✥ V - Incandescence ✥ 2/5
🎵 Opening : Eivør ~ Trøllabundin
Edit du 28/10/2024
◢Chapitre V : Incandescence (partie 2)◣
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Palais de Rubis – la veille du bal des Demoiselles
Une question taraudait Rudy après la traversée d'un dédale de couloirs luxueux, la montée et descente de volées d'escaliers majestueux à en perdre le nord, certains donnant sur des cours intérieures somptueuses. Autant de luxe était-il nécessaire à l'équilibre d'un être humain ? Ou les Orseians vivaient-ils trop simplement au goût des Raamians ? D'un autre côté, c'était raccord avec l'histoire de Maar, royaume fondé par l'union de deux grandes tribus s'étant jadis cherché querelle. Pas au point de se massacrer les uns les autres. Les Reds jugeaient les Whites frustres, grossiers et barbares, quand les Whites traitaient les Reds de snobes pomponnés et chichiteux. Il fallait croire que cette empreinte subsistait dix siècles plus tard.
Le palais de Rubis pouvait toiser de très haut le palace du Gouverneur de Nacir. La simple idée du coût de l'entretien d'un tel faste donnait le tournis à Rudy.
— Où sommes-nous ?
— Nous parcourons actuellement la partie sud de l'anneau interne. La façade au loin, à l'opposée, appartient à la tour Pourpre.
— Les appartements royaux ?
— Exact. Comme vous, les proches sujets du roi sont logés à la tour de l'Alliance Sanguine.
— Les membres du Triumvirat et leur famille, se souvint Rudy.
— Tel est aussi mon cas, dit Rey, dépité que Rudy ne l'ait pas inclus.
— Ces quartiers ne sont donc pas seulement réservés aux invités de passage ?
— Au départ, la tour de l'Alliance Sanguine était la tour du roi. Normalement, elle devrait abriter les quartiers du Grand Red et de ses serviteurs personnels, mais cet homme dédaigne souvent la convenance, soupira Rey. Sa Majesté préfère nous réserver une aile entière ici plutôt que des appartements dans la tour de l'Alliance Éternelle.
Rudy comprit pourquoi leurs pénates respiraient tant l'opulence ; ils étaient logés comme des roitelets ! D'ailleurs, ses Altesses Damien, Dorien et David y avaient eu leurs quartiers. Aujourd'hui, le seul résident princier restait Dilan.
— Ce luxe tue dans l'œuf tout mécontentement d'invités de haut rang particulièrement chichiteux sur le soin apporté à leur habitat. Dans ces conditions, il est difficile de calomnier l'hospitalité du roi.
Rey ironisait à peine. Rudy apprit ce jour-là que sous les précédents monarques, les invités logeaient dans la tour de l'Alliance Éternelle, nom symbolisant les alliances « indéfectibles » tissées par la couronne. Red remaniait tout en la réservant aux Prêtresses Vestis, rapprochant ainsi leurs suites du temple de ladite déesse, situé au sud-est du palais. Conséquence : la tour de l'Alliance Éternelle devenait le nouveau gynécée et la tour Pourpre, qui remplissait anciennement cette fonction, servait désormais à l'usage personnel du roi.
— Au bout de cette allée se trouvent mes appartements, indiqua Rey en passant un portique.
— Tu y loges donc avec les tiens.
— Ma famille réside dans le Grand Nord, à Pizê. Comme tu l'as appris, j'ai été envoyé à l'Université Royale d'Aram en bas âge. J'ai quasiment été élevé par mes précepteurs.
Devinant le sujet délicat, Rudy hésita à poser sa question.
— Et... ta famille ne te manque pas ?
Rey éluda.
— Je la vois de temps en temps. Viens, c'est par ici.
— Où m'emmènes-tu ?
Rudy baissa la tête, évitant de justesse l'arcade d'une arche basse. Ils quittaient la tour de l'Alliance Sanguine et atteignaient les limites sud de l'anneau interne. Le palais de Rubis était construit comme une triple forteresse, expliqua Rey. Chaque forteresse de forme hexagonale représentait un « anneau » et abritait une plus petite. On comparait parfois l'anneau externe à un écrin protégeant un bijou représenté par les deux anneaux internes. En partant du cœur, les deux premiers anneaux étaient délimités par trois « tours » chacun, et le dernier en possédait le double. On les appelait « tours » par abus de langage car il s'agissait en réalité des plus hautes bâtisses du palais, surplombées d'un dôme que l'on apercevait où que l'on se situe dans la cité.
À ces « tours » étaient associées plusieurs dépendances, des annexes à niveaux ou de plein pied, reliées entre elles par des coursives, passerelles, cours et jardins. Le domaine royal présentait une superficie vertigineuse, comptait des milliers de kilomètres de couloirs et galeries, ainsi qu'une multitude de colonnades et d'arcades. Même les habitués s'y perdaient en manquant de vigilance. Rey profita de passer par une tour de garde pour exploiter la vision panoramique que leur octroya le promontoire. Il prenait son rôle de guide au sérieux.
— La tour Pourpre tient le nord de l'anneau interne. Les anciens quartiers de feu la reine mère et sa suite hébergent désormais le Grand Red. Tu peux voir au sud-est la tour de l'Alliance Éternelle, qui fait face à la tour de l'Alliance Sanguine au sud-ouest. De ces deux tours, on accède aux jardins royaux.
Rudy commençait à avoir une petite idée de la grandeur du plan de verdure à la somptuosité à couper le sifflet. Leur destination semblait être la tour Écarlate située plein sud sur l'anneau intermédiaire.
— C'est la « tour » qui regroupe la grande salle de bal et les dépendances réservées aux réceptions données au palais. Sa position en fait une parfaite escale entre les quartiers des invités et l'autre moitié des jardins, détailla Rey.
Des couloirs souterrains la reliaient à la tour d'Ivoire, domaine réservé à la domesticité au nord-est de l'anneau intermédiaire. Cette astuce permettait aux majordomes et au reste de la valetaille d'acheminer fournitures, denrées, repas et boissons, sans les exposer au regard de tous. Autant dire qu'avec ses cuisines royales et l'armada de prestations servant à nourrir le domaine, la tour d'Ivoire était l'estomac du palais. Située en vis-à-vis des hospices, elle compensait la demande accrue en ravitaillement en cas d'afflux de pensionnaires malades ou blessés.
À l'opposé, au nord-ouest de l'anneau intermédiaire, siégeait la tour du Dragon : le centre névralgique de la régence. Le sublime édifice, avec son paratonnerre en or et les tuiles de ses annexes en forme d'écaille de dragon, était le lieu de travail des sénateurs et fonctionnaires royaux. Rey y avait ses bureaux. La gigantesque salle d'audience du rez-de-chaussée en imposait par sa majesté. Rudy se souvenait de son tournis lors de sa première visite. Tout apparaissait à une autre échelle au palais de Rubis. À l'arrivée de la délégation orseiane, sa Majesté présidait en plein air dans la loggia attenante, profitant des beaux jours. Ceux qui disaient la loggia aussi imposante que la salle du trône ne pouvaient pas plus se fourvoyer. Là aussi, Rudy s'était demandé si le faste outrancier était utile aux plaidoiries et à la justice du roi.
Enfin venait l'anneau externe, formé par six grands ensembles de baraquements dont trois tours : la tour Tulipe au nord-est, la tour Blanche au sud-est et la tour de Feu au sud. Rey poursuivait son exposé et Rudy se surprenait à apprécier sa narration.
— La tour Tulipe est le nom donné aux hospices. On peut la voir depuis la tour d'Ivoire. Je n'ai jamais vérifié par moi-même, mais son herboristerie est rattachée à la droguerie de la tour Blanche.
— Tu n'as jamais eu le temps d'y aller ? s'étonna Rudy.
S'il vivait dans ce palais depuis son enfance, il se serait arrangé pour que l'endroit n'ait plus de secret pour lui. Le gamin qu'il avait été aurait vécu des journées épiques à explorer ce lieu titanesque.
— La tour Blanche n'admet pas facilement les profanes, à moins d'être du clergé, un grand brûlé ou un genre de malade à mettre en quarantaine, révéla Rey. C'est avant tout un lieu de cultes, un lieu sacré. En général, quand on t'y transfère comme pensionnaire, il y a un fort risque que tu entames ton dernier voyage. Un miracle des dieux t'évitera éventuellement d'en ressortir les pieds en avant.
Rudy cilla devant le cynisme de son guide. Il apprit que les tours Tulipe et Blanche avaient, toutes deux, été conçues pour accueillir autant de blessés et malades. En période trouble, l'une suppléait l'autre.
— En réalité, ce qu'on nomme « tour Blanche » est un agencement de quatre temples, chaque temple dédié au culte d'une déité Élémentaire. Leur disposition reflète le cycle des quatre grands portails du domaine.
Rudy cligna des yeux, largué. Rey lui sourit.
— Enfant, j'ai vite compris que l'architecture du palais donne la part belle au symbolisme. Ses architectes ou commanditaires devaient être de sacrés croyants.
— Je peine toujours à voir la logique derrière un « cycle de portails » ! confessa Rudy.
Rey s'esclaffa.
— Hmm, comment te le faire visualiser... Par où est arrivée votre délégation ?
— Par le nord. Nous sommes passés par un hameau mais nous étions dissimulés et l'avons légèrement contourné.
— Ah, le Village Royal. Vous avez donc franchi la Ceinture de Nior par le pont et la porte nord.
— Ceinture de Nior ? releva Rudy, sceptique.
— Pardon, les douves.
Un faramineux système de douves inondées délimitait le domaine royal, dénommé « Ceinture de Nior » en référence à la divinité Élémentaire de l'Eau. Le gigantisme des douves autorisait de nombreuses activités aquatiques comme la pisciculture, la pèche, les promenades bucoliques en barque et autres loisirs prisés des nobles et des valets.
— Les douves ne sont franchissables que par quatre ponts et chacun de ces ponts donne accès à un grand portail, poursuivit Rey. Chaque portail tient un point cardinal. Vous avez emprunté la porte de l'Étoile Écarlate, qui correspond au temple de Vestis.
— Je vois.
— D'après le clergé, Vestis, déesse Élémentaire de la Terre, préside sur la beauté au sens premier. La nature tend à s'embellir au crépuscule ou à l'aube, lorsque le soleil est d'un rouge visible à l'œil nu et beaucoup moins agressif qu'à son zénith.
Rudy nota les nuances avec la croyance orseiane. Dans le sud, d'aucun vénérait Vestis pour la productivité de toute forme naturelle, dont la fécondité de la Terre et ce qui y grouillait. Cette version en relation avec l'astre solaire ne lui aurait jamais traversé l'esprit.
— À l'Est, la porte de l'Astre Blanc donne sur les jardins botaniques de la tour Tulipe et sur la Place Sacrée, l'esplanade de la tour Blanche. Cette porte est liée au temple de Nior. Je n'ai jamais compris pourquoi on la nomme déité de l'innocence, de l'enfance et de la féminité. L'innocence et l'enfance, soit. Mais pourquoi la féminité quand Vestis siège déjà sur la fécondité ?!
— Ma Médicure Ilona te dira que femme, femelle et féminité ne sont pas synonymes de féconde.
— Certes, mais avoue qu'il y a une drôle de logique avec Nior.
— On m'a appris que les lois de la divinité de suivent pas la logique des humains.
— À mon avis, ton professeur se cachait derrière un sophisme pour ne pas répondre à tes questions, maugréa Rey. Le seul sujet pour lequel j'admets qu'il n'y a pas débat reste son sacerdoce sur le monde aquatique. Lui associer l'astre blanc tombe donc sous le sens, sachant l'effet de la lune sur les marées.
À en juger par le ton revêche de Rey, il avait dû être un élève casse-pied au possible pour ses professeurs. L'imaginer enfant, avec sa curiosité illimitée et ce trait de caractère, amusa Rudy. Il avait le drôle de sentiment qu'ils auraient été amis.
— La porte du Grand Dragon de Feu se situe au sud.
— Porte rattachée au temple de Saunes, dieu des Enfers, devina Rudy.
— Exact. Dieu des ténèbres, des flammes et du chaos qu'elles engendrent, Saunes est le dieu Élémentaire le plus versatile. On le dit Paradoxe et lui attribue la personnalité même du Feu.
— Tu sembles passionné.
Rudy s'amusait du ton professoral de Rey. Ce dernier se gratta la tête, gêné.
— Admets que les récits divins sont des fables passionnantes ! J'ai étudié la théologie, et plus je l'étudiais moins j'étais croyant. Ces connaissances me restent à titre culturel.
Rudy n'avait encore jamais échangé avec une personne assumant autant son athéisme. Enfant, on lui avait inculqué qu'en fonction de son métier, hommes et femmes adoraient un dieu de prédilection. Le forgeron donnait dans le culte de Saunes, le pêcheur vénérait la douce et non moins impitoyable Nior, la sage-femme vouait ses libations aux deux déesses quand l'agricultrice invoquait Vestis. Quant au guerrier, Rudy était bien placé pour savoir qu'il ne jurait que par Hayden.
Dieu Élémentaire de l'Air, Hayden se réservait les cieux, la foudre et la masculinité. Chose étrange si l'on suivait le raisonnement de Rey, puisque l'air n'évoquait pas la virilité. Cependant, Hayden était le patron insaisissable et indomptable du guerrier héroïque, du chevalier à la noble cause. Nul en ce monde n'avait jamais maitrisé l'air. L'humain naviguait durant des jours sur des eaux calmes ou en furie, creusait la terre en profondeur et en extirpait les trésors, faisait le feu et savait l'éteindre. Mais il ignorait le secret du vent, des tornades et de la foudre. Le Guerrier Suprême se voulait aussi insoumis que les Vents.
— La porte Ouest revient donc à Hayden, conclut Rudy.
— Oui, la porte du Vent Céleste.
— Elle porte bien son nom. Qu'abrite la troisième tour de l'anneau externe ?
— La tour de Feu est celle de la garnison militaire. Les casernes, écuries et autres baraquements nécessaires à l'entretien des troupes de la Légion Rouge assignée au Palais. Au sous-sol se trouvent les geôles. Si tu en fais la demande, on te fera visiter l'armurerie, les terrains et salles d'entraînement.
— Je crois que les hommes de Père n'ont pas attendu de se faire inviter pour les investir. J'ai cru comprendre qu'ils sont profitables à tous, pas seulement à la Légion Rouge.
Rey confirma. Toute délégation étrangère pouvait solliciter l'expertise et les services des maîtres d'armes du palais.
— Tu as déjà visité les geôles ? demanda Rudy, l'air de rien.
Père avait besoin d'information sur la localisation de son espionne Kohana. Peut-être pourrait-il en glaner en profitant de la bonne disposition de Rey. C'était d'ailleurs étrange que l'Intendant Royal lui décrive en long et en large les lieux. Les Reds ne se méfiaient-ils pas des Whites depuis le coup d'éclat de Dean lors d'une session de Justice Royal ? D'après Chayton et Yakim, Père avait chiffonné toute la noblesse et le bougre s'en portait, malgré tout, comme un charme. Rey étant partisan du Grand Red, pourquoi se montrait-il si volubile avec l'héritier de Dean ? Péchait-il par naïveté où agissait-il de manière intéressée ? Espérait-il quelque chose en retour ?
De manière étrange, Rudy refusait de creuser ou deviner les intentions du jeune homme. Certes, il se doutait que Rey tentait de l'impressionner, mais il se laissait volontiers séduire. Les boucliers de sa méfiance restaient baissés.
— Je ne sais que les racontars au sujet des geôles, je n'y ai jamais mis les pieds, disait Rey. Parait que le sous-sol s'enfonce sur six niveaux, le suivant plus lugubre que le précédent. Mise en quarantaine, soumission à la question, séquestration et torture ne sont pas mon domaine de prédilection. Le Triumvir Jeff aurait pu satisfaire ta curiosité, mais vous l'avez manqué, il n'est plus au palais. Cela dit, je confesse avoir accru la population des geôles, vu le nombre d'individus corrompus que j'ai déracinés du Trésor, du Sénat et de la cour en général.
Rudy le toisa ; il n'exprimait aucun remords. À vrai dire, il s'agissait là d'une partie de la réalité dont Rey avait conscience et choisissait d'ignorer. Il préféra aborder un sujet sur lequel il se sentait à l'aise : l'Université Royale d'Aram.
— L'ouest de l'anneau extérieur est réservé aux étudiants et érudits, peu importe leur naissance. En descendant au sud-ouest, tu tomberas sur le grand amphithéâtre Christopher Red et Thomas White. En fin de semaine s'y tient au moins une représentation. Un peu plus au nord, notre célèbre U.R.A, et entre les deux s'étalent le campus et les logements des professeurs. J'y ai vécu de huit à dix-sept ans.
Rudy opina du chef, se promettant d'y faire un tour. D'autant plus que l'amphithéâtre avait été baptisé d'après son ancêtre. L'alliance entre Christopher Red et Thomas White figurait dans les légendes maarianes car le royaume en était né. La construction du palais de Rubis avait débuté sous le règne de son premier monarque, l'ancien chef de tribu Christopher Red, devenu roi à l'issu d'un pacte de non-agression red-white.
Avant d'entamer ce projet gigantissime et audacieux d'architecture, il avait fallu repousser les envahisseurs qui convoitaient aussi bien les terres raamianes que les richesses orseianes. Un millénaire et demi plus tard, le domaine royal s'étendait sur des vergers luxuriants et des pâturages convergeant vers le simulacre de village à l'extrême-nord de l'anneau externe, bêtement nommé « Village Royal ». S'y pratiquaient toute activité artisanale octroyant une autarcie au palais de Rubis : vannerie, forgerie, menuiserie, orfèvrerie, tannerie, art du cordage, du tressage, agriculture, apiculture, manufacture de la cire, élevage de volaille et bétail, cardage de laine, etc. Au même titre que la totalité des « tours », l'université ainsi que les casernements étudiants dépendaient de cette productivité.
Où que l'on soit à Aram, le domaine royal était visible. Le palais de Rubis avait été érigé sur une élévation dominant la région au relief plat. Son nom s'inspirait des dômes des tours des anneaux interne et intermédiaire, aux coupoles en verre écarlate dépeignant un camaïeu de rouge parfois éblouissant. D'aucuns disaient ces toits incrustés de vrais rubis. D'autres stipulaient qu'il s'agissait de serres transparentes sous lesquelles le roi cultivait du cinabrilis pourpre importé de la principauté de Nores. La plante aux fleurs écarlates réagissait à la lumière en produisant une sève rougeâtre réputée comme le plus puissant poison au monde.
On disait beaucoup de chose sur le palais de Rubis. Du vrai, comme du totalement aberrant. Rudy ne tarda pas à confirmer l'un de ces mystères.
*
Palais de Rubis, sommet de la tour Écarlate
La scintillance des coupoles du palais reposait sur de réels rubis de la taille d'une main adulte. Le jeune White en resta bouche bée.
— Ils ont été acheminés des mines du Minerya, du temps jadis où il produisait en masse des gemmes de cette taille et de cette perfection, révéla Rey. C'était bien avant que Minerya acquiert son indépendance et ne cesse d'être une colonie mô'lariane.
Il parcourait lentement le dôme tandis que Rudy, muet d'émerveillement, tournait sur lui-même. Il descendrait de la tour avec un torticolis et une persistante image rétinienne rouge. Des hauteurs de la tour Écarlate, le palais apparaissait sous un autre jour. Une fois dévalée la petite colline sur laquelle siégeait le château, on s'enfonçait dans les quartiers riches d'Aram. Rudy dut s'incliner devant la beauté aérienne de la capitale régente.
— Nacir est superbe mais l'architecture en demi-rosace d'Aram change le mot « splendide » en boniment.
— Oui, c'est une belle cité, surtout quand elle s'illumine la nuit. Mais le palais a plus d'attrait pour moi, confia Rey. Cette coupole, par exemple, possède le nombre le plus important de rubis, d'où son nom de « tour Écarlate ». J'en ai compté cent-mille aussi grosses que ma main.
— Pourquoi ne pas les vendre et renflouer les caisses du Trésor ? exhala Rudy, au bord du vertige.
La situation déficitaire du nord de Maar atteignait un stade où l'on ne pouvait plus se permettre de se raccrocher à des biens d'une telle valeur monétaire. Rey s'assombrit.
— Tu penses vraiment que l'idée ne m'a pas traversé l'esprit ?
Rudy l'interrogea du regard. Et ?
— Refus du roi.
— C'est stupide !
Le Grand Banquier s'amusa de cette manie qu'avait Rudy et son père de dire les mots sans crainte et sans les enjoliver.
— Je lui ai rétorqué la même chose, dit-il, au grand étonnement de Rudy.
— Et... comment a-t-il réagi ?
— Il m'a expliqué que ça lui était impossible. Pour être exact, il m'a dit : « tais-toi, observe ».
La perplexité de Rudy n'en fut que plus grande.
— Pourquoi ?
— Tu poses beaucoup de questions, ironisa Rey, d'autant qu'il estimait avoir déjà donné une réponse.
Rudy se renfrogna face à sa moue narquoise. Le jeune homme le prenait de haut alors qu'ils étaient de la même génération.
— C'est l'apanage de ceux qui veulent apprendre, rétorqua-t-il avec un brin de sècheresse.
— Ceux qui veulent vraiment apprendre, se taisent et observent, insista Rey.
Il se planta derrière Rudy au point de le toucher. Ce dernier le laissa faire, plus intrigué que méfiant, non sans la pensée fugace que Rey pénétrait aisément dans son espace personnel. C'était d'autant plus bizarre qu'il ne dressait toujours pas ses défenses ; comportement inhabituel venant de lui. Comme il en prenait conscience, Rudy se focalisa sur l'aura de Rey. Une fragrance entêtante, « sucrée », manqua de l'étourdir. Par réflexe de préservation, ses capacités extrasensorielles se fermèrent brutalement. Il se dégagea de l'espèce d'étreinte qu'amorçait Rey.
En grandissant, Rudy avait appris par la force des choses à s'isoler de son don curieux. Un exercice qu'il faisait désormais de manière presque inconsciente, jusqu'à étouffer cette faculté qui rendait parfois sa vie pénible. Être constamment assailli d'odeurs « inexistantes » était usant. Selon la nature des auras, elles l'importunaient, l'intoxiquaient quelque rare fois, quand elles ne l'apaisaient pas ou n'agissait pas tel un baume relaxant. Celle sa mère, dont il n'avait jamais su déterminer si elle avait une odeur, lui avait procuré une sensation de bien-être. Celles de Dean et Dan le rassuraient. Celles de ses amis le mettaient à l'aise, au même titre que les auras des hommes de Père. À leur côté, Rudy ne nourrissait pas la moindre inquiétude.
À la longue, il s'en était en quelque sorte désensibilisé. À l'instar d'une odeur que l'on ne ressentait plus dans une pièce qui en était saturée, il fallait la quitter pour espérer à nouveau en distinguer les nuances. Cela ne se produisait qu'avec les « bonnes fragrances », qui devenaient indécelables. Son système percevait systématiquement les « mauvaises émanations » astrales, comme si son don le prévenait d'un potentiel danger. Rudy ne saurait dire si c'était une bonne chose que cette capacité soit liée à son instinct de survie. Un incident durant sa petite enfance avait mis en évidence cette corrélation.
Il avait été de constitution fragile à la naissance. Souvent malade, il s'affaiblissait vite et ce manque de vitalité avait inquiété tout le monde. Les Médicures n'avaient jamais su l'expliquer. Rudy avait été longuement alité l'année où le palace avait hébergé une délégation venue d'Askheron. Impossible de déterminer de quoi il souffrait, jusqu'à ce que sa mère comprenne que l'aura d'un émissaire lui était toxique. Ses parents découvraient alors que leur fils avait hérité de la bizarrerie maternelle. Rudy s'en souvenait vaguement, il n'avait pas cinq ans à l'époque.
Après cet épisode, sa mère s'était pliée en quatre pour lui inculquer une manière de se fermer à son propre don. Des explications étranges à la portée d'un enfant n'ayant pas encore saisi à quel point il était spécial. À quel point il serait unique. À quel point il serait seul. Ce sentiment de solitude grandissait à chaque fois que Rudy luttait contre l'aptitude congénitale tantôt utile, tantôt néfaste pour sa propre personne.
À force de patience, sa génitrice était parvenue à lui transmettre des astuces. Hélas, elle n'aurait jamais le temps de l'aider à les maitriser, à les perfectionner, car la Faucheuse passerait en avance. Et aussi parce qu'elle-même comprenait à peine son propre don, à en croire Père. Au point de l'avoir rendu tabou. En dépit de cela, aujourd'hui Rudy ne souffrait plus trop de son pouvoir, bien qu'il le subisse. Il sentait avec une forte acuité les auras dont il croisait la route pour la première fois. De quoi permettre à sa mémoire « extrasensorielle » de les enregistrer et disposer d'une banque de données « astrales » consultables à loisir. À chacune de ses nouvelles rencontres avec les mêmes individus, son don ne s'activait plus spontanément et devenait plus facile à moduler. Il pouvait ainsi amoindrir l'impact des auras sur ses sens ou, au contraire, renforcer son étrange odorat afin de mieux les décortiquer. Cette évolution avait joué dans le regain de son capital santé. Dorénavant, Rudy jouissait d'une vitalité épuisante pour son entourage.
Au palais de Rubis, il avait assourdi son pouvoir. Trop de nouvelles têtes. La sollicitation continue de son don l'épuisait. Durant les premiers jours de sons séjour, il tombait de fatigue en fin de journée. Aussi trouvait-il réconfort dans la présence permanente de ses amis ou des hommes de Père. Il pensait l'avoir dissimulé à Dean, qui l'avait beaucoup sollicité pour étudier leurs interlocuteurs. Mais Rudy soupçonnait Père de ne pas s'être laissé berner. C'était de Dean que ses amis avaient reçu l'ordre de toujours l'accompagner. Les auras des siens lui servaient de point d'ancrage ou agissaient tel un tampon. Rudy se focalisait volontairement dessus lorsqu'il était submergé d'effluves inconnus.
Hélas, cela ne suffisait pas toujours. Il était en proie à une tension qu'il masquait aux siens. Il y avait trop d'auras nauséabondes en ces lieux. Celle de Lucas avait supplanté les autres car l'homme nourrissait ce jour-là de sombres desseins. Lesquels ? Rudy ne saurait dire. Peut-être les lui avait-on soutirés sous la torture, puisque la sanction d'une quarantaine d'années de prison ferme était tombée récemment. Cependant, Père ne pouvait pas donner la chasse à tous les autres, dont nombre était à l'heure actuelle indispensable au fonctionnement de la machine monarchique. Il avait toutefois compris que Dean se cachait derrière les invitations des nobles pour répertorier ces auras. Rudy ne les honorait pas seulement pour faire le bonheur de leurs filles ; il les étudiait loin du palais où tous essayaient de se montrer sous un jour fallacieux.
De façon déplorable, le palais de Rubis biaisait sa perception car les sujets de sa majesté y masquaient leurs intentions véritables. De plus, son franc-parler et son inclinaison à pointer du doigt le mensonge, poussaient ses interlocuteurs à faire preuve d'une prudence accrue. À force de côtoyer les courtisans se chamaillant sa personne, Rudy avait réalisé pourquoi le Grand Red peinait tant à briller. La belle fragrance du roi était polluée par les miasmes de ces nobliaux, telle une bonne orange dans un panier rempli de fruits avariés.
En fin de compte, pour une relative quiétude, Rudy se fermait plus qu'à son habitude à son don, limitant les effets des remugles capiteuses d'auras mal intentionnées qui sillonnaient le palais au quotidien. Avec les nouvelles interférences, cela s'avérait un défi non gagné d'avance. Conséquence : il était en permanence sur le qui-vive, comme s'il s'attendait à être assailli par surprise par une odeur très déplaisante. Cela expliquait pourquoi l'aura du jeune homme qui le dévisageait lui était passé « par-dessus le nez ». L'odeur astrale de Rey Lee-Cooper était... addictive.
Sur la réserve, Rudy déploya à nouveau ses sens. Doucement, juste pour « goûter ».
— Que fais-tu ? souffla Rey, interloqué.
D'abord interdit face à la réaction de rejet du garçon, il avait déduit que ce dernier interprétait mal ses intentions. Au moment de s'expliquer, une chose curieuse se produisit : Rudy se tourna vers lui, ferma les yeux et le... renifla. Comment le prendre ?
— Tu me renifles ? demanda-t-il, autant sidéré qu'amusé.
C'étaient quoi ces manières canines ?!
— Tu sens drôlement bon, lâcha Rudy sans réfléchir.
Dans son envie d'y goûter à nouveau, il ne remarquait pas qu'il s'était fermé à ses autres sens et laissait son don s'exprimer avec plus de liberté. Voilà que son odorat réel le poussait à renifler l'aura de Rey comme s'il s'agissait de son parfum corporel. Soudain conscient de l'absurdité et de l'inconvenance de son attitude, Rudy ouvrit brusquement les yeux, mortifié. Depuis quand était-ce possible ?! Son nez physique ne sentait pas les auras. Il s'agissait d'une perception au-delà du sens de l'odorat ; extrasensorielle, pour ne pas dire psychique. Or à l'instant, il ne s'expliquait pas pourquoi la fragrance astrale de Rey parvenait à ses narines ! C'était suffisamment puissant pour qu'il la ressente même sur sa langue. Une saveur aigre-douce et sucrée, un arrière-goût de fraise qui lui mit l'eau à la bouche et lui ouvrit l'appétit.
Rudy s'empourpra en comprenant qu'il admirait avec envie la lèvre supérieure de Rey. Il avait une subite envie de la sucer. Il se détourna, dans une vaine tentative de masquer son embarras.
La perplexité de Rey grimpa.
— Tout va bien ?
Rudy opina du chef, accordant peu de confiance à sa voix. Il obligea son pouvoir à refluer, mais ce dernier s'y opposa comme mû d'une volonté propre. Maintenant qu'il y avait goûtée, l'odeur lui manquait dès qu'il tentait de s'en éloigner. Il ne développait quand même pas une addiction à une aura, si ?! Cela présageait le désastre ! D'abord, la présence Rey dans les parages le distrairait. Ensuite, renifler quelqu'un de cette manière restait malséant. Or Rudy connaissait ses défauts : il n'était pas du genre à brimer ses pulsions ou ses envies, conséquence d'une éducation laxiste. Et enfin, ce n'était pas normal. Le phénomène présentait trop de variables qui lui échappaient. Rudy percevait les auras à leur « odeur » ou leur « couleur ». Il n'avait encore jamais ressenti leur goût... jusqu'à ce jour. Ce fichu don se surpassait pour lui ruiner l'existence !
Son mutisme inquiéta Rey.
— Tu es certain d'aller bien ?
— Ça va, éluda-t-il. Alors, ce cours de danse ?
Toute diversion serait bienvenue !
— Avant, j'aurais aimé te montrer quelque chose, dit Rey.
— Quoi d'autre ?
— Tu ne te sens pas étrange ?
— C'est-à-dire ? souffla Rudy, sur la défensive.
Rey avait-il remarqué son attitude anormale ? Était-ce flagrant ? Il fut à deux doigts de paniquer.
— Tu ne... ressens rien ? insista Rey, sceptique.
— Que dois-je ressentir ? s'agaça Rudy, réaction stupide d'auto-défense.
Les épaules de Rey s'affaissèrent. Il fut déçu de constater qu'il sautait sur des conclusions hâtives. Il avait espéré que le jeune homme le remarque sans qu'il n'attire son attention dessus. Sans doute que son béguin, ses sentiments unilatéraux, biaisaient son raisonnement. Il n'empêche que cela restait intrigant. Refusant de se décourager, il saisit Rudy par les épaules et le tourna vers la coupole de verre. Dans son dos, il lui prit la main et l'approcha lentement du toit. Ce faisant, il lui révéla une chose insolite.
— Étrange que tu ne ressentes pas ce poids qui comprime la poitrine et alourdit la respiration. Ou cette espèce d'électricité statique sur la peau. Quiconque met les pieds dans n'importe quel toit de rubis se sent mal à l'aise, vaseux, voire nauséeux. Du coup personne n'y vient. Ça m'arrange, car je me suis habitué à cette sensation à force de me réfugier ici pour étudier au calme. J'apprécie ce picotement sur ma peau. Cette vibration dans l'air me fait me sentir... comment dirai-je ? Vivant ! Pas toi ?
Rudy ne ressentait absolument rien.
— Mais de quoi parles-tu ?
— Regarde, fit Rey.
Il apposa la main du White contre le toit et la lâcha aussitôt, reculant de quelques pas, surpris.
— Que dois-je voir ?
Rudy commençait à s'impatienter face au chapelet d'inepties que débitait Rey. Troublé, celui-ci marmonna :
— C'est vraiment, vraiment étrange. Pourquoi ça ne te rejette pas ?
Cette fois, Rudy perdit patience.
— Bon sang, quoi ?!
Rey n'y fit guère attention, perdu dans ses pensées.
— C'est censé le repousser.
Il tenta de toucher le toit et fut incapable de tuer la distance d'un pouce séparant sa paume du verre. Pourquoi cela ne fonctionnait-il pas avec Rudy ? Ou plutôt, pourquoi cela fonctionnait ? Comment le White arrivait-il à toucher le toit que personne ne parvenait à approcher de près ? Il dévisagea Rudy, sourcils froncés. Ce dernier lui rendit son regard, puis se recentra sur la construction de verre et rubis.
Quelque chose d'anormal se déroulait. Rudy n'avait pas retiré sa main du verre, et le fameux verre avait une température douce. Le soleil quasiment à son zénith aurait dû chauffer davantage le toit. Rudy réalisa alors qu'ils n'étouffaient pas de chaleur ; il n'y avait pas d'effet de serre. L'air sous le toit était agréable et le contact avec le verre l'était davantage. Un contact si agréable que Rudy suivi son instinct et y plaqua sa joue, comme s'il voulait embrasser le verre. Yeux clos, il réprima un soupir de bien-être.
La sensation lui rappelait le bonheur ressenti dans les bras de sa mère. Le souvenir de la défunte revint, lui imposant le visage de sa génitrice avec une netteté effrayante. Les larmes montèrent. Les peintures et sculptures à son effigie ne lui faisaient pas honneur. Au fil des ans, son image s'était peu à peu effacée dans la mémoire de son fils. La revoir avec une telle acuité fut douloureux. Pourtant Rudy en remercia la Providence. Il chérirait ce nouveau souvenir. Le murmure incrédule de Rey le ramena à la réalité.
— Qu'est-ce que tu es ?
Rey l'observait comme on assistait au déroulement d'un phénomène étrange. Rudy se dépêcha d'essuyer les larmes sur ses joues, s'excusant pour sa conduite inappropriée.
— Je..., essaya-t-il de s'expliquer sans savoir quoi dire.
— Pourquoi est-ce possible ? souffla l'Intendant.
En vain, il tenta de toucher le toit. Lorsque, par irritation, il força le contact, Rey le paya d'une brûlure. Il retira vivement sa main, accompagnée d'une plainte de douleur.
— Suis-je stupide !
Il porta son index meurtri à sa bouche.
— Que t'arrive-t-il ? s'étonna Rudy, de plus en plus largué.
— Je pose les questions, asséna Rey. Comment et pourquoi parviens-tu à toucher ce qu'aucune personne n'arrive à approcher ? J'ai mené l'expérience, et tu viens d'en voir une autre à l'instant. Les toits de rubis rejettent tout être vivant ou toute chose inerte qui s'en approche de trop près. Les humains, les animaux, les plantes, les projectiles. Et particulièrement les projectiles, qu'ils retournent à l'envoyeur, grommela-t-il. Le souvenir du bilboquet en bois que j'ai lancée contre le verre est gravé dans ma peau.
Il dénuda son épaule. Rudy vit une cicatrice blanche. Elle avait bien guéri mais la blessure avait été relativement profonde pour laisser une trace.
— Je n'aurais pas dû y mettre toutes mes forces, regretta Rey.
Rudy n'était que points d'interrogation face à un Rey fébrile. Le jeune homme faisait les cent pas, ruminait son incrédulité et ses hypothèses, donnant à voir un spectacle un peu inquiétant.
— Tu vas m'expliquer à la fin !
Rey le rendait nerveux ; sans compter l'agitation de ses propres émotions. Il n'arrivait pas à se résoudre à détacher sa main du verre ; la sensation si exquise qu'il n'osait pas y mettre un terme. Soudain, des pulsations, des palpitations, lui parvinrent.
« Un flux constant d'énergie » dit une voix au fond de son être. Sans se l'expliquer, Rudy y accorda le poids d'une vérité. Le verre emmagasinait une quantité faramineuse d'énergie... Non, pas le verre : les cent-mille pierres de rubis y étant incrustées !
— Quand le roi m'a fait part de son incapacité à exploiter mon idée pour renflouer les caisses, commença Rey, il ne m'a pas dit pourquoi. Il m'a demandé d'observer et m'a laissé seul sur les lieux.
Avec réticence, Rudy revint à son interlocuteur. Il peinait à se soustraire à sa fascination. Quelque chose d'extraordinaire se produisait à l'insu de Rey.
— J'ai fini par comprendre que sa Majesté ne voulait pas que cela s'ébruite. Je pense que le roi a découvert avant tout le monde un savoir oublié. Scellé. Je parie qu'on l'a rendu tabou lors de la Grande Chasse aux sorcières.
Cette fois, il captiva toute l'attention de Rudy. La Grande Chasse aux sorcières remontait à un peu plus de mille ans. Or il lui était désormais difficile de dissocier son don d'une certaine connotation de sorcellerie. De toute façon, il n'était pas un humain « normal ». Que sa mère ait fait de ses différences un sujet tabou inclinait de plus en plus la balance dans ce sens.
— J'ai donc observé, poursuivit Rey. Mais il fallait que « j'observe » avec tous mes sens. La vue seule ne suffisait pas. Tous ceux qui montent ici, descendent avec la certitude d'avoir vu un toit de verre rouge paré de rubis. En réalité, le toit est un amalgame de verre et de rubis, nuança-t-il. La gemme n'a pas été encastrée dans le verre. Elle en fait partie intégrante. C'est une fusion. Regarde bien.
Interloqué, Rudy obéit et fut forcé de l'admettre. C'était une bien curieuse technique de joaillerie...
— Le verre était incolore à l'origine, lui apprit Rey. Il est devenu rosé en assimilant au fil des ans le rouge de la pierre précieuse. On pourrait presque croire qu'il se change lentement en rubis.
Rudy cilla. C'était une ineptie. Les composants chimiques et cristallographiques du verre n'avaient rien à voir avec ceux du corindon, duquel était tiré le rubis. L'un ne pouvait devenir l'autre. Rey lui sourit, se doutant de ses pensées.
— J'ai pour sources de vieilles annales trouvées dans une section de la bibliothèque universitaire complètement délaissée. J'ai rapporté les documents chez moi, et le Bibliothécaire a jugé qu'ils se porteraient mieux dans ma collection. Un personnage étrange, celui-là, pensa-t-il à voix haute.
Malgré son scepticisme, Rudy était tout ouïe. Les yeux de Rey pétillaient, à l'instar d'un enfant avide ayant trouvé un énorme trésor. Ces annales étaient probablement des reliques d'un temps inconnu, désuet ; témoins de l'histoire passée de leur royaume qui parvenait aux générations actuelles à l'état tronqué ou changée en mythes et légendes.
— Quand j'ai découvert le phénomène de rejet du verre, j'ai voulu en savoir l'origine, expliqua Rey, non sans passion.
Ce disant, il ôta sa sandale et appuya le bout contre la toiture. Sous les yeux ronds de Rudy, la semelle souple se tordit mais jamais le cuir ne rentra en contact avec la surface de verre. Une phalange s'insérerait sans peine entre la chaussure et la toiture. Comme s'il venait d'assister à un phénomène banal, Rey s'accroupit et se rechaussa, poursuivant son discours :
— Je ne pouvais pas poser des questions à tort et à travers, ayant deviné que sa Majesté m'avait fait part d'un secret. Inutile de perdre du temps à se demander « pourquoi moi ? ». Il me l'a révélé parce qu'il estimait que j'avais les capacités de trouver une réponse, à défaut d'expliquer ce phénomène. J'ai donc mené seul mes recherches et mes expériences. D'après mes découvertes, les rubis ont été fusionnés au verre par une technique d'archimagie.
Rudy sourcilla.
— De l'archimagie... Ce n'est pas un mythe ?!
Rey se délectait d'avance de sa réaction. Il allait lui en boucher un coin, le garçon avait intérêt à bien se tenir.
— En creusant davantage, j'ai compris que l'alchimie actuelle est un legs de l'archimagie. Les sciences alchimiques sont une forme incomplète, imparfaite, de la science archimagique ! dit-il avec émoi.
À son propre étonnement, Rudy fut agréablement surpris par cette découverte. Ce que disait Rey s'apparentait à des aberrations, mais il le croyait. Sans doute parce qu'il avait cette étrange faculté de déceler les mensonges sans fournir d'effort. Et parce qu'une part de lui pourrait entendre Rey discourir durant des heures sans s'en lasser. Son point de vue était-il biaisé ? Acceptait-il ces révélations loufoques parce qu'elles représentaient une meilleure alternative à la sorcellerie ? Il étudierait ces questions plus tard. En attendant, Rudy se repaissait de sa stupéfaction.
La transformation lente du verre en rubis devenait réalisable par le biais de l'archimagie. Ne disait-on pas l'alchimie capable de changer le plomb en or ? Si elle était l'enfant bâtarde de l'archimagie, alors les prouesses de la science mère relèveraient du miracle... du magique. Mais quel individu sain d'esprit avalerait une telle élucubration ? Sans crier gare, Rey lui enfonça dans le gosier une autre révélation :
— Figure-toi que ce qu'on appelle « Chasse aux sorcières » a été, en réalité, l'écœurante extermination des archimages !
Rey semblait à la fois enchanté et outré. Fier d'avoir établi le rapprochement, d'avoir rétabli une vérité de l'histoire oubliée, mais révolté par ce qu'elle impliquait. Son euphorie s'assombrit.
— J'ai tenté d'en parler autour de moi. Il fallait rectifier cette bévue dans les ouvrages, ne serait-ce que pour les prochaines générations. Tous ceux que j'ai sollicités, dont mes anciens professeurs, des historiens émérites de l'université, l'ont mis sur mon imagination fertile, renifla-t-il avec mépris. Malgré les preuves que j'ai apportées par de la documentation croisée, ces imbéciles attendaient de moi des preuves matérielles, physiques. « Concrètes » qu'ils disaient, comme si je pouvais générer par la pensée les effets personnels d'un archimage ou ses ossements. Et encore, pas sûr qu'ils aient la moindre différence avec les os blanchis d'un homme normal ! Un macchabée antique et archimagique reste un macchabée, grogna-t-il avec humeur.
Sentant qu'il s'emballait, Rey s'exhorta au calme. Il ne ruinerait pas son image auprès de Rudy à cause de parfaits ignares ! À moins que ce soit trop tard, à en juger par la mine effarée de son interlocuteur...
— Bref, j'ai fait fi de leur avis et poursuivi mon enquête.
— Et qu'as-tu découvert ? le pressa son « auditoire ».
Le voir réceptif, captivé même, allégea le cœur de Rey. Aux yeux de l'objet de ses fantasmes, il n'avait pas revêtu le manteau de l'affabulation et cela comptait beaucoup. Il continua son récit avec plus d'entrain, malgré la chose désolante qu'il s'apprêtait à énoncer.
— Ceux qui ont instauré cette horrible chasse, il y a mille-deux-cents ans, étaient des gens veules et jaloux du savoir des archimages mais incapables de se l'approprier. La société archimagique était très secrète et à raison. Je suppute que la convoitise, l'ignorance et la frustration ont insufflé la peur qui a engendré une extermination. Je reste persuadé que ce n'était pas une mauvaise chose que les archimages aient été tatillons sur leur héritage. Le savoir est une arme dangereuse qui ne doit pas transiter entre toutes les mains.
Rudy accueillit la déclaration avec solennité. Une boule se logea dans sa gorge comme naissait le sentiment d'être à l'orée d'un tournant décisif de son existence. Il le sentait au plus profond de lui. Était-ce la raison pour laquelle il se devait d'aller à Raam ? Il se souvenait encore de la véhémence avec laquelle il l'avait exigé à Père.
« Je me dois d'aller à Raam. »
Il revint au verre singulier de la coupole de ce palais plus étrange qu'il ne le laissait transparaitre.
— C'était un secret. Pourquoi me l'avoir confié ?
Rey haussa les épaules, soudain timide.
— Ça nous fait un secret en commun. Et tu es le premier à me croire.
Il était aussi convaincu que Red lui accorderait du crédit. Mais le roi avait plus prioritaire sur les bras que de s'adonner à l'étude d'un passé révolu. Sa découverte, hélas, n'aidait pas Maar à se sortir de sa situation précaire.
Dans l'attente d'une réaction, Rey observa Rudy en silence. Sa contemplation le perdit dans les lignes harmonieuses de son visage. Il s'attarda sur sa blondeur qui se colorait des reflets rosés du soleil à travers le verre dénaturé. L'héritier White lui apparut alors nimbé d'un halo pâle et doré. Un clignement d'yeux et la vision s'évanouit. Là, son imagination fertile lui jouait effectivement des tours ! Qui était ce jeune homme en réalité, qui exerçait sur lui un tel magnétisme, au point de le pousser à dévoiler sans réserve ses secrets ? Pourquoi Rudy le fascinait-il autant ?
Cédant à sa pulsion, Rey se rapprocha de Rudy, qui semblait subjugué par le verre, et apposa lentement sa main contre la sienne. Ainsi, il touchait le toit par « procuration ». Il avait tant rêvé de le faire.
— Mes expérimentations et mes recherches m'ont amené à la conclusion qu'on ne peut retirer les rubis que par une autre méthode d'archimagie.
Il chuchotait à l'oreille de Rudy, de crainte que le son de sa voix brise l'ambiance intime.
— En l'absence d'archimage maîtrisant cette technique, ces rubis sont bel et bien inaptes à éponger les dettes de Maar. Lorsqu'on force le contact, j'ignore qui du verre ou du rubis nous repousse. Toujours est-il qu'on se prend une décharge. Celle qui m'a brûlé tout à l'heure. Je ne m'explique donc pas pourquoi ça ne te fait absolument rien.
Enfin, il commençait à nourrir une petite idée. Seulement, cette hypothèse, la plus improbable de toutes, lui donnait le vertige. Les archimages avaient disparu il y a plus de mille ans ! Alors qui es-tu, Rudy Leblanc ?
Rudy ne pipa mot. Rey avait tout faux. Cela ne lui faisait pas absolument rien. Il ferma les yeux et se plongea entièrement dans sa communion avec le verre. Qui savait s'il ne pouvait pas amener la structure à communiquer avec Rey ? Il était le liant entre cet objet issu du savoir-faire archimage et l'être à l'avidité intellectuelle séduisante qu'était le Grand Banquier. Il devait bien cela à Rey, en récompense de cette révélation qu'il n'aurait jamais sue autrement. Rey ne comprenait pas pourquoi ni comment il lui était possible de toucher cet artefact, de toute évidence « magique », parce qu'il lui manquait des données. Des informations que Rudy soupçonnait avoir toujours eue en sa possession, sans en saisir le sens.
Supposons que Rey dise vrai, possédait-il dans ce cas un don d'archimage ? Était-il venu à Raam dans le but inconscient de trouver réponse à ses questions existentielles ? Sa mère était-elle une descendante d'archimage qui s'ignorait ? La prédisposition à l'archimagie se transmettait-elle par le sang ? Admettait-elle les sauts de générations ? L'hérédité savait se montrer capricieuse. Était-ce pour cela que sa génitrice ignorait de nombreuses choses à son propre sujet ? Avait-elle eu une ascendance normale ? Avait-elle été la seule « divergente » dans sa famille, au point de croire qu'elle était une graine de sorcière ?
Sa mère ignorait tout cela car elle avait été adoptée. Quant à cette engeance aux pouvoirs sorciers, elle était très mal considérée et pas uniquement en Maar. Logique qu'elle en ait fait un tabou. Pour cause, durant des siècles, la connaissance populaire s'était avilie, confondant l'archimagie avec la sorcellerie. Sans Rey, Rudy ne l'aurait jamais compris. Alors le minimum de reconnaissance était de lui transmettre ces volutes de chaleur bienfaisantes à travers sa main.
« Prends garde ! »
Rudy cilla. Le verre venait de lui parler. Aussi absurde que cela puisse paraître, le toit s'était adressé à lui ! Il en avait la certitude, cet objet communiquait ! Ce n'est alors qu'il réalisa : le toit possédait une aura. Lui apparut une autre révélation. Les artefacts « magiques » possédaient tous une aura. Certaines choses que l'on croyait inertes regorgeaient d'énergie ; elles l'héritaient probablement de leur concepteur ou propriétaire.
L'écho de sa communion avec la coupole lui précisa que cette rémanence astrale s'assimilait à la mémoire de l'objet, ses souvenirs. Pour l'imager, les toits de rubis avaient développé une forme de pensées à travers les siècles à la suite du traitement archimagique. Rares étaient les hommes et femmes naissant avec le don de les lire. Rudy en était un. Le gigantesque joyau couronnant la tour Écarlate avait été un témoin incontestable de l'Histoire, comme nombre d'édifices érigés depuis la nuit des temps par les archimages. Cependant, « l'objet » le mettait en garde.
Pourquoi ? En garde contre quoi ? Rudy s'apprêtait-il à acquérir un savoir dont il n'était pas le légataire ? Était-il indigne de lire la mémoire du toit du palais de Rubis ?
« Prends garde, fils ignorant. »
La voix plus distincte, l'avertissement se fit plus acerbe. Rudy reconnut celle de sa mère. Le choc l'expulsa de son corps.
*
Palais de Rubis
Légende
Anneau intérieur (magenta)
P : tour Pourpre = appartements royaux (ancien gynécée)
AS : tour de l'Alliance Sanguine = appartement des invités (anciens appartements royaux)
AE : tour de l'Alliance Éternelle = nouveau gynécée.
Anneau intermédiaire (rouge)
D : tour du Dragon = salle du trône + bureaux des fonctionnaires royaux
I : tour d'Ivoire = appartements de la domesticité + « cuisines » royales
E : tour Écarlate = salle de réception, de bal.
Anneau extérieur (noir/liséré)
V.R : Village royal, donne sur les vergers à l'ouest (vert) et les pâturages à l'est (beige)
T : tour Tulipe = hospice + droguerie ; donne sur les jardins botaniques (bleu)
B : tour Blanche = lieu de culte des 4 sanctuaires H, V, N, S pour Hayden, Vestis, Nior, Saunes respectivement divinité Élémentaire de l'Air, de la Terre, de l'Eau et du Feu (position géographique des sanctuaires en affiliation avec les 4 portes)
F : tour de Feu = casernes militaires + terrain d'entraînement + geôles
A : Amphithéâtres + une partie du campus universitaire
U : U.R.A (Université Royale d'Aram) + Grande Bibliothèque royale + campus.
Ceinture de Nior (bleu foncé/bleu cyan) = douves inondées
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