en froid avec lui. On ne s'est pas reparlés une seule fois jusqu'à ce qu'il nous quitte pour de bon. Je lui ai dit des choses horribles et ce n'était pas la première fois. Après le départ de Carron, j'étais le seul autre garçon de l'équipe auquel il aurait pu se confier. S'il ne l'a pas fait, c'est parce que j'ai été un imbécile sur toute la ligne.
Il essuya des larmes qui naissaient au coin de ses yeux.
— Je suis navrée de vous rappeler tout ça, s'excusa Tadami en leur tendant la boite de mouchoirs posée sur la table. Soyez certains que nous finirons par trouver qui est derrière son accident.
Elle se retourna vers la table et attrapa un petit emballage cellophane.
— Nous savons à présent ce qui a causé son décès, annonça-t-elle en exhibant la minuscule pointe en métal visible dans l'emballage. La toxine de fabrication artisanale qui se trouvait sur cette aiguille n'a quasiment laissé aucune trace dans son sang, mais il a bel et bien été en contact avec elle. Nos chercheurs pensent qu’elle a pu provoquer la paralysie soudaine qui lui a fait abandonner le contrôle du véhicule.
— Est-ce que ça veut dire, avança Ashley, que le poison qui enduisait cette aiguille aurait pu le tuer même si l'accident n'avait pas eu lieu ?
— Les légistes affirment que cette substance avait effectivement commencé à paralyser le fonctionnement de ses organes vitaux. Ce bout de métal a été retrouvé quelques avec traces de son sang. Nous pensons que quelqu'un l'a placé sciemment à un endroit stratégique, comme le levier de vitesse ou le volant, dans le but de l’égratigner et de provoquer un accident qui pourrait être pris pour la cause de son décès. Cette chose et le poison qui s'y trouve sont donc l'arme du crime.
Elle reposa l'emballage sur la table et fit face aux adolescents.
— Nous allons arrêter là pour aujourd'hui. Merci de votre collaboration.
Elle raccompagna l'équipe 2 à la porte d'entrée. Tandis qu'ils s'éloignaient, elle remarqua Erimo qui l'attendait dans le couloir.
— Shimizu-san ? Entrez donc, qu'est-ce qui vous amène ?
Si au départ l'arrivée du jeune analyste l'avait rendue perplexe, elle comprenait désormais pourquoi Yoan avait tenu à l'intégrer au Comité pour les besoins de l'enquête. Malgré son âge et son apparence innocente, l’adolescent était d'une efficacité redoutable en matière de recherches. Il possédait indéniablement le flair nécessaire à tout enquêteur, ce qui avait rapidement convaincu les membres du comité de l'accepter parmi eux.
— Encore merci de votre aide. Comme vous l'aviez prédit, cette aiguille était bien l'arme du crime. Nous serions passés à côté de cet élément sans votre intervention.
— Je suis heureux d'avoir pu vous aider, Tadami-san, répondit Erimo en s'asseyant sur le canapé. J'étais avec Yoan lorsqu'il a eu la nouvelle. Qu’avez-vous trouvé pour les vêtements de Brian et les tests de projection ?
Tadami prit une tablette tactile qu’elle tendit à l’analyste.
— Voici les clichés comparatifs qui ont été pris durant les différents tests. Comme vous le voyez, les projections de sang sur les vêtements de Barker sont irréalistes quel que soit le mode d’agression employé, sans compter que nous ne notons aucune présence de poudre indiquant l’utilisation d’une arme.
— Il est encore plus irréaliste que Brian n’ait pas détruit ces preuves potentielles alors qu’il est informé comme tous les agents des méthodes utilisées pour coincer les criminels, fit remarquer Erimo en naviguant entre les différentes images. Quelqu’un voulait que le Comité retrouve ces preuves fabriquées et qu’il se concentre sur Brian. Et cette personne cherche à brouiller les pistes ou à gagner du temps, voire les deux.
— Vous avez surement raison, acquiesça Tadami. Et on peut certainement en dire autant du téléphone de la victime. N’importe quel agent l’aurait mieux dissimulé que ça s’il était coupable et qu’il craignait que nous le retrouvions. Et même si le sang retrouvé sur les vêtements est bien celui de l’agent Shafer, j’espère qu’il s’agit également d’une fausse preuve dans le sens où il serait toujours en vie.
— Dans la mesure où les vêtements en question n’étaient pas trempés de son sang et qu’ils n’ont reçu que quelques gouttelettes d’hémoglobine, je crois qu’il est toujours utile d’espérer, conclut Erimo.
Puis il adressa un regard interrogateur à la jeune femme.
— Avez-vous appris quelque chose en interrogeant l'équipe 2 ?
— Seulement que l'agent Weber avait l'intention de faire une déposition à notre Comité le lundi suivant son installation au QG. Quelque chose ou quelqu'un a dû lui faire abandonner son intention.
— Sans doute, songea Erimo. Et son téléphone, justement. Est-ce que vous avez réussi à en tirer autre chose ?
Tadami récupéra une fiche sur la table centrale et la tendit à Erimo.
— Pour le moment, nous n’avons pu relever que l’historique de sa messagerie. Voici le relevé de ses appels et messages reçus depuis le début de son séjour au QG jusqu'à aujourd'hui. Quatre personnes l'ont appelé pendant les heures qui ont précédé et suivi sa mort. Nous n’avons obtenu que les horaires concernés. Les plus suspects sont un numéro identifié comme étant celui de l'ex-agent Willis et un autre numéro dont nous n'avons pas encore identifié le propriétaire. Apparemment, Carron aurait appelé l'agent Weber une seconde fois quelques heures après son décès. Nous avons aussi des appels en absence de ses coéquipiers, sans doute inquiets qu'il tarde à revenir.
— Je vois que c'est l'agent Weber qui avait appelé le numéro inconnu en premier, nota Erimo. Puis celui-ci l'a rappelé plusieurs fois sans succès. Le premier appel a abouti, les autres non.
Il parcourut l’imprimé du regard en remontant le fil.
— Vous dites qu'il devait faire une déposition le lundi de son arrivée ? Pouvez-vous me situer l'heure ?
— D'après sa Manager, juste avant les cours du soir. Je dirais donc aux environs de 16h30.
— Il a reçu un message à seize heures précises, dit Erimo en plissant les yeux pour lire l'inscription en petits caractères. « Hakuya-sensei dit : Retrouvez-moi dans la salle de réunion du troisième étage dès réception de ce message. Très urgent. »
— Ce n'est pas le seul message alarmiste qu'il ait reçu depuis son arrivée, objecta Tadami. Les Leaders ont souvent à répondre à ce genre de sollicitations de la part de leurs instructeurs.
— Mais c'est le seul message de ce genre qui ait été envoyé en soirée, remarqua Erimo. Et au moment présumé où il devait faire sa déposition. À mon avis, nous ne devons pas le négliger. Vous connaissez ce Hakuya-sensei ?
Tadami afficha une expression de malaise.
— C'est l'instructeur en stratégie des agents majors du Bureau. Il est aussi le chef de service de la section de recrutement.
— Quels sont ses rapports avec l'équipe 2 ?
— J'ai cru comprendre qu'il avait été le mentor de Carron, pour lui enseigner quelques techniques d’illusionnisme et de camouflage. Et l'agent Weber semblait être l'un de ses élèves favoris.
Erimo écouta attentivement la jeune femme, puis se leva du canapé.
— Alors j'aimerais le rencontrer dès demain matin. Où est-ce que je pourrais le trouver ?
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