✤ IV - Effervescence ✤ 4/5
🎵 Opening : Thomas Bergersen ~ Starvation
Edit du 07/09/2024
◢Chapitre IV : Effervescence (partie 4)◣
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Palais de Rubis – tour du Dragon, bureau du Grand Banquier
Les portes du bureau du Grand Banquier s'ouvrirent sur le roi accompagné de la prima Vestis et du capitaine Lou-Ahn. Zilla leva les yeux des notes éparpillés sur la table, puis étudia sa mise. Elle grimaça à ses bottes poussiéreuses et aux manches jaunies de sueur de sa chemise. Son enquête l'avait trimballée par monts et par vaux et elle rêvait d'un bain quand la convocation royale lui tombait dessus. Le capitaine Lou-Ahn l'impressionnait, quand elle ne l'intimidait pas. À toute heure du jour ou de la nuit, cette guerrière semblait parée au combat, sinon tirée à quatre épingles dans son uniforme à la cape de brocart rouge cinabre si identifiable des membres du Cordon Rouge. Pourtant, la charge de travail de Lou-Ahn en échevèlerait plus d'un. Zilla enviait les membres de la garde personnelle du roi. Elle trouvait son travail d'espionne solitaire, au point de se languir de la camaraderie des soldats de la Légion Rouge ; non que la sororité des Prêtresses du Culte de Vestis l'ennuie. Sa consœur Cassandra la ramena à des considérations pressantes.
— Pour prouver l'existence de ce trafic inhumain, Majesté, Zilla a suivi la trace de l'argent. Elle a dû solliciter Rey et Grand Conseiller Korgan leur a apporté une aide précieuse.
— Ils enquêtaient déjà sur les dernières affaires de détournement de fonds, y lier celle-ci m'a semblé fort à propos, expliqua Zilla.
— Sa requête nous aura amenés à collecter des éléments accablants, maugréa Korgan. Le sénateur Gérard Hilaires a trempé dans les transactions occultes chapeautés par Lucas Levy.
— A-t-il vidé son sac ou continue-t-on encore de le purger de son suc ? demanda Red.
— S'il dissimule toujours des informations, il les crachera. On tirerait les vers du nez d'une tombe avec les méthodes du Triumvir Jeff, Majesté, assura Zilla.
Appréciant peu l'admiration dans sa réplique, Red maudit son Second Conseiller pour avoir charmé la plupart des Prêtresses Vestis.
— Tirer les vers du nez d'une tombe n'est pas le plus dur, un caveau mortuaire peut regorger d'asticots. En attendant, ses méthodes n'ont rien arraché à l'autre espionne sandriane, Narsha, glissa-t-il, aigre.
Jeff ne pouvait plus s'y atteler en personne, maintenant qu'il avait été assigné à la gouvernance de la cité maritime d'Esa à défaut d'une mise à pied.
— Et s'il n'y avait rien de significatif à tirer de cette espionne ? tenta Rey.
— Une hypothèse bien naïve, tout le monde a des secrets, dit Lou-Ahn. Et ce n'est jamais beau quand ils éclaboussent à la lumière du jour.
Rey se sentit fort jugé. Faisait-elle allusion à sa regrettable liaison avec son ex-secrétaire, Lucas Levy ? Une erreur de jugement mortifiante.
— Trêve de digression, dit Korgan. Le sénateur Hilaires a été personnellement nommé par feu le roi Henri au poste de Représentant du Commerce Externe de Maar. En supervisant les échanges avec Lima, Baylor et Minerya, il a amassé une richesse qui lui permet aujourd'hui de soutenir et financer de nombreuses entreprises via sa fondation, l'Hôtel du Comptoir Hilaires. Parmi ses obligés, les Meiridies à la tête de la Chambre de Commerce et plus d'une cinquantaine de commerçants bien positionnés dans la Guilde Marchande d'Aram.
— Il va sans dire qu'il a généré de l'emploi. C'est la principale raison pour laquelle je le maintiens à son poste, bien qu'il soit un fervent partisan de feu votre père, Majesté, dit Rey.
Depuis sa prise de fonction, le Grand Banquier Royal clairsemait les rangs du Ministère du Trésor en déracinant les plantes corrompues. Gérard Hilaires échappait à ce désherbage. Sans compter que Rey risquait de compromettre les affaires de son propre père en s'aliénant cet homme. Marshall Lee-Cooper présidait la Chambre de Commerce de la cité de Pizê, en plus de diriger un réseau d'importations et exportations bien assis. En y étant motivé, le sénateur Hilaires saurait contrarier la Compagnie Lee-Cooper et ses succursales par l'entremise de la Guilde Marchande d'Aram en faisant pression sur Ian Meiridies.
— À première vue, il apporte une contribution économique. Où donc le bât blesse ? demanda Red.
— Les intérêts de Maar ne l'emportent pas sur les siens. Son poste officiel lui sert davantage à couvrir des sorties inexpliquées d'argent et à blanchir de l'argent sale, expliqua Rey. Des aveux de Lucas, confirmés par les registres portés à la procédure, Sénateur Hilaires et ses fils ont reçu d'importantes sommes puisées dans les coffres du Trésor. En faisant les comptes, j'en suis arrivé à neuf-cent-quatre-vingt-dix-huit millions de maarks détournés en douze ans. Et encore, cela ne concerne que les fonds admettant une traçabilité. Cette dernière a été très mal tenue durant le règne d'Henri.
— Bonté divine, les coffres du Trésor sont une véritable passoire ! jura Cassandra.
Rey renifla, amer.
— Une passoire ? Difficile de faire « passer » des liquidités quand le Trésor est vide et la Banque Royale est sous la créance de banques étrangères. C'est à peine si j'ai allégé le désastre en soldant notre dette auprès des cartels de la péninsule sud de Mô'Lar, contractée par le roi Henri. En fin de compte, c'était pour s'endetter auprès de la Banque de Gemme de Minerya.
Red cilla. Malgré lui, il tenta d'envisager une perspective moins accablante. Entre deux maux, le moindre mal restait préférable.
— Je cauchemarderai moins de savoir Maar débitrice d'une banque décente plutôt que de cartels mô'larians aux trafics morbides.
— Jusqu'à quel point le sénateur devient-il nuisible ? s'enquit Cassandra.
À ses sourcils froncés et son visage fermé, Red devina qu'elle ne serait pas contre l'éradication du nuisible. Une doublure digne de sa personne, songea-t-il.
— Disons que si l'on pouvait récupérer la totalité de la somme qu'il a détournée, on solderait de moitié notre dette auprès de Minerya, dit Rey, écœuré.
Pensif, Korgan avança :
— Pour Minerya, je serais enclin à amortir une part de dette via des accords à l'amiable ou par des échanges de bons procédés. Comme envisager une liaison diplomatique sous la forme d'un mariage. Son altesse Dilan est toujours sans promise, et puisque sa Majesté a déjà soulevé la question de son mariage, cela répondrait à votre volonté de rendre votre frère utile.
— Si cela peut aider, d'après les bruits de couloirs, aucune courtisane ou fille de haute caste n'aurait attiré son attention, révéla Zilla. C'est difficile à comprendre. Il est bel homme, il n'aurait aucun mal à séduire !
Korgan se retint de pouffer comme Red la toisait. Avait-elle des vues sur son frère en plus de son attirance mal dissimulée pour la capitaine Lou-Ahn ? Tant qu'elle portait son sacerdoce, une Prêtresse Vestis ne devait en aucun cas envisager l'hyménée. De manière paradoxale, ces femmes nubiles dévouées au culte de la déesse de l'abondance et de la fertilité attendaient de sortir de l'Ordre pour fonder une famille.
— Si sa Majesté valide cette proposition, j'en déduis que la priorité va à la solvabilité de notre dette auprès de Lima, dit Rey. Plus vite Maar se débarrassera de cette sangsue, mieux elle se portera.
— Avons-nous la garantie d'obtenir cet argent en exigeant au Sénateur Hilaires de rembourser ce qu'il a dérobé ? demanda Red.
— Je crains que non, maugréa Rey. Une part de ces fonds a été dilapidée par des individus n'étant plus de ce monde : son Altesse Dorien, son homme-lige Sloan, le roi Henri pour citer les figures marquantes. Un bon tronçon de la piste se refroidit. De prime abord, ces sorties de liquidités servaient des objectifs non connectés à Maar. Mais en creusant, nous avons décelé les contours d'une machination à plus grande échelle.
Il feuilleta deux énormes registres de compte, dont l'un aux pages jaunies par les ans. Du doigt, Rey pointa différentes entrées notées d'une main appliquée, datant de quelques mois à une poignée d'années.
— Légalement, le financement d'opérations commerciales extérieures menées par Sénateur Hilaires justifiait ces sorties de liquidités. Mais ces sommes rémunéraient Sloan avec l'approbation du prince Dorien. Sloan qui, apparemment, entretenait des maitresses au royaume de Baylor. La question est : pourquoi entretenir des résidantes aussi éloignées ? Pour justifier ses nombreuses virées à Baylor ou pour faire diversion ?
— Ce soupçon a aiguillé mes recherches dans les archives des généalogies des clans maarians comme tu l'as demandé, Red, enchaina Korgan. Ton intuition était juste. Sloan Hudson est une identité fabriquée : il n'est jamais né en Maar, il était originaire de Baylor. D'après mes enquêteurs, on l'y connaissait sous le nom d'Allen Van der Litz.
Red se redressa dans son siège.
— Jay a évoqué ce nom...
— Il est fort possible que le vrai Van Der Litz était Sloan. L'homme avec qui il échangeait tenait lieu de doublure ou agissait par dérogation. Et Van Der Litz aurait ses entrées au palais de Baylor, en gérant un réseau de proxénétisme et marchands d'esclaves.
— Quelle est la pertinence de ces informations ? s'enquit Red.
— J'ai mis les frères Yoshikawa dessus.
Autrement dit, pertinence élevée. Les états de service des jumeaux Ayame et Ayato Yoshikawa, espions à la solde du Grand Red, parlaient d'excellence. Red en eut la chair de poule de découvrir jusqu'où un transfuge de Baylor comme Sloan avait infiltré les cercles de la noblesse proches de la royauté. Et ce, durant des années. Ingérence de la monarchie bayloriane ? Dorien et sa convoitise portaient-ils seuls le blâme de cette machination, ou cette intrigue remontait-elle au vivant d'Henri ? Les révélations de Rey tendaient à valider un commerce bien plus vieux.
— Des aveux de Lucas, Sénateur Hilaires créait des rapports de fausses missions, et l'argent reçu du Trésor récompensait Sloan en cadeaux d'une valeur de plusieurs centaines de milliers de maarks, quand cela ne payait pas des esclaves sexuels liés au trafic de prostitution sur lequel enquête Zilla. J'admets aussi la possibilité que le prince Dorien recevait l'aide de Baylor en échange d'un financement... je suppose, dans le but de vous évincer, Majesté.
— Qu'y aurait gagné Baylor ? émit Red, à peine surpris.
— La vassalité de Maar ? supputa Korgan. Les motivations restent floues. Contrairement au roi Bosco et Lima, l'Impérateur Arrow et Baylor assument rarement leur convoitise de Maar.
— Il ne fait aucun doute qu'affaiblir Maar est l'une des finalités. Le dernier paiement a eu lieu quelques jours avant le sabotage du pont Merlion, confirma Rey.
Red se pinça l'arête du nez.
— Pour dénouer les nœuds de cette pelote, Gérard Hilaires devrait comparaitre devant la cour. Mais encore faut-il disposer d'éléments irréfutables l'incriminant dans le trafic d'esclaves.
— Si ses fils sont impliqués, l'armée navale maarianne se verra amputée d'un vice-amiral, Majesté, prévint Lou-Ahn. Gil Hilaires est un haut gradé de la marine. Je n'aimerais pas être un oiseau de mauvais augure, mais s'il était jugé coupable, ses accointances avec l'Amiral Zafeìris pourrait nous aliéner ce dernier.
Or l'Amiral Sisley Zafeìris tenait un poste clé à la frontière maritime nord-ouest de Maar. Les fondements de l'intuition de Timothy sur l'intégrité compromise de la base navale de Seav se solidifiaient, songea Red, écœuré.
— Pour en revenir au Vice-amiral Hilaires, il était pressenti comme fiancé de Heidi Meiridies, la petite-fille du chef de la Chambre de Commerce d'Aram, jusqu'à ce que Rudy Leblanc se présente comme un meilleur parti, révéla Cassandra.
Rey leva le nez.
— Rudy Leblanc s'est fiancé ? demanda-t-il, circonspect.
— Étrange, fit Zilla. Ce Gil a souvent été vu en public au bras de différentes courtisanes, il en change comme de chemise. À quand remontent cette annonce de fiançailles entre Heidi et lui ?
— Cet accord marital Hilaires-Meiridies est-il vraiment officiel ? s'enquit Rey. Les liens entre ces deux maisons sont d'ordre commercial, j'ignorais que la Guilde Marchande d'Aram comptait marier sa potentielle héritière à la famille Hilaires. Cette situation portera le nom de désastre financier si ce mariage a lieu.
— C'est donc une bonne chose que les fiançailles avec l'héritier Leblanc aient ajourné cette transaction, dit Korgan.
Rey ne partageait pas cet avis. Cependant, aucun argument rationnel ne lui vint, son for intérieur concentré à ne pas trahir l'émotion causée par un violent pincement au cœur devant cette nouvelle.
Annoncé par son pas alerte, un page conduit par un agent du Trésor pénétra dans l'office du Grand Banquier. Red reconnut le porteur du message aux taches de rousseur de son visage.
— Majesté, la cour requiert d'urgence votre jugement. Son altesse Dilan a demandé une comparution en justice du Gouverneur d'Orsei à la suite d'une plainte déposée par la Maison Meiridies qui accuse le gouverneur Leblanc de retenir son héritière captive au sein même du palais. Les chefs d'inculpation se sont alourdis quand le Vice-amiral Gil Hilaires, puiné du Sénateur Hilaires, a accusé Rudy Leblanc d'agression sur sa fiancée, sous le toit même de son grand-père et patriarche Ian Meiridies. Le cas impliquant désormais un sénateur, un gouverneur, un vice-amiral et un chef de Guilde, la présidence de sa majesté est, de facto, requise.
Nikki reprit son souffle après sa longue tirade. Red marmonna un juron entre ses dents. Une fois de plus, Dilan nourrissait le désordre avec ses décisions arbitraires sans le consulter. Le plus triste dans cette histoire ? Son frère pensait bien faire. De tels accusations méritaient en effet une audience à la Cour de Justice Royale. Or Red trouva l'occurrence de ce procès suspect. Il ne misait jamais sur sa chance, elle n'était pas bonne partenaire.
— Moi qui voulait faire comparaitre Gerard Hilaires, me voilà donc à nier les aléas de la coïncidence et de la providence, ironisa-t-il. Cela dit, je peine à croire que Dean Leblanc donne dans le genre de crime dont on l'accuse. Du moins, pas sans motif ultérieur...
Il avait bien vu Heidi Meiridies au palais. Voilà une occasion de faire d'une pierre plusieurs coups. Il déroula le petit parchemin sur lequel il avait noté une motion, la compléta, puis la tendit à Korgan. Il rédigea ensuite une note qu'il tamponna de son sceau personnel et la remit au page.
— Faites annuler la séance actuelle et prévenez son altesse Dilan qu'une session extraordinaire sera tenue le lendemain. Annoncez leur convocation aux différents partis.
*
Palais de Rubis – amphithéâtre jouxtant l'Université Royale
Dans l'amphithéâtre où se tenaient nombres de représentations dédiées à l'amusement de la noblesse, s'illustraient parfois des plaidoyers remarquables de la Cour de Justice Royale. Un éventail d'individus influents chauffait les gradins : une centaine de Maarians bien nés, parmi lesquels les convoqués à la session. Derrière ces rangs se dissimulaient une brochette d'individus apeurés. Depuis leurs hauts sièges, les sénateurs impressionnaient dans leur tenu d'apparat au large col blanc. La bande en fourrure d'hermine aux attaches en argent harmonisait le vêtement de fonction, porté par-dessus des atours outrageusement luxueux, et accentuait l'appartenance à la seconde institution politique la plus lourde du royaume.
Le Triumvirat, premier corps du gouvernement restreint, était représenté par Korgan seul. De temps en temps, l'or de la torque symbole de sa fonction reflétait les rares rayons du soleil échappés d'un ciel grisâtre. À ses côtés, Sacha, dans sa robe brodée de perles, était la seule femme assise dans l'espace réservé aux dignitaires aramians. Les White saisissaient enfin à quel point elle était proche de sa Majesté. Le reste de la cour constituait les trois-quarts de l'assemblée, donnant à l'auditoire une allure panachée tant les accoutrements de riche confection se mariaient dans une désharmonie criarde. Dean les considéra. Leur présence octroyait à la séance de plaidoirie le caractère d'une exhibition publique. D'une mascarade. Il se serait cru au théâtre. De fait, il y était. Il aurait préféré un comité restreint mais en fin de compte, cela arrangeait ses affaires. À Raam, faisons comme les Raamians. Néanmoins, faisons-le avec la classe orseiane.
Les Orseians ne constituaient qu'un trio. Dean aurait pu se passer de Yakim et Chayton mais un peu de soutien ne nuisait pas. Ses accompagnateurs en imposaient par leur carrure et leur prestance. Soigner sa présentation rehaussait la qualité du spectacle. Il avait ordonné à Rudy de ne pas se présenter, non sans déplorer le contretemps ayant empêché son fils d'obtenir une audience préalable avec le roi. Sonder l'aura de sa Majesté Red lui aurait donné plus de cartes à jouer.
Contre toute attente, Rudy s'était montré docile, quitte à désobéir à une convocation royale. Dean soupçonnait son fils d'éviter l'inconfort qu'auraient provoqué les effluves d'auras agitées dans une si grande salle. Si Dean devait décrire la sienne à cet instant, basé sur le don étrange de son fils, il dirait son aura « neutre ». Il ne ressentait aucune excitation, en dépit de son sentiment d'anticipation. Comme s'il savait déjà l'issue de la séance et consacrait sa réflexion ailleurs.
Dean et Red avaient très peu interagi depuis l'arrivée de la députation White. Même si cela arrangeait les affaires de Dean, il ne pouvait s'empêcher de croire que Red l'évitait délibérément. Comment le roi prendrait-il son ingérence dans les affaires de la cour ? Son orgueil s'en retrouverait-il lésé ? Et si cela s'avérait, est-ce que Dean en tiendrait compte ? En toute honnêteté, les états d'âme du roi concernant ce procès lui importaient peu. Rudy disait leur monarque mal entouré. Eh bien, ma prima royale m'en devra une quand j'aurai dépollué son entourage. La plupart des acteurs du trafic de gamines sont réunis. Ne reste plus qu'à dérouler la liste des preuves accablantes.
Le roi fit son entrée. L'absence de son Altesse Dilan dans sa suite ne surprit pas la cour. Ces deux frères n'avaient jamais présidé une audience ensemble depuis l'investiture du roi Andy Rell.
— Châtiment du félon et récompense du féal échoient au roi, déclara Red d'un ton solennel. Maitre Benetton, annoncez le premier motif de cette session.
Le tabellion dégagea les manches de sa livrée alourdie de broderie en fil d'or, déplia un long rouleau et lut la note tenue à bout de bars d'un air ampoulé :
— Le Gouverneur d'Orsei et son héritier ont été nommés dans le cadre d'un litige porté devant la Cour de Justice Royale de Maar, entre la Maison Meiridies, Dean Lightfoot et Rudy Leblanc. La première, à la tête de la Guilde marchande d'Aram, accuserait les seconds d'avoir enlevé leur héritière Heidi Meiridies et de l'avoir retenue au palais de Rubis dans les quartiers leur étant gracieusement alloués par sa Majesté. À cette accusation s'ajoute le témoignage de Gil Hilaires, fils du Sénateur Hilaires, qui soutient que l'héritier Leblanc l'a agressé alors qu'il intervenait sur la scène d'un abus perpétré sur sa promise, la susnommée Heidi Meiridies, par ledit Leblanc.
Dean se garda de regarder Chayton et Yakim. Les deux hommes se pinçaient fortement les lèvres dans une tentative admirable de contenir leur rire.
— De son côté, le Gouverneur Dean Leblanc fonde sa plaidoirie sur le témoignage de plaignantes désormais sous sa protection. Âgées de huit à dix-huit ans, elles seraient victimes d'un réseau de proxénétisme chapeauté par la Maison Hilaires.
L'accusation déclencha un vacarme indigné du côté des Hilaires.
— De grâce, veuillez ne pas changer ce lieu en souk sandrian, déclara Dean en quittant son siège.
Sa voix, bien qu'égale, porta sous la coupole de verre modulant l'acoustique et protégeant l'amphithéâtre et la scène des intempéries. Cela trahissait une habitude oratoire ; le Gouverneur d'Orsei était coutumier de la prise de parole en public et dans de grands espaces. Tel un prêtre dominant une nef de sa présence, il se planta au milieu de la fosse où se serait tenu un orchestre, conscient d'attirer l'attention. Devant un auditoire curieux, on le sentait prêt à endosser son rôle. Seulement, Dean n'était pas homme à s'en tenir au rôle que lui avait écrit la haute société aramiane. Il venait bousculer ces gens et leur confort sans s'excuser.
— Soyons efficace, voulez-vous ? Pour les accusations portées à mon encontre, je plaide naturellement non coupable. Et il va de soi que mon fils est l'innocence incarnée. Cette affaire sera vite pliée une fois la version des victimes exposées. Avec votre permission, Majesté, pouvons-nous faire comparoir les concernées ?
Depuis son trône au centre de l'estrade, Red toisa Dean. Cet homme lui demandait la permission uniquement quand il était certain de la réponse positive du souverain. De quoi laisser Red peu enclin à lui accorder sa doléance ; réaction au demeurant très puérile. De mauvaise grâce, il acquiesça. Dean eut un sourire en coin, conscient de la réticence royale.
La première à s'avancer, Heidi, se présenta dans une robe splendide, plutôt près du corps à la mode orseiane, et dont les nuances violettes du drapé faisaient un clin d'œil à la livrée de Barde. Chayton cilla.
— Ce penchant pour la théâtralité est nouveau, Dean... Dois-je m'inquiéter de l'impact de notre séjour dans la capitale des apparats et des apparences sur tes goûts ?
— Ce n'est que l'expression de mon ambition de rafraichir les institutions vieillottes de Maar. Vu ce qu'il a fait des Prêtresses Vestis, le roi sera bien hypocrite de m'en tenir rigueur.
De son côté, Heidi dissimulait mal son excitation. On la dirait heureuse de se trouver là, tenant son violon d'une main et balançant son archer de gauche à droite tel une caricature de baguette de chef d'orchestre.
— Mon heure est venue ? demanda-t-elle.
— Pas encore, ma Nymphe, dit Dean.
Elle fit la moue.
— Vous m'aviez promis une occasion de me représenter devant sa Majesté.
Dans l'audience, des sourcils se froncèrent. Avait-elle conscience de se trouver à un procès ? Elle dénicha son père dans les gradins et le salua de la main telle une gamine ravie. Soudain, Dean demanda à l'assemblée :
— Son humeur guillerette vous laisse-t-elle penser à une prise d'otage ? Est-ce la seule conclusion recevable ?
Un homme d'un certain âge se racla la gorge en se levant.
— Je suis peiné de le dire mais ma petite-fille est plutôt naïve, pour ne pas dire simple d'esprit. Il est aisé d'abuser de sa confiance, déclara Ian Meiridies.
Heidi le dévisagea, outrée.
— Grand-papa, ce n'est pas correct de me présenter ainsi, sauf si ton but est d'embarrasser ta petite-fille devant sa Majesté !
— Isadora, la situation n'est pas propice pour tes caprices ! gronda Ian, sévère.
— Que signifie ce cirque ? tonna Red.
— Majesté, commença Ian, inquiété par l'agacement du roi. Ma petite...
Il ne finit pas sa phrase, coupé par la prise de parole de son propre fils, à sa grande surprise.
— Majesté, j'implore votre miséricorde. Je pense que mon père a été induit en erreur par les fausses accusations du Vice-amiral Hilaires. De fait, j'ai discuté avec ma fille pas plus tard que l'avant-veille et elle se plait dans son nouvel habitat. Elle est particulièrement fascinée par le jardin royal.
— Valentin ? fit Ian, interloqué.
— J'ai découvert, à mon grand désarroi, que le prospect du mariage terrifie ma fille. Elle ambitionne de finir saltimbanque, et ce n'est pas un avenir qu'un père de ma condition envisage pour son unique fille. Le soir où son enlèvement présumé par l'héritier Leblanc aurait eu lieu coïncidait avec celui où elle prévoyait de fuguer et sillonner les routes après s'être inscrite à une Guilde de Bardes sous une identité forgée.
L'assemblée en fut choquée. D'autant plus qu'Heidi corrobora cela en exprimant son indignation.
— Ania t'a tout dit ? Elle était censée tenir cela secret !
— Ania est sa camériste, confirma Valentin, un brin gêné.
La concernée fut trainée devant l'audience en se tordant les mains, le masque du remord sur le visage.
— Mademoiselle, je suis vraiment désolée, plaida-t-elle.
Heidi l'étudia, suspicieuse et inquiète.
— Ils t'ont forcée à révéler mon secret ou as-tu trahi ma confiance ?
— Je m'inquiétais pour vous alors j'en ai parlé à votre père, confessa Ania, au bord des larmes. Je ne pouvais pas continuer à lui mentir de la sorte, vous comprenez ? Il se fait vraiment du mouron pour vous. Je suis terriblement navrée si j'ai bafoué votre confiance, Mademoiselle. Pardonnez à cette vieille femme angoissée pour sa protégée.
Les chuchotements des spectateurs allaient bon train.
— Mais alors, a-t-elle fugué ou a-t-elle été enlevée ?
— C'est honteux d'accuser un homme aussi digne que le Gouverneur d'Orsei d'une telle exaction.
— Ian Meiridies devient sénile, ma parole !
Valentin, tendu, évitait les yeux juges de son père et faisait un sacré effort pour ignorer les regards noirs et coupants que lui destinait le camp Hilaires.
— La méprise tient du fait que le Gouverneur Dean a joué les médiateurs dans le conflit entre une fille ayant soif d'émancipation et un père trop inquiet pour comprendre que la petite prunelle de ses yeux est devenue femme.
— Oh, Papa, fit Heidi, émue de voir que son père comprenait enfin.
Valentin lui sourit avec un brin d'amertume. Il n'avait pas voulu le réaliser ni le voir. Sa fille ressemblait de plus en plus à sa mère. Il se voilait la face, se cachant derrière l'originalité embarrassante de sa progéniture pour la cantonner dans ses robes de gamine extralucide. Heidi était devenue une jeune femme, une grande extralucide, qui affirmait sa volonté et osait enfin l'exprimer sans honte, sans craindre le jugement. Comme si elle avait accepté que le monde ne la comprendrait jamais et cela n'était pas un problème. Ce changement, Valentin l'avait vu en discutant avec elle dans les jardins royaux et en voyant l'interaction naturelle et effarante de sa fille avec le fils du Gouverneur.
En compagnie de Rudy Leblanc, Heidi apparaissait comme une jeune femme épanouie, peu soucieuse de l'avis d'autrui. Pour la première fois depuis le décès de sa précédente épouse, Valentin avait rencontré des individus ne montrant aucune une once de jugement devant Heidi. Des personnes lui évoquant sa regrettée Marishka, qui avait aimé leur enfant sans condition. Alors enfin avait-il compris à quel point il se trompait de voie.
— Le Gouverneur a suggéré un compromis. Que ma fille, si sa Majesté l'agrée et l'en juge digne, intègre le Couvent des Virtuoses de Nior en sa qualité de virtuose instrumentiste. Ce, en hommage à notre regrettée reine Tina qui fut une grâcieuse ambassadrice des Arts.
Valentin chercha l'approbation de Dean, plus comme un appel au secours, car Red, immobile dans son siège imposant, ne réagissait pas. Dean le soulagea de son inconfort.
— Je crains d'avoir été cavalier, Majesté, en suggérant que celle que l'on nomme Nymphe Musicale se représente devant la fine élite de Maar à la cour du Grand Red.
Red dévisageait Dean, étreint d'un sentiment désagréable. Jusqu'où cet homme avait-il orchestré cette mise en scène ? Le Gouverneur était le maitre marionnettiste incontesté de cette pièce. Pris d'un doute, il se demanda si l'idée de sa visite au Domaine des Femmes, suggérée par sa prima Vestis, ne venait pas en réalité de Dean. Il avait déjà été témoin du talent de la violoniste. Lui refuser un billet d'entrée dans le Couvent de Nior reviendrait à nier son don. Il y avait un hic. Le couvent recrutait des danseuses... Mais rien n'interdit de créer un spectacle de danse autour d'une somptueuse représentation de violon. Dean défiait le roi d'élargir ses horizons. Raison pour laquelle, par l'entremise de Valentin Meiridies, il rebaptisait l'historique Couvent des Danseuses en Couvent des Virtuoses de Nior.
Les gradins frémissaient d'anticipation. La renommée de la Nymphe Musicale ne s'était pas encore répandue dans toute la province mais la noblesse fréquentant les Meiridies avait eu vent de son talent. Refuser la représentation de l'artiste, même dans un lieu aussi inapproprié qu'un tribunal, générerait des frustrations en plus de nourrir l'impopularité du roi dans sa propre cour. Ce serait enfin une manière énervante d'enfler le succès de Dean, dont la popularité l'emportait de plus en plus sur celle de Red. Se sentant acculé, le roi se pinça les lèvres et acquiesça.
Heidi rayonna de bonheur. Red l'étudia. Elle ne semblait pas intimidée de centrer l'attention, encore moins troublée de se présenter devant le roi et sa garde imposante. Seuls son violon et la perspective d'en jouer avaient de l'importance. Yeux clos, Heidi prit une longue expiration puis projeta la première note. Le violon imposa le silence.
En ouverture s'éleva une mélopée lugubre et à la beauté macabre, au diapason du procès en cours. De manière étrange et pourtant très tangible, la symphonie inspira des hauts le cœur. Une gêne que personne n'osa interrompre de peur d'être lynché par une audience troublée. Heidi Mei avait un drôle de pouvoir entre les doigts : celui de puiser les émotions et les tisser dans les lignes de sa musique. Le malaise avait diffusé dans l'amphithéâtre, à en juger par les visages fermés quand d'autres fondaient en larmes. Certains ressentirent le besoin pressant de quitter les lieux, mais les battants avaient été clos et la garde royale en faction apparut soudain très dissuasive.
L'auditoire se retrouva piégé, obligé d'écouter une complainte qui s'essayait à relater la laideur du monde. La Nymphe Musicale leur insufflait sa vision de la réalité par le prisme de son talent. Une féérie lugubre tissée par une course de doigts, une limpidité du son et des arpèges enchanteurs. Soudain, la mélodie évolua. Tel un flot de colère tempétueux, les notes tirèrent profit de l'acoustique, enflèrent, enflèrent encore et portèrent la partition à son apogée. Par un léger effort d'imagination on voyait le tableau dépeint par la musique. Le cœur serré, nombre de spectateurs ne réalisèrent la fin de la représentation qu'aux premières acclamations.
Red se força à ravaler le nœud dans sa gorge. Comment une créature aussi guillerette pouvait exprimer autant de noirceur via un art qui forçait le respect par sa virtuosité ? Il ne faisait aucun doute : la reine Tina vivante, elle aurait poli ce diamant, l'aurait bichonné et n'aurait jamais laissé ce talent flétrir entre des mains souillées. Red descendit les marches de son trône. Comme aurait fait sa mère, il saisit le visage d'Heidi en coupe.
— Tes consœurs seront ravies de t'accueillir au Couvent.
— Je pourrai visiter le jardin du gynécée ?
— Tout ton saoul.
Le cri aigu et extatique d'Heidi stupéfia la salle. L'audience ne fut pas au bout de ses émotions quand le rire aérien de Red s'éleva. Un spectacle inouï et inédit.
— Avant de te libérer, éclaire-nous sur les accusations portées à l'endroit de Rudy Leblanc te concernant, dit Red, redevenu grave.
Heidi balaya soudain la salle d'un regard farouche.
— Je vois que ce couard de Gil n'a pas daigné se présenter, marmonna-t-elle.
Red, qui fut le seul à l'entendre, tiqua, étreint du sentiment que cette jeune femme à l'allure folklorique ne saurait pas feindre des émotions si obscures : de l'écœurement mêlée de colère. D'une voix forte, elle déclara :
— Ces accusations envers Rudy sont un ramassis de mensonges. Au contraire, c'est lui qui m'a tirée d'une mauvaise passe. Le soir même de la visite de Rudy, Gil comptait me déflorer pour que je sois contrainte de l'épouser. D'après lui, aucun homme ne voudrait de moi après cela, sauf lui.
Hoquet indigné de l'assistance. Après sa représentation sublime, nombres de spectateurs se sentaient des élans chevaleresques de protection envers la Nymphe Musicale. Mais Heidi ne cherchait pas à provoquer cette indignation par son discours. Elle ne songea même pas à vérifier qui feignait l'outrage ou affichait une expression de circonstance. Son propre écœurement se fondait sur d'autres considérations.
— Comme si j'avais besoin d'un homme dans ma vie quand j'ai déjà Papa et Grand-Papa. Rudy a mis Gil hors d'état de me nuire et a décidé qu'il subirait la justice du roi, alors que je voulais en finir avec l'infâme ! (Elle se tourna vers Dean, accusatrice.) Ce n'est pas faute d'avoir dit à Rudy de se débarrasser de lui, mais votre fils a fait la sourde oreille. Maintenant, Vestis seule sait où ce goujat se trouve et quelle autre victime sera à sa merci ! Remarque, ce n'est pas plus mal. En son absence, les filles seront moins terrifiées à l'idée de le dénoncer.
Sans attendre la réaction de Dean, elle revint à Red.
— Puis-je y aller, Majesté ? J'ai interrompu ma conversation avec vos azalées. Si vous saviez comme leurs histoires sont passionnantes ! Je vous les raconterai à l'occasion, s'il vous agrée.
Red la toisa d'un air torve. Valentin se pinça l'arête du nez, exaspéré et gêné. Cette fois, Dean échoua à contenir un pouffement de rire. Il feignit d'étudier l'armature métallique intriquée de la haute toiture comme Red l'interrogeait du regard. Se souvenant du lieu, le roi dompta sa curiosité. Cela le frappa alors. La violoniste le regardait et lui parlait sans déférence, à l'instar de Rudy et Dean, n'accordant aucune signification à son statut. Elle lui donnait du « Majesté » mais c'était une simple marque de politesse, comme l'on s'adresserait à un étranger en l'appelant « Monsieur ».
L'heure n'était pas à demander les comptes de cet irrespect public. Les déclarations d'Heidi faisaient froid dans le dos. Et le malaise du côté du Sénateur Hilaires devenait palpable.
— Sénateur, y a-t-il une raison expliquant l'absence de votre second fils, pourtant convoqué à cette audience ?
— Majesté, commença Gérard d'un ton mielleux, le Vice-amiral Hilaires a été retenu par des questions d'ordre militaire. Je crains de ne pas avoir l'expertise pour juger de leur importance...
— Soit, fit Red, caustique. Les accusations d'enlèvement d'Heidi Meiridies portées sur le Gouverneur Leblanc sont rejetées. De toute évidence, cela part d'un malentendu. Contestez-vous cela, Ian Meiridies ?
L'homme baissa la tête, plutôt confus et appréhensif.
— Non, Majesté.
— En l'absence de Gil Hilaires, reprit Red, ses accusations d'agression portées sur Rudy Leblanc sont déclarées nulles et non avenues. Contestez-vous cela, Sénateur ?
— Majesté, vous m'accorderez qu'il est difficile de donner du crédit aux dires d'une extralucide convaincue que les plantes ont de la conversation, avança Gérard.
— Je ne vous accorde rien. Je vous informe qu'en n'ayant pas répondu à la convocation à cette session judiciaire, Gil Hilaires a renoncé à son droit de défendre sa cause.
Gérard serra les poings, détourna le regard mais osa émettre son avis :
— Dans ce cas, il en va de même pour Rudy Leblanc. Il s'agit-là d'une décision arbitraire, Majesté.
Red nota la sueur à son front. Son langage corporel disait un mélange de colère, d'humiliation, de dédain et de crainte. Red dévisagea Dean qui soutint son regard. J'ignore à quoi tu joues, mais je n'aurai aucun scrupule à t'utiliser comme désherbant dans mon jardin envahi de plantes vénéneuses. La question était de savoir quel tribut réclamerait Dean, et Red refusait de redouter ce prix. On disait les Leblanc impitoyables créanciers s'assurant toujours que leurs débiteurs paient leurs dettes. Le roi deviendrait-il un obligé du Gouverneur d'Orsei si Dean déracinait l'ivraie de sa pelouse ? Il renifla. Un moissonneur remerciait peut-être sa faux et se sentait reconnaissant mais jamais ne se jugeait redevable envers son instrument de labeur.
— Poursuivons.
Ce jour-là, le procès ne signa pas seulement la descente aux enfers du Sénateur Hilaires. Nombre de nobles et noms influents à la cour virent s'écrire les premiers chapitres de leur déchéance quand des documents officiels étayèrent les témoignages des propres gens de leur maisonnée.
Vinelda, une gouvernante du domaine Hilaires, relata sa rencontre avec deux jeunes filles de moins de quinze étés, que Gil aurait fait venir par bateau pour l'anniversaire d'un de ses amis de la Marine, par l'intermédiaire de Ian Meiridies.
— C'était un cadeau, une surprise, dit Vinelda d'une voix basse. Elles venaient de Lima. Je les ai vues, j'ai été chargée de les apprêter. Je comprends un peu le liman, vous voyez. Elles m'ont raconté comment messire Gil Hilaires les avait achetées. Elles avaient été vendues par leurs parents qui se faisaient passer pour des commerçants de textile. Et Messire Ian Meiridies a acheminé la marchandise en croyant qu'il s'agissait d'un caisson rempli de linge fragile.
— Comment ose-tu ?!
La tentative d'intimidation de Gérard Hilaires n'eut aucun effet. Malgré son dos vouté par la peur, Vinelda avait le regard haineux de cette domesticité qui haïssait son employeur. Il ne fallut qu'additionner deux et deux pour comprendre d'où venaient les stigmates et cicatrices qu'elle tentait de dissimuler derrière sa longue robe à la coupe lugubre et au col haut.
Quand elles n'étaient pas achetées comme esclaves, les victimes ou tuteurs de ces dernières étaient trompées par de fausses promesse d'embauche au poste de domestique d'une famille noble. Les Hilaires jouaient de leur réseau, de leur argent et des perspectives de carrière censées soustraire les victimes de leur médiocrité sociale. Sans surprise, les parents ou les concernés avaient besoin d'argent.
Il avait suffi de trouver une domestique aigrie et brutalisée pour remonter une piste riche en squelettes à exhumer. Les hommes de Dean, Iris et Rick, n'avaient pas lésiner sur leurs moyens pour délier des langues ; une lourde bourse ou la promesse de la protection du Gouverneur d'Orsei finissant de convaincre les plus effarouchés. Une aubaine que la popularité du chef White ait dépassé les limites de sa contrée sud.
Une jeune femme affirma avoir eu à plusieurs occasions des relations sexuelles avec le régisseur de Seav, auxquelles Gil l'aurait contrainte. À l'époque, elle avait treize ans. Roślina, désormais âgée de dix-huit ans, ajouta dans un maarian respectable rendu exotique par son accent liman :
— Il fournissait aussi des filles à ses amis pour qu'ils lui soient redevables. J'ai été approchée par un groupe de saltimbanques qui voulait me recruter. Ils disaient qu'ils avaient l'habitude de faire des représentations privées et ça payait mieux. Comme j'étais nouvelle, je devais juste prodiguer un massage pour quelques centaines de maarks. J'avais jamais gagné autant de toute ma vie, et on m'a dit que c'était pas un massage sexuel. Le type, dit-on que c'était un grand sénateur, qui allait améliorer la situation de ma famille. J'ai plus jamais revue ma famille depuis.
— Ce document allègue que Gérard a procuré des jeunes filles non nubiles à d'éminents « nobliaux », à de riches marchands Baylorians, à des dirigeants de Guildes, des ambassadeurs étrangers, un ministre de la cour et d'autres bureaucrates. La liste est longue.
Dean le tendit à Korgan, dont le visage se décomposa au fil de sa lecture.
Une des victimes accusa Mozart, l'héritier du Sénateur Hilaires, et d'autres hommes de l'avoir violée de manière répétée alors qu'elle avait quinze ans. Attachée à un lit, elle était battue quand elle les suppliait d'arrêter, puis menacée de représailles contre elle et son petit frère si elle parlait. Elle dépeignit l'un d'eux comme un fou transpirant abondamment, qui se vantait d'être le second dans l'ordre de succession au trône. Autrement dit, elle avait été une esclave forcée à des rapports non consentis avec le prince Dorien.
Dans le camp des accusés, les visages restaient lisses quand ils n'arboraient pas le masque d'un orgueil lésé. L'absence d'empathie pour les victimes présumées sautait aux yeux. Sans réaliser que sa réaction envenimait la situation, chaque tentative de réfutation de Gerard Hilaires perdait en force devant le démenti de Dean au moyen de documents tangibles. Red se demandait comment le Gouverneur avait pu mener une enquête si approfondie, tout en batifolant et draguant la noblesse aramiane. De quoi déduire que les banquets qu'il honorait de sa présence sous le motif, probablement trompeur, de chercher une promise à son fils, toute l'opération de séduction visant à rallier la haute caste d'Aram, servait en réalité à tisser sa toile, lancer ses filets. Aujourd'hui il harponnait de gros poissons, et Red n'avait même pas besoin de lever le petit doigt. Le roi bénéficierait le premier de cet assainissement de sa cour.
Dans quel but œuvrait réellement Dean ? Dean et son héritier, d'ailleurs. Rudy, qui avait acquis l'étrange réputation de tirer les vers du nez de n'importe quel individu, exposait la déformation de la vérité et le mensonge par omissions sans pressuriser les coupables. Avec Dean, si le résultat était similaire, la méthode différait : en général, un regard sinistre ou une question impitoyable à laquelle l'on ne pouvait que répondre par oui ou non suffisait à défaire les bonimenteurs.
N'y tenant plus, le fils aîné de Gerard Hilaires explosa :
— Ceci est un consensus perfide des Leblanc pour faire tomber la maison Hilaires, Majesté !
Prisonnier de son arrogance, l'homme se ridiculisait en se cramponnant à sa condescendance.
— Qui osera dire qu'il est blanc comme neige dans cette assemblée ?! Sa Majesté aussi offre ses danseuses de Nior à tout sujet qui l'agrée.
Une vague de chuchotements balaya l'amphithéâtre. Le malheureux, il avait osé ! Les Hilaires, ce jour-là, ne jouissaient déjà pas d'un amour immodéré de la part de Sa Majesté et tendaient le sceptre pour se faire battre. Dean balaya l'assemblée du regard.
— Perfidie Leblanc, renifla-t-il. Jamais dynastie Leblanc n'avait encore été accusée d'une telle chose, marmonna-t-il, à peine ironique. La perfidie white mise à part, la question essentielle de ce procès tourne autour de faits graves impliquant la noblesse de Raam, pour ne pas dire la noblesse red. Nombres de dirigeants raamians font-ils partie d'une clique qui a abusé de jeunes filles « fournies » par leur puissant ami Hilaires ? Par puissant ami, j'entends un Sénateur Hilaires, un Maître de Guilde de Barde Hilaires, un Vice-amiral Hilaires. La réponse est oui. Et de manière irréfutable. Vous ne pouvez pas ranger ces accusations derrière une simple réputation de festoyeurs, noceurs ou bons vivants, puis feindre l'étonnement avec cette moue à la fois contrite et combative. Vous êtes un proxénète, Hilaires. En collusion avec Sloan, dont les activités de proxénétisme fleurissent jusqu'à Baylor.
D'une voix monocorde, la mine confite, Gérard se borna à marmonner :
— Je n'ai aucun souvenir d'avoir commercé avec l'homme lige de feu le prince Dorien.
À son grand désarroi, une jeune femme sortit de sa manche un médaillon gravé des armoiries de la Maison Hilaires et des initiales de Gil.
— Il m'a donné ça si je couchais avec le prince.
Mozart se massa un front en sueur, ses pensées aisément devinées sur un visage déconfit. Son imbécile de frère avait raté une occasion d'user de sa jugeote. Sourcils arqués, Gérard maintint son attitude de déni.
— C'est bien à mon fils, mais avons-nous la preuve qu'il le lui a donné ? Cette chapardeuse a très bien pu voler ce médaillon !
— Auquel cas, elle se serait dépêchée de le vendre, tenta quelqu'un dans l'assemblée.
— Encore faudrait-il qu'elle explique sa possession d'un tel objet de valeur. La peur d'être démasquée comme une voleuse lui aura scié les jambes.
— Aucune question sur les sommes d'argent prêtées par Gérard à Sloan Hudson ?
— Et surtout, gardez-vous de réserver un mot repentant pour les nombreuses victimes de ses fils, glissa une dame. Les hommes sont des porcs et les nobles sont les plus obscènes de ces cochons.
— Ian Meiridies ne savait rien ? Il n'a rien vu quand il logeait les Hilaires chez lui ou quand ces derniers passaient des esclaves comme des denrées textiles ? J'en doute.
Doute partagé par un grand nombre, au point de pousser le concerné à se dédouaner :
— Je gère la plus grande chambre du Commerce d'Aram, des membres du personnel y circulent constamment. Sans vouloir être pompeux, il y a une forte fréquentation et un monde faramineux vaque à ses occupations dans les locaux de la Guilde. Pour moi, c'est du personnel, je ne rien à me reprocher !
Le débat enfla. Red se massa l'arcade sourcilière. Comment était outillé ces individus pour trouver en eux la force de réfuter des faits malgré les preuves accablantes ? Cela le dépassait. Il avait décidé de ne pas contrôler le cours du procès, laissant Dean mener son spectacle. Et par les Quatre, un spectacle bien écœurant ! Quelques dignitaires, en désaccord avec le principe du procès voulaient quitter la salle. Après tout, Gil absent, sa sentence – s'il en écopait –, ne pourrait pas être appliquée. Alors pourquoi soumettre un homme absent, un citoyen de Maar respectable, à un interrogatoire incongru et public ?
Un Mozart à la mémoire défaillante continuait de nier les « massages » pratiqués par les jeunes limanes, écouter le pathétisme de son plaidoyer. Le Maitre de Guilde maintenait cette version tiédasse alors qu'il était soupçonnée d'exaction plus brûlante : un passeur d'esclaves, jeunes filles mineures exploitées sexuellement sous couvert d'enrôlement dans une troupe de saltimbanque affiliée à sa Guilde de Bardes. Pour le compte de son frère, de ses obligés ou amis. D'aucuns se pinçaient dans les gradins afin de se rappeler qu'il s'agissait du fils héritier du Sénateur Hilaires et une figure influente au Ministère des Jeux.
L'odeur de la vérité s'éloignait, viciée par la putréfaction de justifications alambiquées. Rudy aurait été sujet à de violents haut-le-cœur. Dean gronda :
— Cela suffit !
Son éruption en choqua plus d'un, tant une telle attitude cavalière devant le roi pouvait dénoter une envie suicidaire. Profitant de l'émoi momentané, il toisa Red.
— La Couronne doit veiller aux dépenses. Or l'Hôtel du Comptoir Hilaires détient des lupanars gérés par un représentant du commerce inter-nation, établi à son poste et légitimé par le précédent roi, dont nous avons tous subi la médiocrité du règne. L'investissement de Maar y est infusé. Une façon bien sordide de salir l'institution Maariane. Vous avez le devoir, Majesté, de réparer cette injure.
Un silence gêné pesa sur l'audience.
Le roi dut tiquer de la couronne face à ce rappel à l'ordre. L'idée de châtier une kyrielle de nobles et dignitaires de haute naissance à cause de l'instigation d'une famille orseiane venu foutre le désordre dans la capitale, ne séduisait pas Red. Il n'avait jamais craint la colère de la noblesse hautaine et méprisante d'Aram. Mais après le discours de Dean, sa réaction déciderait de quel côté la balance le pouvoir en Maar pencherait.
Ce dénouement ne le surprenait pas, mais il ne s'appréciait pas qu'un White, et pas n'importe lequel, un White issu d'une ancienne dynastie royale, pousse la première quille. La cascade de la chute entrainerait à leur perte deux frères : un officier de l'armée navale et un fringant aristocrate qui cultivait l'image d'un philanthrope aimant les arts au point de gérer une Guilde de Barde. Cela ferait passer un Sénateur pourvoyeur d'emploi pour un homme peu considéré par Maar, privé de la reconnaissance de la couronne. Quant à leurs accointances, exposer la douteuse réputation de dilettante affairiste d'autant de piliers de la haute société aramiane fragiliserait la capitale et le pouvoir en place.
La noblesse red ne se leurrait pas à ce sujet et ne se berçait pas d'illusion. Sa Majesté – qui avait beau se réclamer d'un Grand Red –, ne brillait pas par son indulgence envers sa propre tribu. Les préférences et le favoritisme du roi Henri se changeaient en couperet pour ses partisans historiques, quand son fils Andy imposait sa justice. Gérard Hilaires, Red l'avait laissé exister, lui donnant l'illusion d'appartenir à un cercle de diplomates influents. Le temps de lui trouver un chef d'inculpation, puis le remettre entre les mains de son parti coupeur de têtes : son Triumvirat. Aussi aigris et haineux fut-on du côté des châtiés, personne ne daigna se montrer choqué par la sentence royale édictée par le Premier Grand Conseiller Korgan.
— En raison des accusations portées à la connaissance du roi, les Hilaires sont dorénavant privés de tout rôle officiel et se voient retirer leur identité nobiliaire.
Mozart Hilaires perdait la direction de sa Guilde de Bardes. Gil Hilaires serait amené à comparaître devant la cour Martial jugeant les officiers de l'armée. En raison de leur lien avec Ian Meiridies, la Guilde Marchande d'Aram se retrouvant mêlé à une affaire de fraude et prostitution, de commerce d'esclave sexuels et malversation, Ian Meiridies était démis de ses fonctions à la Chambre de Commerce.
— J'ose espérer que Le Grand Red ne se contentera pas de convaincre les coupables de « se retirer de la vie publique », maugréa Dean, insatisfait par cette sentence qu'il jugeait fort laxiste. Le malaise est si palpable que les coupables nous feraient tous une fleur s'ils avaient le courage d'aller se pendre.
Red toisa Dean, irrité. Il avait besoin de garder ces scélérats en vie afin de les purger de leurs richesses et renflouer les caisses du Trésor. Non que Dean soit tenu de le savoir ; le roi ne se justifierait pas en public.
— Réjouis-toi de ma magnanimité, c'est à elle que tu dois de ne pas être accusé de félonie !
Dean cilla, sceptique. Allons, bon, d'où sortait cette nouvelle intrigue ?
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