✤ IV - Effervescence ✤ 3/5
🎵 Opening : ERA ~ I'm No Angel
Edit du 16/06/2024
◢Chapitre IV : Effervescence (partie 3)◣
*
Villa Meiridies
N'espérant pas maitriser la situation, Rudy choisit un repli stratégique. D'un pas tranquille, il alla ouvrir une fenêtre. Outré par l'aplomb du jeune homme, Valentin Meiridies gronda :
— Expliquez-vous !
— Papa, il y a méprise, tenta Heidi.
— Il a été pris la main dans le sac ! opposa Gil.
Elle lui lança un regard incendiaire. De son côté, Rudy signalait à Chayton de le rejoindre dans la chambre.
— J'espère que tu as une bonne explication, marmonna celui-ci.
— Porte les deux inconscientes et suis-moi sans discuter. La chute sera d'environ trois mètres, estima Rudy.
Chayton grogna. Et s'exécuta. Éberlués, les témoins virent les Whites saisir par la taille, chacun, deux jeunes filles plus ou moins amorphes et se diriger vers la fenêtre.
— Que comptez-vous faire ?! tempêta Ian Meiridies.
— Qui sont ces jeunes filles ? osa Marcelo.
— Je les ai délivrées de la chambre de Gil, répondit Heidi.
— Mais elle divague totalement ! hoqueta Gil.
Son jeu d'acteur méritait des lauriers, tant son indignation sonna authentique. Profitant de la confusion, Rudy se jucha d'une impulsion sur le rebord de la fenêtre, puis se jeta dans le vide. Sa chute s'accompagna du hurlement d'effroi de la gamine accrochée à son cou, prisonnière de sa poigne. Chayton le talonna, sous les cris des hommes affolés.
Tétanisée, Ania s'était plaqué une main contre la bouche. Heidi lui saisit les épaules et la remua.
— Fais diligence, emmène leur calèche ou leurs chevaux à ma sortie préférée, chuchota-t-elle. Je compte sur toi pour expliquer le reste.
Sans plus attendre, elle ouvrit une seconde fenêtre et imita les fuyards. Les hommes furent trop éberlués pour saisir son intention. Ania profita du saisissement des témoins pour échapper à leur vigilance. Lorsque Heidi sauta, une main saisit de justesse la jupe de sa robe, qui se déchira, exposant son jupon. Avec une agilité étonnante, elle amortit sa chute sur la terrasse d'un roulé-boulé. De nouveau sur pied, Heidi servit un regard de défi à Gil, penché à la fenêtre avec les restes de sa tenue entre les mains.
— Attendez-moi ! lança-t-elle en enjambant la balustrade de la terrasse.
Se libérant de sa stupéfaction, Valentin ordonna d'une voix aigüe :
— Rattrapez-la !
Dans le jardin, Rudy jeta un œil en arrière et marqua un arrêt, incrédule. Il s'esclaffa.
— Elle me plait de plus en plus !
— Elle est sérieuse ? souffla Chayton, sidéré.
— Accélère, Dora, ne nous fais pas prendre !
— Pourquoi l'encourages-tu ? As-tu conscience de la situation dans laquelle tu nous mets ? Tu rajoutes le rapt à la longue liste de chefs d'inculpation qui nous tomberont sur la gueule !
— Dépêchons-nous de rejoindre la calèche avant qu'il ne leur vienne l'idée de nous en interdire l'accès.
— Je connais un raccourci vers les écuries, annonça Heidi, essoufflée. Il emprunte le labyrinthe du jardin. Ç'aura l'avantage de retarder les hommes que Papa a envoyés à nos trousses.
Elle ouvrit la marche, s'enfonçant dans le jardin taillé. Malgré son souffle court, son pas resta assuré, même lorsqu'ils atteignirent la partie non éclairée. Elle choisissait les directions et abordait les tournants comme si elle connaissait le dédale végétal par cœur. Jetant un œil derrière lui, Rudy cilla. Il aurait parié que la forme de l'allée avait été sculptée différemment. Mais inutile de s'attarder sur son doute ; dans la nuit, une confusion était vite arrivée. Un cul de sac l'obligea à se concentrer, comme la gamine qu'il tirait par la main se cognait contre son dos.
— Sait-elle au moins ce qu'elle fait ? soupira Chayton. Et qui sont ces filles, bon sang ?!
Il avait beau être costaud, il peinait à maintenir leur équilibre ; elles commençaient à peser leur poids, ainsi assoupies.
— Je gage qu'elles sont « la marchandise » d'un trafic humain, maugréa Rudy, sombre. On en saura davantage en évitant d'être capturés. L'heure n'est point aux explications.
Heidi continua d'avancer dans l'impasse. Chayton s'impatienta :
— Il n'y a pas de passage !
— Vous ne voyez point une chose donc elle n'existe pas ? (Elle souleva des branchages, dégagea un tunnel, puis lui lança un regard narquois.) Il donne sur l'extérieur du domaine, une partie non gardée.
— Je croyais qu'on allait aux écuries, tiqua Chayton.
— La calèche devrait nous attendre, dit-elle en s'engouffrant dans le passage.
Rudy haussa les épaules et la suivit, s'excusantmentalement auprès de la gamine jetée sur son épaule, dont la tête ballotée degauche à droite accrochait sa chevelure aux branches. Chayton invoqua la veinedivine d'Hayden. Le tunnel court débouchait bel et bien à l'extérieur du vastedomaine, sur une pente haute qui donnait accès à une route dallée. Pas decalèche. La protestation de Chayton mourut quand leur parvint le claquement dessabots et le crissement des roues. Le cocher encourageait les chevaux àaccélérer, pressé par un Marcelo tendu.
Heidi sourit.
— Je savais que je pouvais compter sur toi, Marcelo.
— Ania a menacé de m'empoisonner si je ne lui obéissais pas. Elle m'a remis ceci, dit-il en tendant un sac de voyage à sa jeune maitresse. Je me doutais que vous mijotiez quelque chose mais je ne m'attendais pas à des mesures aussi extrêmes !
— J'ai agi dans le feu de l'action. Je n'ai que le temps de te dire au revoir, mon Marcelo.
— Où comptez-vous aller, Mademoiselle ? demanda-t-il, inquiet.
— Mieux vaut que tu ne saches pas. Ania en a une vague idée mais tu devras la défendre, au besoin. Je suis entre de bonnes mains, ajouta-t-elle, afin de rassurer le majordome.
— Elle compte clairement nous utiliser, remarqua Chayton, désapprobateur.
— Je serais stupide de ne pas le faire. En voiture, tout le monde !
L'embarquement des gamines assoupies fut assez rapide grâce à l'aide de Marcelo. Une fois la calèche lancée, Heidi sortit de son sac une paire de culotte d'équitation et des bottes en cuir. Elle ne montra aucune gêne comme elle se déchaussait, soulevait son jupon et glissait ses jambes dedans. Chayton et Rudy détournèrent le regard quand elle s'attela à retirer sa robe déchirée afin de vêtir un chemisier.
— Quel est le plan ? demanda Chayton, pour distraire son attention des bruits de la jeune femme en plein effeuillage.
— Déposez-moi à une auberge, dit Heidi en attachant la cape dénichée au fond du sac.
— Navré, mais tu n'en feras pas qu'à ta tête, intervint Rudy. Tu as tenu à sauver ces filles, elles sont désormais ta responsabilité. Tu pourras partir à l'aventure une fois qu'elles seront en sécurité et qu'on aura mis les coupables hors d'état de nuire.
Heidi soupira.
— Les héros sont fatigants ! D'où te vient l'assurance d'y parvenir ? De toute façon, ça ne change rien au fait que je dormirai dans une auberge, cette nuit.
— Soit. Mais sous la surveillance d'un homme de mon père. Chayton, si Iris ou Rick ne sont pas à l'auberge, déniche-les ou au moins l'un d'eux.
Chayton étudia le jeune maître en silence. Rudy lui donnait des ordres sans une once d'hésitation. De quoi rappeler que l'héritier de son seigneur comptabilisait désormais dix-huit étés et se destinait à diriger des hommes, en bon fils de guerrier. Le piège chez Rudy était de l'infantiliser à cause de la comparaison inévitable avec le parangon de virilité nommé Dean. Chayton s'intéressa aux gamines.
— Je suppose qu'on en saura plus à leur réveil. Voilà qui plaira à Dean, quand il découvrira que les Meiridies trempent dans le trafic d'esclaves sexuelles, maugréa-t-il.
— À mon avis, les coupables sont à chercher du côté des Hilaires. Grand-papa et Papa peuvent se montrer cupides mais j'aimerais croire qu'ils ne tomberaient pas aussi bas, rumina Heidi, le visage fermé.
— Évidemment vous défendez les vôtres, renifla Chayton. Ça m'aurait surpris que vous ne soyez pas biaisée.
Il se débarrassa de sa cape et en couvrit l'aînée des fillettes. Rudy quitta sa tunique et la tendit à la deuxième fille grelottante, qui semblait à présent un peu plus alerte. Les deux plus jeunes, qu'Heidi recouvrit avec son grand jupon, ne montraient toujours pas de signe d'éveil. Inquiet, Rudy se focalisa sur leur aura. D'ordinaire, il évitait cet exercice, car cela tendait à l'épuiser ou le rendre malade. Mais depuis son arrivée au palais de Rubis, son père le poussait à étudier cette atmosphère immatérielle qui émanaient des sujets suspicieux ou intrigants. Et la capitale en regorgeait, tant les complots semblaient monnaie courante. En conséquence, les facultés extrasensorielles de Rudy se renforçaient et le contrecoup physique s'amoindrissait peu à peu.
L'aura des gamines ne lui parvenait pas avec la vivacité de celle d'une personne en bonne santé. Une fois prises en charge, elles retrouveraient un capital santé. Cela dit, le traumatisme restait une autre paire de manche. L'odeur astrale avait de forte chance d'évoluer une fois qu'elles seraient en pleine possession de leurs moyens. Rudy se rembrunit. Inutile d'extrapoler. Pour l'heure, il devait se concentrer sur ce qu'il pouvait faire. D'autant qu'une migraine menaçait de poindre, maintenant que son sang bouillonnant s'apaisait.
En outre, une chose le taraudait. Il ne parvenait pas à détecter le mensonge chez Heidi. Il lui avait fait confiance quand elle avait promis de les mener aux écuries, or le labyrinthe débouchait sur une sortie dérobée. Certes, la calèche les avait bien rejoints, mais Heidi avait déformé la vérité. Pourtant Rudy ne s'en était pas méfié. L'alarme, le malaise, la sensation dérangeante qui l'égratignait d'habitude face aux bonimenteurs ne s'était point déclenché. Qui était, ou plutôt, qu'est-ce qu'était cette jeune femme ? Rudy devinait que le qualificatif de « Nymphe musicale » ne définissait pas la moitié de cette personne étrange. Il ne l'autoriserait pas à s'envoler vers d'autres cieux tant qu'il n'aurait pas de réponse.
*
Aram — Auberge du Fleuve Doré
Une amark, pièce d'or ovale valant dix-mille maarks, musela une fois pour toute l'aubergiste. Cela ne l'empêcha pas de loucher devant la procession nocturne de deux hommes adultes et une jeune femme accompagnés de quatre gamines en tenue légère, dont trois assoupies. Néanmoins, le gérant n'était pas téméraire au point de questionner le transit et les activités parfois douteuses des Orseians qui louaient ses suites les plus onéreuses. En revanche, il avait ordonné à son personnel de s'assurer diligemment, et à toute heure, de la satisfaction de ces clients généreux.
Les bains chauds étaient toujours prêts à la demande, le vin coulait à flot, la qualité des repas était particulièrement regardée, la propreté du linge à saluer, les suites aérées et parfumées. En se délestant de cette pièce d'or, Rudy achetait la garantie du confort des pensionnaires sous sa responsabilité. Dean ne partagea pas cet avis.
— Tu as l'intention de nuire aux consommateurs en faisant flamber le prix des auberges ? Que feras-tu quand l'aubergiste ne se sentira plus pisser et élèvera ses tarifs ?
— Ce ne sera plus mon problème.
Il maudit Chayton. Fallait-il qu'il rapporte tout à Père ?!
— Est-ce vraiment un sujet prioritaire ?
Dean s'avachit dans un fauteuil et posa un pied botté sur le guéridon le plus proche. Il se massa les paupières. L'heure tardive appelait au repos. Sur ordre de Chayton, Iris l'avait déniché dans ses quartiers au palais. Semer le garde Red qui les avait pris en filature s'était avéré un jeu d'enfant, mais Dean n'avait pas prévu de jouer au maraudeur à l'approche de minuit. Perplexe, son regard s'attarda sur le grand lit de l'autre côté du rideau transparent séparant la chambre de la pièce à vivre.
— Pourquoi dorment-elles toutes dans le même lit ?
— Dora a soutenu que cela les rassurerait de se fignoler dans la même couche. Le lit est suffisamment grand pour les accueillir.
— Dora ?
— Heidi Meiridies, précisa Rudy.
— Vous en êtes déjà aux sobriquets... Je suppose qu'elle t'a plu ?
Le sourire en coin, Rudy doucha les espoirs paternels.
— Pas dans ce sens. Elle n'a pas l'intention de se marier et je ne compte pas lui forcer la main. Encore moins après que son précédent promis l'a sexuellement violentée.
Le silence lugubre de Dean scella le sort de Gil. Rudy rapporta dans le détail son séjour expéditif et mouvementé à la villa Meiridies. Dean vint aux mêmes conclusions que lui.
— Tant que tu n'auras pas entendu le témoignage des chefs de famille Meiridies et Hilaires, difficile de savoir qui est coupable. Ils peuvent être complices, en dépit du doute de cette Heidi.
— Les faire comparaitre devant la cour sera le moyen le plus efficace de protéger Dora.
— À supposer que le procès débouche sur une condamnation. Je suis plus intéressé par les coulisses de ce trafic. C'est forcément un réseau, il y aura beaucoup de vilains poissons à pécher. La manière la plus rapide reste de devenir client.
Rudy s'horrifia. Dean roula des yeux.
— Lis entre les lignes, fiston !
— À mon avis, si tu te montres intéressé après la débâcle de cette nuit, ils trouveront cela suspect et se méfieront davantage.
— Eh bien, donnons du poids aux accusations de ce Gil. Puisqu'il t'a mis ses méfaits sur le dos, introduisons la fameuse Nymphe musicale au palais et poussons son père à demander une audience au roi pour la réclamer. Gil devra comparaitre comme témoin et victime d'agression, selon sa version. Nous aurons les Hilaires et Meiridies à la cour. Il n'y aura plus qu'à profiter de l'occasion pour exposer l'existence de ce trafic. Tu tireras le maximum d'informations de ces filles. Cela nous ouvrira peut-être plus de pistes.
*
Palais de Rubis — jardins de la tour de l'Alliance Sanguine
Amusé, Dean observait son fils céder aux caprices d'Heidi Meiridies. La jeune femme venait de coiffer Rudy d'une couronne de dahlias violet pâle à pointes blanches, sous le prétexte que leur couleur complémentait la blondeur du garçon. Dans le langage des fleurs, le dahlia symbolisait la reconnaissance. Dean doutait que Rudy en saisisse la subtilité.
Depuis son arrivée, Heidi ornait de fleurs toute personne qui l'agréait selon ses envies et son humeur. Les dieux préservent les malheureux élus de refuser. Ainsi, Dean avait subi le ridicule durant une matinée entière couronné de Morelle faux-jasmin, suivie d'un après-midi couronné de bourrache et, le soir venu, un diadème d'une variété d'amaryllis violettes dont il ignorait le nom clôturait son sacre. Heidi en avait tiré un plaisir pervers, ne ratant pas la moindre occasion de lui expliquer la signification de ses choix. Ces fleurs représentaient le changement, la brusquerie, la fermeté, l'énergie, la fierté, la vanité, l'amour et la volupté. Dean s'étonnait d'avoir retenu ces futilités, mais le plus troublant encore : les traits de caractères décrits le définissaient d'après Heidi. Elle le connaissait à peine, pourtant Dean n'avait pas pu le nier.
Par ses similitudes avec Rudy, Heidi l'intriguait. Seulement, quand son fils gardait les pieds sur terre, Heidi flottait loin dans les nuages. À se demander si certaines connexions se faisaient correctement dans son esprit. Comme Rudy, Heidi foulait du pied le protocole et les convenances. Toutefois, elle jugeait la conversation des plantes plus intéressantes que celles des humains... Parfois, Dean la surprenait en plein discours avec les plantes du jardin royal comme si la nature lui donnait la réplique. Un jardinier s'était pris d'affection pour ses excentricités, car Heidi montrait une aisance à déterminer la nature du mal des plantes souffrantes et à en trouver le remède. À la question d'où lui venait son érudition botanique, sa réponse laissait perplexe.
— Les plantes me l'ont dit. Qui mieux qu'elles savent comment elles se sentent ?
Son ton espiègle dissuadait les curieux d'insister. Il serait facile de l'attribuer à un humour pince-sans-rire, or Heidi n'était point friande du second degré malgré la subtilité de son langage. En menant son enquête, Dean avait découvert une partie de l'histoire de cette créature sibylline. Marishka Meiridies, la défunte mère d'Heidi, avait été une excellente herboriste de son vivant. Une part du commerce des Meiridies avait fructifié grâce à l'herboristerie, en sécurisant un marché avec les médicures, apothicaires, cuisiniers et jardiniers de la noblesse. La fille héritait donc du savoir maternel à l'origine de son surnom : la Nymphe.
En mariant un de leur fils à Heidi, les Hilaires espéraient de la petite-fille de Ian Meiridies une passerelle entre eux et deux grandes guildes : la Guilde des Marchands d'Aram dirigée par les Meiridies et celle des Médicures qui de réjouissait du partenariat avec ces derniers. Les Hilaires comptaient gagner le gros lot avec cette union maritale. D'aucun penseraient que le projet de carrière de saltimbanque de Heidi fâcherait son grand-père, mais Ian ferait en réalité d'une pierre trois coups, car la noble famille Hilaires tirait aussi les ficèles d'une branche de la Guilde des Bardes par l'entremise du mécénat de son héritier Florent Hilaires.
Cependant, Ian devrait plutôt s'inquiéter de Dean Leblanc, car le gouverneur comptait le contrarier sur deux générations. À commencer par son fils et successeur, Valentin Meiridies.
*
Palais de Rubis — tour de l'Alliance Sanguine
Agité, Valentin se frottait les mains. Sa nervosité mêlée d'excitation lui laissait la peau moite, et la perspective de serrer la pince à quelqu'un l'embarrassait. Pénétrer dans le palais royal pour la première fois était exaltant et intimidant, même s'il ne passait pas par la grande porte. Le secret de sa visite lui imposait une entrée réservée aux serviteurs. Marchant d'un pas soutenu, son guide, un genre de muscadin coquet s'étant présenté sous le nom Iris, lui refusait le loisir de s'attarder sur la somptuosité des lieux. Les lumières tamisées des couloirs créaient une ambiance mystérieuse, ajoutant une touche d'intimité au décor. Le son étouffé de leurs pas sur les tapis moelleux semblait le seul bruit résonnant dans le couloir. D'une élégance raffinée, les fresques et sculptures murales qui racontaient des histoires de gloire passée et de lignées royales, donnaient l'illusion de s'animer sous la lueur des chandeliers. Alors qu'il s'enfonçait dans la tour de l'Alliance Sanguine, Valentin contenait son émerveillement dans un carcan de prudence.
Enfin, son guide l'introduisit dans une salle richement ornée, au milieu de laquelle une table débordait de boissons et mets délicats. Les chaises finement sculptées étaient vides. D'un geste de la main, son guide l'invita à s'assoir, puis se retira. Déconcerté et précautionneux, Valentin s'installa. Dean Leblanc l'avait-il convié à dîner ? Pourtant, la missive troublante l'ayant convoqué concernait sa fille.
« Votre fille se trouve sous ma protection. Si vous souhaitez la revoir, suivez mon guide. »
Dean pénétra dans la salle, le pas sûr, le port altier et s'installa à table comme s'il possédait les lieux.
— Valentin, j'espère que vous n'avez eu aucun mal à arriver jusqu'ici.
— Non. Je vous en remercie. J'aimerai voir ma fille.
Dean étudia la tension de l'homme dont le dos droit n'osait pas toucher le dossier de la chaise.
— Vous la verrez. Elle doit encore s'être perdue dans la contemplation des jardins du roi ; elle n'en tarit pas d'éloges.
Valentin afficha sa méfiance. Cette visite secrète au cœur du palais de Rubis était plus qu'il n'aurait jamais osé espérer, pourtant, il sentait comme un piège. Seulement, il ignorait et redoutait le moment où ce piège refermerait ses dents sur lui. Dean lui sourit.
— Allons, vous me regardez comme si je détenais votre fille en otage...
— N'est-ce point le cas ?
Dean balaya sa question.
— Faisons honneur au repas. Ce serait irrespectueux envers les cuisines du palais de dédaigner de tels délices.
La table offrait un festin visuel de plats colorés et alléchants disposés de manière artistique, tableau rehaussé par la danse de la lueur des chandeliers sur les verres et couverts. Sentant qu'il n'avait pas tant le choix, Valentin obéit. Au fil de la soirée, il s'immergea dans la conversation légère qu'entretenait Dean, sa tension se relâchant sous la tentation des mets délicieux. Du canard rôti laqué au miel et truffé de piment, des poivrons à l'orange, du ragout de doucettes, de la fine pâtisserie aux rares ingrédients en provenance de Baylor... Une remontée acide contraria sa satiété quand Dean aborda le vif du sujet sans préavis :
— Votre père semble peu disposé à mon égard, dernièrement. Ce changement de disposition m'embête. J'ai besoin que vous régliez ce problème.
Les muscles raidis par la requête inattendue, Valentin se braqua plus qu'il ne l'aurait souhaité :
— Ce problème ne serait pas survenu si votre fils n'avait pas enlevé sa petite-fille !
S'accoudant à la table, Dean toisa son invité. Son regard glacial figea Valentin dans son siège.
— Je ne suis pas tendre envers les obstacles sur le chemin de mes ambitions.
Valentin frissonna, écrasé par l'intensité soudaine de la présence du gouverneur. Cet homme avait un dessein et n'entendait point qu'on lui mette des bâtons dans les roues. Valentin voulait-il être complice d'un tel individu ? Là encore, se rétracter ne figurait pas parmi ses choix avec la sécurité de sa fille en balance. Sa première épouse lui avait fait jurer, sur son lit de malade, de protéger leur progéniture au péril de sa vie. Il avait tant bien que mal tenté de respecter les dernières volontés de la défunte, mais cet engagement était devenu difficile à tenir depuis son remariage arrangé par son père pour des raisons d'influence politique. Ce dernier récidivait avec sa petite-fille.
Ian Meiridies rêvait de noblesse maintenant que sa richesse était bien assise. Tous les moyens d'y parvenir semblaient bons, même si cela se faisait au détriment de sa descendance. Son fils avait eu peu voix au chapitre de ses secondes noces, et les fiançailles entre Gil Hilaires et Heidi n'avaient jamais reçu la bénédiction de Valentin. Le patriarche, Ian, était seul décisionnaire de la maison Meiridies.
Quand Dean Leblanc avait montré son intérêt pour ladite maison, Valentin avait vu une occasion d'infléchir la décision paternelle en pinçant les cordes de sa convoitise. Mais Ian avait joué aux enchères en mettant les Hilaires au pied du mur Leblanc, afin de les inciter à monter la valeur de leur offre. Hélas, il se trompait dans ses calculs. En amassant ses richesses, Ian s'était sali les mains et les Hilaires connaissaient l'emplacement de quelques squelettes dans ses placards. Enfin, Rudy Leblanc avait diminué l'intérêt que portait Ian sur le Gouverneur d'Orsei en enlevant sa petite-fille, et, par la même occasion, ruiné les chances de Valentin d'utiliser la puissance et le prestige des Leblanc à son avantage.
C'était sans compter les ambitions de Dean.
— Le réseau de communication de la Guilde Marchande de la capitale royale est un outil dont j'ai besoin. À la tête de la Chambre de Commerce d'Aram, votre père représentait le moyen le plus rapide d'y accéder. Aujourd'hui, sa réticence devient un obstacle. Puisqu'il a le culot de refuser de me recevoir, il m'est désormais inutile. J'ai besoin de vous preniez sa place.
Valentin hoqueta. Ce type lui demandait, en le regardant droit dans les yeux, de trahir son paternel.
— Je refuse de compromettre ma loyauté envers ma famille !
— C'est tout à votre honneur. Mais vous ne me ferez pas croire que vivre dans l'ombre du patriarche Meiridies ne freine pas votre épanouissement.
— Vous ne savez rien...
— Je sais que vous avez sauté sur l'occasion de fiancer votre fille à mon fils parce que vous y voyiez un moyen de la soustraire des griffes Hilaires. En dépit de son pouvoir financier, le clan Meiridies ne pèse rien contre le poids politique, économique et la noblesse de la maison Hilaires. De plus, Ian n'aurait pas eu le toupet de m'éconduire s'il n'était pas prisonnier de quelque engagement sordide envers Gérard Hilaires. Ce dernier a été personnellement nommé par feu le roi Henri à un poste clé du commerce extérieur de Maar.
Par conséquent, Ian ne pouvait pas se positionner en belligérant des Hilaires s'il souhaitait maintenir la bonne santé de sa richesse. Le chef de la Guilde des Marchands aramiane n'oserait pas contrarier la maison Hilaires de crainte de perdre ses avantages dans les échanges commerciaux avec les royaumes de Lima, Baylor, Minerya et Mô'Lar.
— Encore moins quand Gil Hilaires, par sa position de vice-amiral de la Légion Navale de Maar, peut enrayer le flux maritime de certaines marchandises de valeur, poursuivit Dean. Enfin, Ian a reçu des Hilaires la promesse que le talent de sa petite-fille, la fameuse Nymphe musicale, connaitrait une renommée sans pareille avec le soutien de la Guilde des Bardes dont Florent Hilaires, fils aîné de Gérard, est le mécène. Un avenir inespéré pour une jeune femme que la rumeur dit ne pas posséder la lumière à tous les étages...
— Je ne vous permets pas ! siffla Valentin, piqué.
Dean haussa le ton :
— Je vous offre la possibilité d'échapper au joug de votre père et sortir ce dernier de sa situation inconfortable. Cela est toutefois soumis à condition.
Valentin s'agita sur sa chaise.
— Pourquoi quelqu'un d'aussi bien informé aurait-il besoin du réseau de la Guilde Marchande d'Aram ?
— Mes hommes savent investiguer et glaner des informations, mais Aram n'est pas mon territoire. J'ai besoin d'y implanter des yeux et des oreilles de manière permanente.
— À quelles fins ?
— Est-ce vraiment une question pertinente ?
Autrement dit, Valentin n'avait point besoin de savoir.
— Je ne veux pas m'engager sur une voie dont la destination serait un crime de lèse-majesté.
Cet hurluberlu avait un bon instinct s'il osait soupçonner Dean de rassembler des armes susceptibles de l'aider dans un coup d'État : des armes nommées informations.
— À votre place, je me soucierais plus que ladite majesté n'ait pas vent de l'implication des Meiridies dans le trafic d'êtres humains mené par les Hilaires.
Valentin devint livide.
— Vous n'avez aucune preuve...
— Je suis curieux de savoir d'où vient votre conviction sur mon absence de preuves...
Valentin déglutit face au sourire carnassier de son interlocuteur, qui mordit avec appétit dans un morceau de dinde juteux. Que Dean ose tenir cet échange douteux entre les murs mêmes du palais en disait long sur son assurance. Ou son arrogance. Rassemblant toutes les parcelles de son courage, Valentin arrêta sa décision. Avec le soutien d'un tel audacieux, peut-être que la providence lui sourirait.
— Vous avez vos conditions, j'en ai aussi une.
— Vous n'êtes pas en position d'en avoir mais ma magnanimité vous l'accorde.
L'outrecuidance de cet homme n'avait d'égale que sa prestance.
— Je vous suis seulement si vous avez la certitude absolue de ne pas échouer.
Dean planta violemment son couteau dans la pulpe charnue d'un kaki, puis entreprit de l'éplucher, feignant d'ignorer le léger sursaut de Valentin.
— Laissez-moi remettre les choses dans leur contexte, Valentin. Pour vous assurer de la sécurité de votre fille, vous n'avez pas d'autre choix que de prendre la tête de la maison Meiridies. Pour ce faire, vous avez tout intérêt à figurer parmi les alliés du Gouverneur d'Orsei. On en revient à l'éternelle question de « tuer le père ». Fort heureusement, je n'attends pas de vous que vous le trahissiez mais que vous le sauviez de sa bêtise en l'encourageant à prendre une retraite méritée. Ian aura une chance de préserver sa réputation s'il met tout sur le dos des Hilaires. Autrement dit, il nous faut des preuves accablantes. Je suis convaincu qu'avec la bonne motivation, vous saurez en trouver.
Le silence s'étira. Dean affecta d'accorder à Valentin un temps de réflexion. Il ne comptait pas libérer le marchand avant d'avoir obtenu sa soumission totale.
— Soit... Je marche.
Dean s'assombrit.
— Vous devriez courir ! gronda-t-il. Mes hommes ont découvert l'implication de Gérard Hilaires et ses fils dans des activités de proxénétisme pédophile, facilitées par leurs privilèges et fonctions. Votre père lèche les bottes des Hilaires dans l'espoir de s'acheter un titre de noblesse, quitte à devenir complice de ce sordide commerce par faiblesse d'esprit. Mais je laisserai la sentence à la juridiction du Grand Red. Soyez-en reconnaissant car sous celle d'Orsei, l'exploitation sexuelle de victimes n'ayant pas encore passé leur Eiratès est passible de la peine de mort.
Valentin tressaillit. Dean insuffla de l'indulgence dans sa voix :
— Je pense que tout individu disposant d'informations pertinentes a le devoir de répondre à des questions quand celles-ci peuvent sauver des innocents de leur infortune. Sinon, vous serez non seulement témoin mais aussi l'ouvrier pervers, certes inconscient, de ce commerce monstrueux qui dure depuis Les Quatre seuls savent combien d'années ! Votre responsabilité est de parler, Valentin, si vous ne voulez pas être jugé complice. Et je suppute que vous possédez des informations pertinentes qui étayeront mon enquête, ajouta Dean en pointant Valentin de son couteau à fruits. Les gamines que mon fils a soustraites à cet odieux circuit nous ont révélé par quels moyens elles y ont été introduites.
Une pensait être recrutée comme servante, la suivante aurait été embauchée par une troupe de saltimbanques qui s'est avérée fictive. Il était possible que la troisième ait été achetée comme esclave à Lima. Elle ne se souvenait pas de grand-chose car elle avait été droguée durant le trajet ; c'est à peine si elle comprenait et parlait le maarian. Maar avait aboli l'esclavage il y a de cela trois siècles, mais ses voisines Lima et Mô'Lar en faisaient toujours le commerce.
— Quiconque a interagi avec les tôliers et clients de ce trafic se doit de parler aux instances judiciaires, insista Dean. Il faudrait amener la valetaille à témoigner, aussi bien celle de la maison Meiridies que celle des Hilaires.
— Ils ne le feront pas si leur sécurité n'est pas garantie.
— Je m'en doute ; nous y travaillons. En dépit de son caractère occulte, ce trafic est géré comme n'importe quel commerce. Il y a forcément des traces écrites, codifiées ou non. Des courriers, des calendriers, des carnets de comptes, de voyage, ou ne serait-ce qu'un registre permettant aux proxénètes de tenir leurs clients par les burnes. Débrouillez-vous pour vous en procurer la preuve. J'aiderai la Justice dans son enquête et m'assurerai que le blâme revienne aux Hilaires en posant les Meiridies en victimes. Entendez-moi bien, Valentin. Je me fiche de savoir si votre maison est réellement une victime ou non. À mes yeux votre responsabilité dans ce trafic est engagée et vous rend tout aussi coupables. Néanmoins, je prône le compromis quand il en va de mes intérêts.
Soudain, Dean tendit l'oreille. Son visage s'éclaira d'un sourire que Valentin n'aurait jamais imaginé sur ses très durs à l'instant. Des pas précipités se rapprochaient.
— À en juger par la foulée enthousiaste, votre fille arrive. Je parie qu'elle traine Rudy dans son sillage comme un cerf-volant. Il est incapable de lui tenir tête. À se demander pourquoi ils ne veulent pas entendre parler d'hyménée... (Il soupira.) Mes priorités ne me permettent pas de jouer les entremetteurs. Glissez un mot à votre fille afin de la rendre perméable au sujet du mariage. Elle y gagnerait en tant que bru des Leblanc. Cela dit, je comprends sa réticence après son agression, le soir de la fameuse réception, par Gil Hilaires.
Valentin n'eut pas le temps de digérer la requête, qu'il blanchit. Par ce dernier commentaire vicieux, le gouverneur consolidait la motivation du père. La porte s'ouvrit en grand. Une jeune femme énergique déboula dans la pièce en tirant Rudy par le bras.
— Je t'avais dit que Papa était là ! J'ai remporté le pari, tu me dois cent maarks.
— Je n'ai jamais accepté les termes de ce pari, nia Rudy.
— Alors introduis-moi dans les jardins du gynécée et nous serons quittes.
— Je n'en ai pas l'autorisation, Dora, ce jardin est interdit d'accès.
— Mais tu peux négocier avec qui de droit, j'ai foi en ton pouvoir de persuasion. Les fleurs qui dépassent par-dessus la palissade ne cessent de m'appeler !
N'attendant pas la protestation de Rudy, elle se jeta dans les bras de Valentin telle une gamine heureuse.
— Papa, tu n'as pas idée de la magnificence des jardins du palais ! Je suis si heureuse d'arpenter les allées de cette merveille du monde. Et je n'en ai même pas vu la moitié ! Tu ne devineras jamais, ils ont du lividum ! Les graines de cette plante valent leur pesant d'or et ses fleurs livides sont sinistrement magnifi...
— Isadora, l'interrompit son père, je suis ravie de te savoir en bonne santé.
Le sentant ému aux larmes, Heidi lui sourit avec tendresse, puis balaya ce moment d'émotion.
— On n'a pas le temps pour ces mondanités, Papa. Il faut absolument que tu voies ce jardin. Il lève le voile sur tellement de mythes. Par exemple, l'idée que la couleur rubis du toit des hautes tours du palais serait due à la culture en serre des fleurs écarlates de cinabellum pourpre est totalement fausse !
— Où l'as-tu entendue pour l'affirmer avec tant de conviction ? soupira Rudy, las.
L'accès aux dômes des toits de rubis étaient prohibé. Son incapacité à déceler le mensonge chez Heidi conditionnait Rudy à ne plus prendre ses allégations pour argent comptant. Ce perpétuel exercice de remise en doute l'éjectait de sa zone de confort et l'agaçait. Heidi lui lança une œillade impatientée.
— Par Vestis, je t'ai déjà dit que je le tiens des plantes du jardin du gynécée qui débordent des haies ! À ton avis, pourquoi j'insiste autant pour les rencontrer ? Elles en savent plus qu'elles ne le laissent entendre.
— Tu ne devrais pas plaisanter de cette manière, et encore moins jurer sur Vestis, tenta Valentin, embarrassé par l'attitude de sa fille.
— Si cela t'apaise, Papa, continue à croire que je plaisante comme d'habitude. Et sois rassuré, déesse Vestis n'en voudra pas à une nymphe ambassadrice de sa création.
Elle l'avança avec tant de sérieux que nul ne sut déceler de l'ironie ou de l'humour pince-sans-rire. Mal à l'aise, Valentin fut à court de répartie.
— Tu te souviens de ce que disait Mama ? (D'un ton sentencieux, elle déclama :) Le langage des plantes et le discours des fleurs relatent les voyages des hommes. On jauge la nature d'une civilisation à l'aulne de la place...
— ...qu'elle donne aux fleurs, termina Valentin, comme par automatisme.
Rudy et Dean échangèrent un regard. Malgré sa gêne face à ses élucubrations, la tendresse de Valentin pour sa fille suintait de sa personne. Si cette émotion authentique rassura Rudy, Dean y vit une flèche de son carquois qui ferait mouche car il se savait habile archer.
— Dis donc, jeune fille, j'ignorais que tu t'adonnais à des paris d'argent, releva-t-il.
— Est-ce ma faute s'il y a des pigeons à plumer à ma portée, Messire Gouverneur ? Ils rendent cela trop facile, ce n'est même plus un défi !
Dean se garda de ricaner comme Rudy grommelait :
— Tu es plus sournoise qu'une marchande à la sauvette.
Plainte justifiée, il était le pigeon favori de Heidi à cause de sa difficulté à déterminer quand elle simulait ou déformait la vérité, alors que les hommes de Père le redoutaient aux jeux d'argent.
— Marchande à la sauvette ? Mais respecte-moi, s'indigna-t-elle. Grand-papa dirige la plus haute Guilde Marchande de la province royale, ce serait honteux que je ne sache point marchander. Papa, allons voir ces jardins ! Avec un peu de chance, je convaincrai le jardinier en chef de te vendre des plantes rares. Quand je lui ai décrit notre verger, le lividum m'a assuré qu'il s'y plaira.
La plante aux fleurs en forme de minuscules momies blanches et aux multiples propriétés médicinales était réputée « capricieuse ». Les jardiniers et agriculteurs capables d'en cultiver s'en vantaient et méritaient leurs éloges. Elle ne se vendait pas sans un marchandage corsé.
— Si tu le dis, soupira Valentin.
Sa fille le tirait déjà par un pan de tunique. Inquiet de sa latitude d'action, il croisa le regard moqueur de Dean qui le congédia.
— Les Quatre me préservent d'empêcher votre nymphe de vous faire visiter les jardins.
Selon toute vraisemblance, Valentin Meiridies ne savait pas dire non à sa fille. Dean ne lui jetterait pas la pierre ; lui-même s'était surpris très permissif envers cette jeune femme loufoque aussi invasive qu'une algue par temps chaud.
*o*o*
Palais de Rubis – tour de l'Alliance Éternelle, jardin du gynécée
La mélodie avait sur Red l'effet du nectar floral sur un papillon. Le son riche et vibrant d'un violon s'élevait des jardins du Domaine des Femmes, ajoutant une note de féérie à l'éclairage des lampions.
Depuis l'intronisation du Grand Red, le gynécée royal attendait toujours l'arrivée d'une reine. Le roi de Maar ne montrant aucun intérêt pour l'hyménée, la cour se demandait quand il produirait un héritier ou s'il en avait seulement l'intention. Déjà six ans de règne bien tassés et toujours pas de relève en vue ! À l'heure actuelle, le gynécée offrait villégiature à une coterie de courtisanes au service direct de sa majesté : les membres de l'Ordre des Prêtresses Vestis et virtuoses du Couvent des Danseuses de Nior. Sans surprise, cette situation générait des légendes urbaines autour du palais de Rubis et son mystérieux souverain. Les on-dit parlaient d'un harem entretenu par le roi Andy, à la manière de la noblesse limane qui pratiquait la polygamie, coutume décriée au nord de Maar.
L'inexistence d'enfants bâtards du Grand Red ne s'expliquait pas non plus, malgré l'entretien d'une ménagerie de demi-mondaines versées dans l'art de la séduction ou d'hétaïres de bonne naissance. Difficile de soupçonner une progéniture cachée dans le gynécée ; les servantes certifiaient que les résidentes en âge voyaient leurs menstrues de manière régulière. Aucune médicure n'était convoquée dans le secret afin d'aider une parturiente dans les affres de l'enfantement. Il arrivait qu'un contraceptif ou abortif soit introduit dans leur régime alimentaire, or les sujettes qui en consommaient ne partageaient pas la couche royale.
Sa Majesté nourrissait son « harem » à d'autres fins : pour lui servir de doublure, pour nourrir la convoitise ou le zèle de sa cour en promettant d'offrir ses courtisanes de luxe en récompense à qui lui agréait, quand, en réalité, il envoyait ces femmes fatales espionner, empoisonner, piéger ou assassiner des opposants. Les visites périodiques de Red à la tour de l'Alliance Éternelle nourrissaient les rumeurs. Il s'y retirait pour pratiquer la danse, s'exercer aux arts martiaux et arts de l'assassinat loin des terrains d'entrainement de la garde royale. Il y enseignait son langage corporel à ses doublures, écoutait les rapports et distribuait les missions d'espionnage et, enfin, jouait de son instrument préféré : le sitar.
Le gynécée lui avait toujours évoqué un refuge, même s'il s'y sentait moins serein en l'absence de sa mère. D'ailleurs, il l'avait déménagé de la tour Pourpre à celle de l'Alliance Éternelle. Désormais, la tour Pourpre contenait les quartiers du roi, ainsi Red gardait une connexion avec ses souvenirs d'enfance. Du vivant de la reine Tina, le Domaine des Femmes avait toujours représenté pour le prince Andy un lieu de vie, d'animation, de joie, d'apprentissage, de mystères à découvrir et d'énigmes à dénouer. La tour Pourpre connectait un dédale de couloirs et galeries occultes serpentant à travers le domaine royal et au-delà. En souterrain ou dissimulés dans les grands murs de marbre à l'apparence si dense, un terrain de jeu labyrinthique s'offrait à Red et la suite personnelle de la reine. Outre l'exploration de ce réseau caché, Tina avait initié Andy à de nombreuses disciplines artistiques.
— L'art est la réponse de l'humanité face au chaos de l'existence, disait-elle.
La mère de Red avait insisté sur un art en particulier : celui du pouvoir par la séduction. La séduction des sens et la séduction par les mots. Bien jeune, Andy avait déjà saisi qu'en les utilisant à bon escient, la parole, les yeux, les oreilles, le nez et la bouche étaient autant des armes que des moyens de perdition. Refaçonner les convictions de son adversaire par des mots, contrôler ce qu'il voyait ou sentait, vous ralliait des partisans ou induisait vos opposants en erreur. Inconsciemment ou volontairement, les sens se laissaient tromper, manipuler, charmer.
Le prouvait cette mélodie au violon qui tissait son hypnoseautour de Red. Il ne se souvenait pas d'une représentation musicale programméecette soirée-là. Or la prima Vestis avait suggéré l'idée de sa présence à cettehoraire précis. La musique provenait de la fontaine au milieu du jardin.
Autour du plan d'eau, Prêtresses et Danseuses s'affrontaient aux jeux de société, dansaient ou fumaient du narguilé, bercées par la violoniste virtuose.
Discret, Red se rapprocha. La mélopée lancinante exerçait sur lui un étrange pouvoir à la fois apaisant et euphorisant. Il se sentait léger, au bord de l'extase comme s'il avait inhalé trop de vapeurs d'aromatiques échappées du narguilé. Assis sur le rebord d'une arche, il se laissa submerger par la composition musicale. Cajoleuse, la mélodie l'incita à se détendre, à éteindre ses pensées. Le temps d'une partition, Red oublia le poids de sa couronne, les responsabilités de sa fonction, la triste réputation de son règne, le déni de sa légitimité, les cauchemars de ses nuits agitées.
Depuis plusieurs jours, le souvenir de ses visites oniriques se refusait à lui au réveil. Il s'était toujours rappelé ses rêves, même lorsqu'ils n'étaient qu'un embrouillamini de scènes troublantes, angoissantes ou psychédéliques. Ces derniers temps, ses voyages nocturnes le laissaient pantelant, en nage, parfois excité et mal à l'aise ; sans la moindre image de son vécu cauchemardesque. Son esprit refusait d'admettre la possibilité de rêves érotiques, car il devrait assumer le fait qu'à choisir, il préférerait le tourment de ses songes aux tourments diurnes dont le Gouverneur Dean Leblanc, par ses manigances, devenait la figure de proue.
Red ferma les yeux et se contenta d'exister.
Il se passa alors un drôle de phénomène : il eut soudain une conscience accrue de la présence des autres créatures dans le jardin. Le chant des oiseaux nocturnes, le battement d'ailes de chauves-souris, le grignotement de rongeurs, le bruissement des branches. Quand il eut le sentiment troublant d'entendre le vol d'une chouette hulotte, oiseau de proie au vol silencieux, il ouvrit les yeux. Il se trouvait au cœur du jardin, sans le souvenir d'avoir quitté sa cachette et de s'être aventuré parmi les plantes. Les feuilles frémirent sous la brise vespérale. Elles lui donnèrent l'impression d'écouter le violon et de danser. Les fleurs se balançaient légèrement au vent et, sceptique, Red crut déceler une cadence, un rythme, une respiration végétale. En parlant de respiration, le gynécée en comptait plus que d'ordinaire. La population du harem avait augmenté. Red ne s'expliqua pas sa certitude.
Il sourit à l'approche du pas léger, presque imperceptible, d'une Prêtresse.
— Tu es bien présomptueuse de tenter de te dissimuler à ton roi, Cassy.
Quittant sa Dissimulation, Cassandra révéla sa présence en effectuant une révérence.
— Vous m'auriez réprimandée si je n'avais pas essayé. Vous ne vous joignez pas à nous, Majesté ?
— Pas ce soir. Il y a de nouvelles têtes... Des futures recrues de l'Ordre ou un nouvel arrivage au Couvent des Danseuses ? Est-ce pour mon inspection et approbation que tu as demandé ma présence ?
Un bref instant, la prima Vestis détourna les yeux. Red fronça les sourcils, sentant qu'il n'aimerait pas sa réponse.
— Non, Majesté. Ce sont des... Elles sont hébergées à la demande de Dean, je veux dire, du Gouverneur. Elles ont besoin de protection. Il nous a certifié qu'il répondrait de cet acte cavalier auprès de votre Majesté.
Dean avait pris la liberté d'introduire des filles dans le gynécée royal sans l'accord préalable du seigneur des lieux. Plus contrariant encore, Red notait la familiarité de sa prima Vestis en parlant de Dean. Certes, elle s'était rattrapée mais ils en étaient au stade de s'appeler par leur prénom... Que lui cachait-on d'autre ?
— Pourquoi n'en ai-je pas été informé ?
— Nous attendions d'en savoir davantage avant de vous présenter notre rapport, Majesté. J'ai chargé Prêtresse Zilla de mener l'enquête. La présence de ces filles ne devait pas quitter les murs du gynécée avant l'arrivée des dernières, et ces dernières ont été accueillies ce soir. Le fils du gouverneur comptait demander une audience afin d'en discuter avec vous en privé. Je tenais donc à vous montrer de quoi il retourne avant votre rencontre.
Le silence de Red, de mauvais augure, s'étira. Cassandra se pinça les lèvres, anxieuse. Red n'avait pas de raison de remettre son jugement en cause.
— Je vois. Qui sont-elles ?
— Le Gouverneur est avare en détails mais délier les langues des gamines a été aisé. La plus jeune a huit ans, l'aînée dix-huit. La plupart manque d'éducation pour. Elles se disent servantes, aspirantes saltimbanques, coursières, quand elles parlent le maarian. Les autres sont des étrangères en provenance de Lima, Baylor et Minerya. Elles ont été achetées.
Le visage sombre, Red s'obligea à desserrer les mâchoires.
— Par qui ?
— D'après certaines descriptions, il pourrait s'agir des hommes du Gouverneur d'Orsei, sous ses ordres. D'autres parlent de nobles maarians qu'elles ne sauraient pas identifier. Tout porte à croire qu'elles ont atterri dans un commerce d'esclaves sexuelles. Mais la piste de l'espionnage n'est pas à exclure.
— Je veux le rapport préliminaire de Zilla demain à la première heure. Informe nos invités particuliers que je ne donnerai pas audience jusqu'à nouvel avis.
Il saurait le fond du problème avant toute entrevue avec qui que ce soit, susceptible de biaiser son raisonnement. À quoi jouait Dean Leblanc ? Pourquoi son fils se chargeait-il des explications ?
— Qui est la violoniste ?
— Heidi Mei, Majesté. Petite-fille de Ian Meiridies, maitre de la Guilde Marchande d'Aram. On la surnomme la Nymphe musicale, ce titre n'est pas usurpé. Elle a été l'une des premières filles introduites à la tour de l'Alliance Éternelle par le Gouverneur.
Par quel jeu du sort une fille de famille aisée se retrouvait-elle dans cette situation sordide ?
— Ne me dis pas qu'elle aussi a été achetée ?!
Cassandra grimaça.
— Son cas est particulier, Majesté... Elle est une invitée d'honneur. J'ai ouï dire que des fiançailles étaient envisagées entre elle et le fils du Gouverneur.
Red se fit pensif. Si Rudy devait se marier, il serait dommage de ne pas en tirer profit. L'idéal aurait été des épousailles avec une fille de nobles partisans du Grand Red. Sacha avait des cousines de l'âge de Rudy, et pourquoi pas la sœur cadette du Premier Conseiller Korgan ? À vingt-deux ans, Alyna n'était pas trop âgée pour Rudy. Quitter sa cité natale de Ryl pour la capitale royale la séduirait, à défaut de ses parents... Red soupira. Faire des plans sur la comète ne l'avancerait guère tant qu'il n'aurait pas déterminé les véritables objectifs de Dean. Et ceux de Rudy.
Ajourner son audience ne va pas dans ce sens... Peut-être, mais Red manquait de recul. Le fils du gouverneur avait démontré qu'il était sa propre personne en dépit de sa loyauté envers son père qui tendait à opérer dans le secret. Afin de le pousser à révéler ses cartes, Red avait accordé à Dean une grande latitude d'action au palais. De toute évidence, l'homme s'octroyait des libertés au-delà de ses droits s'il s'adonnait à un trafic de jeunes filles entre les murs même du palais, et y introduisait la fiancée de son fils sans en avertir le roi. L'idée de lui inculquer des notions de respect était révolue ; l'heure de la sanction sonnait.
Depuis le départ du Général Timothy, Red attendait, fébrile, son premier rapport. Il avait envoyé de nouveaux ordres à l'escouade en mission quand la situation lui avait présenté une courbe inattendue par l'arrivée inopinée de Dean à Aram. Timothy, parti destituer le Gouverneur de ses fonctions, se retrouverait fort démuni en l'absence du concerné. Naissait toutefois une opportunité : le sacre du nouveau Gouverneur d'Orsei en la personne de James Leblanc se déroulerait sans entrave. Le plus dur désormais : s'assurer que le gouverneur déchu ne quitte pas la capitale durant cette période. Eh bien, Dean venait de donner à Red une raison légitime de l'assigner à résidence.
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