Chapitre 39
Yoan inséra la clé dans son ordinateur portable puis ouvrit le dossier portant sur l’affaire Weber. Une liste de fichiers se rapportant au lieu de l’accident, à l’enquête préliminaire et aux premières hypothèses du comité d’enquête s’y trouvaient répertoriés.
Debout face à lui, Yoey gardait le regard rivé au sol.
— Je dois avouer que vous étiez bien équipés. Le programme de piratage installé sur cette clé est digne d’un Hacker professionnel. Mais c’est aussi le genre de logiciel qui a pu servir lors des précédentes cyberattaques. C’était bien Lucas qui avait décidé de l’opération ?
Il scruta attentivement le visage de son petit frère, à l’affut du moindre mensonge.
— Oui, lâcha Yoey. Mais il cherchait seulement à faire ses preuves auprès du Comité d’Enquête pour avoir une chance d’être admis parmi eux. Nous n’avons rien à voir avec ce qui a pu se passer avant ça.
— Je veux bien te croire, soupira le directeur en retirant la clé de l’ordinateur. Le moins qu’on puisse dire, c’est que vous avez tous les deux choisi le pire moment pour jouer les fouineurs.
— Tous les deux ? répéta Yoey, indigné. Tu crois toujours que Lucas et moi sommes les seuls concernés ? Brian était bel et bien de la partie. Il a copié ces données sous les instructions de Lucas et c’est même dans sa chambre que j’ai retrouvé cette clé !
Ils se jaugèrent en silence. Yoan, qui ne s'attendait visiblement pas à ce que son frère remette en cause l’innocence de son son Leader, sembla réfléchir à ces accusations.
— Au sujet de Lucas, reprit Yoan en changeant de sujet, nous tenons peut-être quelque chose, à toi de me le dire.
Il tourna vers lui l’écran de son ordinateur portable. Yoey ressentit comme une ouverture soudaine de la part de son frère, comme s’il l’invitait enfin à interagir avec lui en tant que tel, malgré le contexte. Encouragé, il se rapprocha et suivit la vidéo qui y défilait. Il vit Lucas sortir du hall de la Résidence et faire dos à la caméra de surveillance, l’écran de son téléphone bien en évidence. Après une brève manipulation, il rangea son portable et poursuivit sa route vers la sortie.
— Cet enregistrement a été pris le même soir que votre intervention, environ un quart d’heure après ton retour à la Résidence.
— On dirait qu’il cherchait à montrer l’écran de son portable, réfléchit Yoey. C’est assez flou d’ici. On a un gros plan de l’image ?
Yoan remonta à quelques secondes en arrière avant de mettre la vidéo sur pause.
— Oui, ce qui nous donne ceci.
Un zoom avant autour du portable de Lucas leur indiqua qu’il était dans sa messagerie. Lorsque Yoan relança la vidéo, le doigt de Lucas sélectionna un fichier vidéo et l’envoya à un destinataire dont le nom leur était familier. Yoey plissa les sourcils.
— À Weber ? dit-il, incrédule. Il lui envoie un message alors qu’il est…
— C’est étrange, en effet. J’espérais que tu serais à même d’expliquer le message qu’il a ainsi voulu nous faire passer avec ce geste, s’il y en a bien un.
— Là, je n’en ai encore aucune idée, médita Yoey. Je me demande pourquoi il a envoyé un fichier sur le portable d’un mort, comme s’il ne voulait pas vraiment qu’on le retrouve. Mais peut-être qu’on en saura plus en regardant ce qu’il a envoyé. Le Comité a bien le téléphone de Kurt, non ?
— Justement, dit Yoan sur un ton grave. Nous n’avons plus aucun moyen de consulter cet appareil. Le Comité vient de signaler sa disparition.
Yoey afficha un air surpris.
— Disparu ? Comment ça ? demanda-t-il.
Son frère éteignit l’écran et croisa les bras en silence. Puis il le fixa dans les yeux d’un regard scrutateur, comme pour sonder son âme.
— Quoi ? hasarda Yoey avec embarras.
— Es-tu bien certain de m’avoir tout révélé ce matin au sujet de votre petite opération nocturne ? Tes coéquipiers ne sont pas avec nous, si tu as quelque chose à dire c'est maintenant.
— Ne me dis pas que tu ne me soupçonnes ? ricana Yoey d’un air mal assuré. Je t’en ai tellement révélé que tu as pu choisir uniquement ce que tu voulais croire.
— Yoey, ce que vous avez fait Lucas et toi commence à prendre une tournure plus critique que je ne l’avais imaginé, dit Yoan en décroisant les bras. Pour tout te dire à propos de la perte – ou plutôt devrai-je dire du vol – de cette pièce à conviction, le Comité penche pour un acte de sabotage de l’enquête en cours. Le coffre qui renfermait les divers éléments de preuve, dont le téléphone de Weber, a été ouvert par un intrus dont nous ignorons encore l’identité. Et comme par hasard, cet incident survient après votre passage non autorisé dans la salle de contrôle.
— Et tu penses que Lucas et moi ou même Brian avons quelque chose à voir là-dedans, déduisit Yoey avec une pointe d’irritation. Seul Brian est entré dans cette salle, et encore il n’était pas ravi à l’idée d’aider Lucas à copier le dossier de l’affaire. Et moi, je ne savais même pas que le Comité d'Enquête gardait des pièces à conviction dans cet endroit.
Yoey décida de garder pour lui la conclusion selon laquelle seul Brian aurait pu en théorie faire le coup. D’un côté parce que c’était trop accusateur et de l’autre parce qu’il ne croyait pas véritablement son Leader capable d’un tel geste.
— J’espère que tu dis vrai, l’avertit Yoan. Je veux vraiment pouvoir te faire confiance malgré ce qui s’est passé. Alors je répète : si tu as volontairement omis de me dire quoi que ce soit devant tes camarades ce matin, c’est le bon moment pour te rattraper. Je promets qu'il n’y aura aucune autre conséquence que la sanction qui vous attend déjà.
Yoey adressa à son frère un regard ennuyé.
— Je ne parlerai pas pour les autres, dit-il finalement. Mais en ce qui me concerne, je te jure que je n’ai rien à voir avec le vol de ce portable et que je ne suis pas entré dans la salle de contrôle depuis que j’ai commencé mon séjour au QG.
Au ton franc et convaincu de sa voix, Yoan sembla plus ou moins satisfait.
— Très bien, dit-il en en retournant s’asseoir dans son siège. Ce sera tout pour le moment. J’enverrai la vidéo à Mayumi pour que toute l’équipe l’étudie à son tour. Revenez-moi qui vous remarquez d’autres détails.
Yoey inclina la tête en signe d’assentiment.
— Tu peux disposer. En ce qui concerne votre faute, nous en reparlerons au retour de Lucas, comme convenu. Son intervention devrait suffire à trancher.
— Dis-moi, onii-chan*, demanda Yoey.
Yoan lui adressa un regard interrogateur, comme étonné qu’il s’adresse soudainement à lui comme tel.
— Tu connaissais Erimo avant qu’il n’arrive ici ?
— C’est exact. Pourquoi ?
— Par curiosité. Je ne l’avais jamais vu et pourtant tu as l’air de l’apprécier, hésita Yoey.
Yoan se fendit d’un sourire.
— Il était mon protégé lorsque j’étais au lycée, expliqua-t-il. À l’époque, mon équipe a été désignée pour assurer une mission le concernant. Son père est l’une des rares personnalités à connaitre l’existence du NSIS, puisqu’il est l’un de nos meilleurs fournisseurs d’équipements.
Yoey acquiesça.
— Je comprends mieux, dit-il. Il doit avoir trop peur qu’il arrive quelque chose à son rejeton pour lui permettre de devenir agent de terrain.
En prononçant ces mots, Yoey se demanda si ses parents ou même Yoan éprouvaient la même chose vis-à-vis de lui. Après tout, les premiers lui avaient permis de devenir agent et son frère, qui dirigeait les activités du Bureau, ne semblait pas particulièrement préoccupé par le fait qu’il aille risquer sa vie en mission, surtout en tant que Défenseur. S’il avait eu le cran de lui poser la question, Yoey dut garder ses réflexions pour lui, car son frère sembla tout à coup se renfermer, arborant son masque de froideur habituelle.
— Excuse-moi, mais je dois te laisser, dit-il en marchant vers les portes d’entrée. Je dois éclaircir cette affaire de pièce à conviction avec le Comité d’Enquête. Tu refermeras bien la porte en sortant.
Puis il quitta la pièce. Yoey resta un moment interdit, à se demander si Yoan aurait permis à n’importe qui d’autre que lui de se retrouver seul dans son bureau, son espace personnel et professionnel en tant que Directeur du QG. Il eut un sourire rassuré. Son frère venait sans doute de lui offrir une preuve de confiance et d’intimité, à sa manière.
Quelques minutes plus tard, Yoan pressait le bouton d’appel de l’ascenseur et attendit l’arrivée de la cabine. Une odeur de cigarette l’accueillit à l’ouverture des portes. Daisuke était adossé à la paroi. Un bras posé en travers du torse, il tenait un joint fumant entre l'index et le majeur de sa main droite. Un large sourire barra son visage à la vue de Yoan.
— Quel heureux hasard ! Décidemment, on a beau fréquenter le même immeuble, ça fait un moment que nos chemins ne s’étaient pas croisés. Comment allez-vous, cher Directeur ?
Il prononça les deux derniers mots comme une provocation. Yoan plissa les sourcils, animé d'une certaine tension. Sans qu’il sache exactement pourquoi, le senior lui avait toujours inspiré un malaise indescriptible. Les évènements qui les avaient déjà opposés par le passé n’y étaient pas pour rien.
Deux ans plus tôt, lors des élections du nouveau dirigeant du QG, Daisuke s’était avéré être un concurrent redoutable, un candidat au poste qui avait l’appui de plusieurs hauts responsables du Bureau. Même avec le soutien inconditionnel de l’ancienne directrice Tsurugi, Yoan savait qu'il aurait eu peu de chances contre le senior si celui-ci n’avait pas décidé, contre toute attente et à la surprise de tous, de céder ses voix à Yoan au dernier moment, arguant dans un discours plein de solennité qu’il était le mieux indiqué pour servir les intérêts du Bureau. Depuis ce jour, Yoan était obsédé par les raisons profondes qui avaient pu pousser le senior à agir en sa faveur, alors qu’ils avaient toujours été des rivaux silencieux.
Daisuke était connu pour avoir été le meilleur agent de sa promotion. Ses progrès au sein du QG avaient été fulgurants malgré un recrutement tardif et des prédispositions physiques apparemment défavorables. En revanche, son passé d’avant son admission était un mystère complet. Bien que l’ex-directrice lui aie assuré à son départ que Daisuke était digne de confiance, Yoan éprouvait intuitivement une certaine méfiance à son égard. Voire une sorte de crainte.
— Bien le bonjour, Hakuya-san, salua Yoan en entrant dans la cabine.
Les portes se refermèrent.
— Allons, que de manières ! Je vous ai déjà permis de m’appeler par mon prénom, comme tout le monde, sourit Daisuke, comme amusé par la méfiance de son supérieur. Inutile de rester aussi formel, nous sommes entre nous.
― Dois-je vous rappeler qu’il est interdit de fumer dans les ascenseurs ? répliqua Yoan sur un ton froid. Il me semble pourtant que ce ne sont pas les espaces appropriés qui manquent.
― Très juste, dit Daisuke en froissant le mégot incandescent dans sa paume, sans ciller. Pardonnez-moi, je ne voulais pas vous indisposer. Mais où allez-vous comme ça ?
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur le couloir du sixième étage.
— À la salle de contrôle, lâcha Yoan, pressé de quitter l’atmosphère suffocante de la cabine.
Alors, Daisuke l’arrêta d’une main sur son épaule et pressa le bouton de fermeture des portes. Yoan fit volte-face, le regard excédé.
— Qu’est-ce que…
— Dites-m’en plus sur le jeune analyste que vous venez d’admettre à notre Bureau, demanda Daisuke. De ce que j’ai appris, il se joindra au Comité pour s’occuper de l’affaire concernant feu Weber. Est-ce bien vrai ?
— J’en ai parfaitement le droit et vous ne m’avez pas laissé le choix, répliqua Yoan en repoussant la main du senior. D’ordinaire, vous adorez vous mêler des enquêtes du Comité. Et ils ont toujours été ravis de collaborer avec vous parce que vous avez du talent en tant qu’enquêteur. Et pourtant, cette fois-ci, vous refusez délibérément de leur venir en aide.
— C’est mon droit le plus absolu, lâcha le senior en croisant les bras. Enfin, je ne peux tout de même pas leur sauver la mise à chaque fois. Ça ne leur rend pas service, ils commencent à se ramollir à force de trop compter sur moi. Et dans mon cas, c’est tout de suite beaucoup moins amusant.
— Amusant ? Un jeu, c’est donc tout ce que cela représente pour vous ? Je vous rappelle qu’il ne s’agit pas d’une affaire ordinaire, insista Yoan. L’un de nos Leaders a été victime d’un assassinat, sans doute initié par un agent de ce Bureau. Ne pourriez-vous pas faire un effort ? Une exception ?
— Comprenez-moi, Yoan, soupira Daisuke en portant la main à son torse dans un geste affecté. Ça me briserait le cœur de découvrir lequel parmi les agents que je chéris autant est responsable de la mort de son camarade. Je les considère tous pour ainsi dire comme mes propres enfants. Non, cette fois le Comité devra se passer de moi, je ne pourrai pas m’y résoudre.
Yoan plissa les sourcils devant ce qui semblait être un parfait jeu d’acteur de la part du senior.
— J’ai plutôt tendance à croire que vous avez quelque chose à vous reprocher, releva-t-il. Soit, restez à l’écart si vous y tenez. Avec le Comité aidé de Shimizu, nous découvrirons bientôt la vérité, aussi dérangeante soit elle. Et je ne serai pas surpris que le garçon vienne bientôt vous interroger.
— Ce petit génie est issu de la même académie que vous, si je ne m'abuse. Je vois que j’ai intérêt à ne pas le sous-estimer.
Les portes s’ouvrirent à nouveau. Daisuke se glissa hors de la cabine, un sourire mutin aux lèvres. Yoan le regarda s’éloigner, animé d’un doute inexprimable.
En dépit de tout ce qu'il pouvait lui reprocher, Daisuke constituait un pilier indéniable pour le Bureau. C'était un brillant stratège et un excellent conseiller qui avait su tirer le QG de nombreux problèmes épineux, des situations qui auraient été insolubles sans son aide.
Yoan espérait sincèrement que le senior n'était pas impliqué dans le meurtre de Kurt Weber. Leurs tensions mises à part, il avait conscience qu'il serait préjudiciable pour lui de devoir se séparer d'un si bon élément.
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*Onii-san: grand-frère.
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