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✣ III - Départ de feu ✣ 4/7

🎵 Opening : E.S. Posthumus · Nara (Theme to Cold Case)

Edit du 13/05/2022

Chapitre III : Départ de feu (partie 4)

*

Province de Raam – mégapole d'Aram, Colisée d'Oram.

L'anticipation de l'exécution publique ressemblait à de l'allégresse. L'euphorie dans l'attente d'un spectacle morbide. L'excitation en oraison funèbre. Le peuple, en mal d'exutoire, voyait dans la mort d'un homme une soupape de soulagement.

— Traître !

— Parjure !

— Félon !

Ils houspillaient celui qui avait porté atteinte à la famille responsable de leur misère. Kohana remua la tête, consternée. Elle savait le cœur des hommes tortueux et se demandait s'ils ne méritaient pas leur déchéance. La tête haute, le prisonnier se rapprochait du point final de sa destinée : l'échafaud. Mort par décapitation. Sentence écopée par celui qui avait rapporté la tête du prince Dorien au palais de Rubis, édictée par celui qui s'arrogeait les pleins pouvoirs en l'absence du roi : le Triumvir Jeff. L'homme dont son cœur stupide s'était entiché, pensa l'espionne, amère.

Le ventre noué, Kohana réalisait l'ampleur de ses sentiments malvenus à l'imminence de son départ. Elle n'aurait pas dû aimer Jeffrey Scott. La belle erreur ! Elle niait encore l'implication de ses émotions quand la découverte du vrai visage du Grand Conseiller l'avait déçue. Elle se disait simplement qu'elle n'aurait pas dû nourrir des attentes à son endroit. Combien se mentait-elle à elle-même !

Du coin de l'œil, Kohana jaugea la silhouette voilée assise dans le fauteuil du Grand Red. Un leurre. Toute cette mise en scène oiseuse donnait aux ignares l'illusion d'être en présence du roi. Cette mascarade orchestrée aboutirait au trépas d'un innocent.

Dans le regard calme du condamné, Kohana ne voyait pas de la bravoure mais de la résignation. Elle aurait voulu qu'il se débatte. Elle jugeait la révolte, la peur et le désespoir plus légitimes que cette espèce de sérénité. Le chasseur de primes savait son sort scellé, l'avait accepté. Kohana refusait de s'y résoudre. On défendait chèrement sa vie. On protestait, s'indignait ; plus fort quand on était accusé à tort. Quoi qu'on dise, elle restait convaincue de l'innocence de Ran.

Écœurée, Kohana toisa la nuque de l'auteur de la condamnation inique. Depuis la tribune royale, Jeff présidait l'exécution du traître. À ses côtés, l'espionne du Gouverneur Dean Leblanc assisterait aussi au sacrifice humain censé consolider un système vicié. Élever la voix durant le procès avait valu à Kohana une avanie publique.

— Tu n'es qu'une pièce rapportée du Triumvir Jeffrey dans la salle d'audience de la Tour du Dragon, tu n'as aucun droit de parole dans ce tribunal, avait grondé le prince Dilan. Grand Conseiller, quel donc est ce cirque ? Siéger avec sa catin à une audience juridique, a-t-on jamais vu pareil laisser-aller ?

L'écho de la grande salle avait démultiplié les commentaires indignés. Dans ce brouhaha, Kohana s'était ressouvenu de sa mission. Elle comprenait que son Altesse parlât sous le coup de la colère. Il avait perdu un frère et une parvenue dont s'était encanaillé le Grand Conseiller osait défendre l'assassin. Cependant, le prince ne s'était pas limité à exprimer son outrage. À la fin de son discours insultant, le palais entier ne la voyait plus que comme une va-nu-pieds qui devait sa bonne étoile à la lubricité de son seigneur. Une chauffe-couche, juste bonne à satisfaire les appétits de l'éminence, remerciait les Quatre pour sa beauté et se taisait ! Depuis, les couloirs jasaient fort à son sujet.

Kohana ne s'en était point offusquée. Être l'objet d'exhibition du Triumvir Jeff lui octroyait une couverture. Elle pouvait s'infiltrer à la cour, se promener dans les jardins du palais et entendre les conversations édifiantes.

Elle transmettait les infos glanées par message crypté et estimait bien s'acquitter de sa tâche. Jusqu'à ce qu'elle réalise sa baisse de vigilance.

Quand Jeff l'avait abandonnée à la vindicte des dignitaires royaux parce qu'elle osait soulever la présomption d'innocence, elle ne l'avait pas détesté. Jeff n'avait pas cillé devant l'humiliation en règle de Kohana car elle payait le prix de son comportement inconvenant. En intervenant sans autorisation, elle outrepassait ses droits et faisait honte au Grand Conseiller. S'énerver par amour-propre ? Une perte de temps. L'espionne n'avait pas séduit cet homme pour s'inquiéter de ses états d'âme. Jeff ne s'intéressait qu'à son corps, aussi n'avait-elle pas hésité à utiliser cette arme. Le Triumvir n'était qu'un moyen, une source d'informations de première main.

Malheureusement, le cœur de Kohana s'en était mêlé. L'heure des au revoir avait sonné car ses émotions ne respectaient plus les règles. Or la situation de Ran la retardait. Désenchantée de s'être attachée au saligaud qui choisissait une condamnation à mort uniquement parce que cela arrangeait ses affaires, elle avait confronté Jeff.

— Tu sais pertinemment que ce pauvre homme est victime d'injustice ! Ça te va bien de dire que la sentence vient du prince Dilan.

— Il réclame la tête de celui qui a rapporté celle de son frère. Et pour une fois, sa Majesté est d'accord avec le prince Dilan. Si le sang lave le sang, je m'en lave les mains.

Mensonges et machination. Kohana savait le roi absent du palais ; information soutirée à Jeff à son insu. Quelques jours après leur rencontre, elle profitait d'une conversation d'oreiller et demandait si, avec sa beauté, elle avait ses chances d'intégrer l'Ordre des Prêtresses du Culte de Vestis. Croyant sans doute lui faire plaisir, Jeff lui rétorquait qu'il l'y aurait volontiers inscrite, tant la déesse s'incarnait dans sa grâce mystérieuse. Hélas, ses pouvoirs étaient limités.

L'influence du Triumvirat était indéniable à la cour, mais en l'absence du roi, nul ne pouvait intégrer une nouvelle recrue dans les rangs des Prêtresses Vestis. Ignorant que Kohana le savait, la confession de Jeff révélerait à l'espionne que le Grand Red ne se trouvait pas au palais. Elle apprendrait plus tard, dans ses échanges avec Nacir, qu'il séjournait au palace de son maître. Ainsi, sa Majesté partie, le Triumvir Jeffrey faisait secrètement la loi à Aram. Sa sentence injuste posait un cas de conscience à Kohana, qui refusait d'admettre qu'elle s'amourachait d'un homme cruel.

— Ce type ne mérite pas de payer pour le crime d'une autre. Il a droit à un procès équitable. Au lieu de quoi, on lui colle sur le dos le chef d'inculpation de Sloan alors que c'est lui le véritable assassin du prince Dorian.

— Sur quoi repose ta conviction, Hana ? Le faux document royal trouvé en sa possession ? Au contraire, cette falsification l'a rendu non défendable et n'aura fait que précipiter sa sentence. En dépit de son déni, rien ne prouve qu'il ne l'ait pas créée lui-même !

— Tu as les moyens de mener une enquête ! Pourquoi tu ne le fais pas ?

— Pourquoi prends-tu son parti ?

Quand Jeff l'avait dévisagée de manière suspicieuse, elle n'aurait pas dû se taire mais inventer une excuse crédible. Elle ne pouvait pas lui avouer qu'elle avait visité Ran, enfermé dans une cellule le temps de décider de son sort. Depuis, elle avait le pressentiment que Jeff questionnait sa présence à ses côtés.

— Il sera un exemple pour ceux qui osent contester l'ordre établi par le Grand Red. Aram s'agite. La milice contestataire échauffe les sangs et les espions s'enhardissent. Ce désordre n'a que trop duré. Une décapitation publique calmera les esprits.

Ainsi, Jeff avait eu le dernier mot. Craignant de ruiner sa couverture, Hana n'avait pas osé lui révéler une information sur la rébellion. Elle avait infiltré une cellule rebelle et découvert l'identité du chef : Lucas Levy, le secrétaire même du Grand Banquier. L'homme disposait de moyens, connaissait les ficelles, passait à travers les mailles du filet et mettait Jeff devant ses limites. Force était de constater que la poigne du Grand Conseiller en second n'égalait pas celle du Grand Red. Afin de combler cette différence, un innocent servirait d'exemple, en expiation à l'incapacité de nobliaux à maintenir l'ordre.

Certes, la décapitation de Ran refrénerait les insurgés. Mais détourner le procès d'un innocent afin de servir les intérêts du Grand Red ne calmerait pas les esprits. Au contraire, cela nourrirait la soif de sang. Si une simple espionne devinait ces conséquences, un Grand Conseiller ne pouvait pas les ignorer. Il ne pouvait pas présider cette cérémonie morbide sans en avoir conscience !

Enfin, le sort de Ran préoccupait Hana car le jeune homme pinçait une corde sensible. Il n'était qu'un Sandrian malchanceux venu se noyer dans le marasme des complots politiques de Maar. Elle se sentait proche de lui ; il lui rappelait les siens. Ses frères, ses cousins... sa famille qui avait péri dans un incendie criminel.

Kohana ne devait la vie sauve qu'à son maître. Dean Leblanc avait trouvé une adolescente asphyxiée par la fumée, ensevelie sous les cendres, et lui avait prodigué des soins. Le reste de sa famille n'avait pas survécu. Elle jurait alors fidélité à son bienfaiteur et comptait le servir jusqu'à la mort. Ce qu'elle s'apprêtait à faire trahirait ce serment. Aider Ran à s'évader compromettrait sa mission et ruinerait probablement sa couverture. En agissant ainsi, elle planterait un poignard dans le dos du gouverneur.

Mais Ran lui rappelait sa vie insouciante, les nuits de rires au clair de lune et les jeux dans les dunes de sable noir de Sandres. Ran lui rappelait les fragrances épicées des grands bazars où descendait son clan de nomades et l'art réputée du négoce des contrées de l'Est. Ran lui rappelait les danses autour du feu, les chasses au coyote et les festins des mariages inter-tribus. Ran lui rappelait ce qu'elle avait perdu dans les flammes à douze ans.

L'exécution du jeune homme ravivait les souvenirs du sort funeste des siens, brûlés, saignés. Hana pensait avoir enseveli ce passé, elle n'était pas liée aux défunts par un vœu de vengeance. Or voir la décapitation de Ran nourrissait le sentiment d'insulter la mémoire de sa parenté. Maar était sa patrie d'adoption. Et Maar s'excitait devant la mort d'un jeune Sandrian.

Le bourreau jubilait. L'acte d'ôter la vie ne devait pas être jouissif. Tuer conférait de la puissance mais on ne s'en délectait pas. L'exécuteur n'aurait pas dû sourire. Sans cela, Kohana ne lui aurait pas fiché un coutelas en os de sarrick dans le poignet.

Percutée par deux dagues, la lame de la grosse hache dévia de sa trajectoire et s'abattit contre la cuisse du maître des hautes œuvres. Sa souffrance beuglée déchira le tissu épais de l'allégresse morbide. Le sang éclaboussa le visage de Ran, agenouillé, mains attachées à l'échafaud. Il ferma les yeux par réflexe. Les huées assourdissantes de la foule s'étouffèrent.

À peine intimidée par la hauteur des gradins, Kohana plongea et atterrit en roulé-boulé sur le sable de l'arène. La stupéfaction du public et des soldats en faction lui accorda un sursis. Elle atteignit l'échafaud en quelques enjambées, grimpa sur le promontoire et envoya le bourreau mordre la poussière d'un coup de pied efficace.

Le spectacle fut au goût de la plèbe qui manifesta sa joie. Les gens n'avaient que faire de la décapitation tant qu'on leur servait du divertissement. À l'opposé, côté sénateurs, l'indignation promettait une fin funeste à la perturbatrice. L'ordre fusa :

— Arrêtez-les ! À défaut, abattez-les.

Le cœur de Kohana se logea dans sa gorge. Les yeux rivés dans ceux du Triumvir, elle lui sourit avec tristesse. La colère dessinait un rictus de haine sur le visage de Jeff. Il n'avait pas hésité à ordonner sa mort. Elle se félicita de ne lui avoir jamais confessé ses sentiments, à présent convaincue que cela n'aurait pas ému cet homme. N'en déplaise à Jeff, elle ne mourrait pas avant d'avoir sauvé Ran.

Le cœur durci de sa nouvelle détermination, elle coupa les liens du prisonnier. Une de ses lames se planta dans la gorge du chef de la garde qui armait son bras, tuant l'élan de sa lance. Des hoquets d'horreur et stupéfaction s'élevèrent de la foule, comme son adresse semait cadavres et blessés dans les rangs de la soldatesque. Le lancer de shivarrick, coutelas blanc en os de sarrick, était très acclamé quand une troupe de saltimbanques l'annonçait en clou du spectacle. Ce matin-là, le Colisée d'Oram ne s'attendait pas à en voir une démonstration sur des victimes non consentantes.

Un soldat gueulait par-dessus les rugissements des fauves encagés, tentant de réorganiser la garde après le trépas de son supérieur. Il s'écroula à son tour, un œil planté d'une lame osseuse. Léger et d'une résistance impressionnante, ces projectiles d'origine sandriane s'avéraient létaux entre des doigts habiles. Ils présentaient en plus la particularité de flotter dans l'eau. Vu l'arsenal dissimulé sous ses vêtements, Kohana ne risquait pas de couler à pic une fois jetée à la flotte, se dit-elle, ironique. Une rivière souterraine traversait le plus bas niveau de l'hypogée du Colisée d'Oram. Elle servait à nettoyer les bas-fonds et évacuer les déchets périssables. L'espionne en avait étudié les plans dans l'éventualité d'une fuite.

Dans sa langue vernaculaire, elle expliqua à Ran son projet risqué, mûri depuis l'arrêté fixant la date d'exécution du mercenaire. L'entendre s'exprimer en sandrian bouscula l'apathie résignée du condamné.

Je suis des tiens, tu sais. Tu as refusé de m'en dire plus durant mes visites et je ne pouvais pas me risquer à parler le sandrian dans ces cachots. Ils détiennent une espionne de Sandres. Il y avait aussi le risque que les autres prisonniers rapportent ce qu'ils avaient entendu, en échange de faveurs. Hâtons-nous. Tu sais te battre, alors défends la vie pour laquelle je sacrifie ma mission, Frère de Sable !

Ran sourcilla. Un shivarrick atterrit d'autorité dans sa main. Il ne pouvait pas protester. Elle avait employé la formule qui les liait : Frère de Sable. Les nomades de Sandres se nommant ainsi considéraient qu'ils appartenaient désormais à la même famille. Ils se devaient hospitalité mutuelle. Un nomade qui vous ouvrait sa tente vous donnait accès à sa vie. Ce titre ne s'employait pas à la légère. Ceux des villes, les sédentaires, ignoraient cette coutume du désert ou la méconnaissaient.

Sous ses dehors soignés, sa peau délicate et ses magnifiques cheveux sombres comme la suie, Ran l'avait crue originaire des villes. Il l'avait prise pour une noble expatriée depuis des années, vu son absence d'accent, qui s'intéressait à sa condition par pitié et probablement par égard pour leurs origines communes. Il n'avait que faire de la solidarité déplacée d'une courtisane s'accoquinant un noble Maarian. Ce royaume ne différait pas tant du sien ; il ostracisait les marginaux ou les condamnait à mort.

Mais il se fourvoyait sur cette femme mystérieuse. Révisant son jugement, Ran vit ce qu'elle était : une espionne.

Vive et furtive, elle éliminait ses cibles sans émettre de son, si ce n'est celui de la chute de ses victimes. Elle visait les organes nobles et points vitaux et faisait mouche sans discontinuer. Ils disparurent de l'arène sous les vivats mêlés au mécontentement de la foule qui en redemandait. Ran refusa d'écouter la faiblesse de ses membres, tandis qu'ils se frayaient un chemin dans les couloirs et puits verticaux, zigzaguaient entre les gardes et machinistes, empruntaient les cages d'ascenseur réservée au remorquage des animaux et gladiateurs, prochaine attraction au programme.

Dans ce dédale dédié à la mécanique des jeux morbides, le courage des assaillants vacillait à mesure qu'une trainée de corps s'allongeait dans leur sillage. Bon sang, combien de shivarricks dissimulait-elle dans ses vêtements ? Au cours de leur avancée, Ran se munie d'une épée. Pas son arme de prédilection mais mieux que pas de sabre du tout. Ils mirent à profit l'hésitation de leurs poursuivants, qui se raréfiaient à mesure qu'ils s'enfonçaient dans la pénombre souterraine du Colisée d'Oram. Alors l'incongruité d'un détail apparut à Ran.

— Pourquoi sauves-tu un vagabond alors que ta consœur se trouve au cachot ?

Pourquoi n'avait-elle pas aidé l'espionne Sandriane à s'évader ?

— Le moment est mal choisi pour taper la causette, dit Kohana, essoufflée.

— Si je connaissais tes motivations, peut-être que je chérirais mieux cette vie que je m'étais résigné à perdre. En me sauvant, tu en as acquis la responsabilité. J'exige des explications.

Kohana lui lança un regard torve.

— Tu ne manques pas d'air, toi !

Ran lui saisit le bras et la tira brusquement sur la droite. Une dague vibra, sa pointe enfoncée dans une poutre de soutènement. Sans le réflexe du jeune homme, elle aurait fini dans le poumon de Kohana. Elle écarquilla des yeux en identifiant le manche finement forgé, serti d'une gemme précieuse noire. Ran arracha l'arme du bois et se l'arrogea.

— Si belle et si meurtrière, admira-t-il, cynique.

— C'est une dague du Grand Conseiller.

Elle chercha le lanceur des yeux. Personne.

— Il s'est mis à couvert de tes shivarricks, dit Ran. Ton mécène n'apprécie pas ta « défection », je crois.

— Ce n'est pas mon mécène !

— Ah, j'avais cru comprendre que tu étais la catin de l'autre corbeau.

— Tu as la langue bien pendue pour quelqu'un qui me doit la vie, siffla Kohana.

Elle se demanda si elle n'allait pas le regretter. La suite lui donna presque raison.

— J'ai sauvé la tienne à l'instant, on est quittes, avança Ran. Par contre, on est morts si on ne sort pas d'ici !

Il se jeta sur le côté et entraîna Kohana dans son mouvement. Deux dagues éraflèrent le mur, non loin de leur cou respectif. Ran poussa Kohana en avant.

— Tu as fait plus qu'il n'en fallait. Sauve-toi ! Je sais que tu peux te dissimuler. Je n'en ai pas la force. Ta mission d'abord.

Elle le prit par la main.

— Je ne travaille pas pour Sandres. On est dans cette galère ensemble, on rame à deux. Tu es innocent, j'espère que tu ne l'as pas oublié, petit nigaud ! Ferme-la et cours ! Je n'ai pas bazardé un lit douillet chaudement acquis pour t'entendre me dire quoi faire ! gronda-t-elle.

Ne sachant quoi rétorquer, Ran se concentra sur leur fuite, talonné par les dagues du Grand Conseiller. Ce snob pomponné les avait vraiment suivis sous l'arène ! Il ne fallait point se fier aux apparences. Avisant une poulie, les fugitives saisirent la corde qui en pendouillait. Ils se servirent du décor arrimé à l'extrémité comme d'un contre poids et accédèrent au niveau inférieur, plusieurs mètres plus bas. L'atterrissage de Kohana fut brutal. Ran, qui avait anticipé la violence de la chute, se montra plus léger sur ses appuis. La corde avait été sectionnée nette par un lancer d'une précision mortelle. Le cri de l'espionne exprima douleur et détresse quand l'objet de décor retomba sur sa jambe droite.

Cassée. Merde ! Dans un moment pareil, son pied d'appel en plus ! Elle était maudite. Ran revint sur ses pas et l'extirpa du piège. Il la soutint tant bien que mal, sous le regard perçant de leur poursuivant depuis les hauteurs.

Les larmes aux yeux, la lèvre mordue au sang, Kohana tentait de ravaler sa souffrance, son chagrin, sa colère et sa déception envers elle-même. Elle avait failli. Dans son état, elle ne serait qu'un boulet, elle les ralentirait. Ils se feraient prendre.

Impuissant, Jeff étudia les lieux. Il ne pouvait pas sauter, contrarié par la hauteur. L'accès aux escaliers lui imposait un détour. De frustration, deux dagues jaillirent de ses manches larges. Il vociféra des ordres aux gardes qui le rattrapaient enfin.

— Sécurisez toutes les sorties et relâchez les gladiateurs, bande d'incapables ! Celui qui m'en capture un achètera sa liberté.

Autant dire qu'ils les traqueraient avec une pugnacité de désespérés. Kohana gémit. Elle puisa dans sa peur ses dernières ressources. Passé un moment à courir à cloche-pied, à moitié portée par Ran qu'elle dépassait d'une bonne tête, elle les arrêta, essoufflés. D'un coup d'œil circulaire, elle étudia le terrain. Il s'agissait à présent d'utiliser sa tête. Les muscles démissionnaient ; le mental ne tarderait pas à suivre. Mais difficile de garder son sang-froid quand on était traqués par des esclaves assoiffés de liberté.

— Va-t'en ! Tu as plus de chances de t'en sortir seul.

— Tu as dit qu'on ramait tous les deux. Je ne pourrai pas conduire la barque seul. On n'est pas bons navigateurs à Sandres, au cas où t'aurais pas remarqué.

— C'est ton problème. Moi j'ai appris à naviguer en Orsei, souffla-t-elle.

Elle saisit une cordelette trouvée dans la poussière, attacha un nœud marin à une grosse caisse pleine d'armes usés. Elle enroula ensuite une extrémité autour du bras de Ran qui la regardait faire. Elle ne répondit pas à sa question silencieuse ; il avait déjà deviné la réponse.

— Si d'aventure t'y fais un tour, passe-leur le bonjour de Kohana. Ils sont sympathiques, tu verras.

Elle actionna le loquet de la trappe sur laquelle reposait la caisse. Le sol céda. Dans un fracas, la caisse chuta. Ran s'envola sans opposer de résistance. Il avait compris son manège avant qu'elle ne l'exécute. Ses yeux ne la quittèrent pas, tandis qu'il s'éloignait, le cœur lourd, les mâchoires serrées. Il refusa de battre des paupières pour graver son visage dans sa mémoire. Elle lui sourit d'un air bravache, rassurée de voir à nouveau brûler la flamme de son envie de vivre. Il survivrait. Quoi qu'il arrive, il trouverait la rivière souterraine. Il s'échapperait. Pour elle.

— Maintenant, tu vas me dire pour le compte de qui tu travailles.

La voix froide dans le dos de Kohana lui arracha un frisson. Ses sens émoussés par la douleur et la fatigue, elle n'avait pas senti la présence du Dissimulateur. Pire, elle n'avait pas soupçonné un instant que Jeff maîtriserait cette technique. Son manque de discernement la débecta.

— Tu aurais pu l'arrêter, murmura-t-elle. Pourquoi ?

Il en avait largement eu le temps s'il se tenait dans la pénombre depuis un moment.

— Il est innocent, dit Jeff.

Il désactiva sa dissimulation et s'avança avec indolence. Elle lui lança un regard mauvais.

— Tu t'apprêtais à l'exécuter !

— Quelque fois, la perte d'une vie en sauve plusieurs. Maintenant que l'agneau à égorger a été secouru par la petite bergère, j'ai sur les bras un prince aigri qui réclame vengeance et un peuple mécontent à dompter. Votre démonstration de haute voltige n'a fait que les exciter. Les émeutes escaladeront cette nuit avec plus de férocité et de nombreux innocents en pâtiront. Quid des nobliaux à rabrouer et museler parce que j'ai ouvert mon lit à une espionne étrangère ?

En lice, la prima Vestis désormais dans une position embarrassée, qu'il avait laissée gérer seule des sénateurs désappointés. Jeff soupira. Dans le pire des cas, Cassandra opposerait son mutisme habituel et se retirerait. Il aurait dû la faire évacuer en premier – sécurité du Grand Red oblige –, mais l'impuissance des soldats l'avait poussé dans l'arène. Enfin, la soldatesque n'était pas tant incompétente ; l'espionne s'avérait plus efficace.

— Qui es-tu, mystérieuse Hana ? Ou devrais-je dire Kohana.

Elle s'était présentée à lui sous le prénom Hana. Il découvrait qu'il s'agissait d'un diminutif, piètre choix, au demeurant, pour masquer son nom véritable.

— Ils sont persuadés là-haut que tu es envoyée par Sandres, comme cette Narsha appréhendée dernièrement. Je ne démentirai pas. Mais entre nous, il n'en est rien. Je me trompe ?

Hana jaugea ses chances. Elle pouvait encore l'éconduire. Jeff perdit patience.

— Inutile de nier, je t'ai entendu le dire au nabot. Tu ne travailles pas pour Sandres. Qui est ton maître ?

— Vraiment, tu n'as jamais soupçonné qui j'étais ? Même pas un seul instant ? demanda-t-elle, sceptique.

Il y avait eu ces moments où elle avait cru qu'il se doutait de quelque chose. Jeff lui avait ouvert ses bras, son lit, ses appartements, son bureau, mais il ne lui avait jamais accordé sa confiance. Encore moins son cœur.

— Pas jusqu'à ce que tu sautes du haut des gradins. Même lorsque tu as sorti ta première dague de nulle part et blessé le bourreau, je t'accordais encore le bénéfice du doute.

Sa réponse semblait sincère. Néanmoins, il avait ordonné son exécution sans ciller, en dépit de ce fameux bénéfice du doute. Hana renifla. À quoi s'attendait-elle ? Elle pensait l'avoir dans ses filets, mais c'était l'inverse ; elle s'était prise dans la toile d'araignée du Triumvir. Elle avait refusé d'opposer la raison à leur relation magnétique. Cet homme avait su rendre son étreinte addictive en jouant à merveille la partition de son corps. Par ses doigts entreprenants, ses baisers enivrants, ses caresses brûlantes, ses mots suaves, il lui avait fait connaître une passion jamais égalée. À présent, Hana comprenait qu'elle s'était entichée d'un serpent, fascinée par ses yeux, piégée dans ses anneaux. Lui aussi savait se servir de son corps comme d'une arme. Une arme bien affutée.

Le sourire de Jeff n'atteignit pas ses yeux sombres.

— Tu t'attends à mourir. Cela ne se fera pas aujourd'hui.

La froideur dans les prunelles sadiques lui garantissait un cauchemar. Elle soupira.

— Quand passons-nous à la torture ? Mais j'aime mieux te prévenir, je ne te supplierai pas de m'accorder ta merci. Ça, c'est uniquement au lit, chéri.

Elle s'interdit d'écouter sa peur, il s'en servirait contre elle. À vrai dire, la douleur de sa jambe cassée émoussait ses craintes en ouatant sa réflexion.

— Crois-moi, je pourrais t'amener à le faire à nouveau, susurra Jeff qu'on aurait dit coquin, n'eut été ses yeux dénués d'émotion. Mais tu ne supplieras pas ma merci, mystérieuse Hana.

Il se rapprocha d'elle à pas feutrés. Sa fracture lui fit souffrir le martyr quand elle recula et finit acculée contre le mur. Elle avait perdu l'élément de surprise. La douleur lui brouillait l'esprit. Cependant, elle sentait avec une acuité macabre le froid causé par l'évaporation de la sueur à son front.

— Tu supplieras l'étreinte de la mort quand j'aurai commencé. Mais sans ma permission, elle ne te touchera pas, promit Jeff. Parce que tu es mienne.

Le murmure dans ses cheveux lui arracha un frisson. Son corps entrait en état de choc. Le monde tangua. Quand vint le baiser des ténèbres, dans un dernier soubresaut de conscience, elle vit Jeff penché au-dessus d'elle. La joue caressée par un homme affligé, elle ferma les yeux, fuyant ceux qui avaient capturé les siens voilà plus d'une lune.

*

Mégapole d'Aram, geôles du palais de Rubis.

Elle avait dû rêver l'affliction dans ces yeux. Cet homme ne pouvait pas avoir exprimé du regret, de la tristesse ou du remord avec un regard aussi calculateur. Il guettait le moindre signe de faiblesse, la plus petite faille, et l'exploitait. Il s'était passé une semaine mais Hana jurerait avoir vécu plus d'un mois de calvaire. Les séances de torture ne respectaient aucun horaire. Les méthodes étaient sournoises, aussi psychologiques que physiques.

Il avait commencé par la priver de sommeil pendant trois jours et trois nuits. Un dispositif dont elle ne comprenait pas le mécanisme cognait bruyamment contre une surface métallique et la réveillait au moindre assoupissement. Elle avait tenté d'en décortiquer sa séquence, mais le bruit semblait émis de manière aléatoire. Cet instrument de torture ne devait pas être manipulé par un ou plusieurs hommes se relayant. Le manque de repos avait empêché Hana de pousser sa réflexion.

L'estimant à bout de nerfs, Jeff avait entamé son interrogatoire. Mais l'esprit de Kohana avait été conditionné à ne pas céder, même quand son corps prenait le dessus et quémandait l'inconscience. Vœu qu'elle ne vit jamais exaucé car la suite des sévices, prodigués de manière simultanée ou successivement, n'autorisa pas le répit.

Quand elle croyait s'ouvrir une fenêtre d'accalmie, Hana réalisait qu'elle se trouvait sous une emprise insidieuse. Jeff employait une forme d'hypnose et s'aidait de sa fatigue pour s'infiltrer dans son esprit. Elle ignorait l'existence de telles méthodes. Plus déstabilisant encore, elle ne s'attendait pas à ce que Jeff les pratique en personne. Elle avait pensé qu'il délèguerait. Il devait bien y avoir un bourreau préposé aux tortures dans ces foutues geôles ! Ce n'était pas le travail d'un conseiller royal. Or Jeff semblait versé dans la pratique, de quoi déduire des années d'expérience. Certaines techniques relevaient de la haute voltige. Difficile de déterminer s'il s'agissait d'un savoir d'espion ou d'une expertise d'assassin.

Mais Hana scellait toujours ses lèvres. Alors Jeff les obligeait à ingurgiter des substances abrutissantes, émétisantes, ou qui lui brûlaient les entrailles et lui refilaient une fièvre de cheval. Il la visitait tous les jours dans la même cellule qu'avait occupée Ran. Ironie ou humour noir ? Elle avait fini par remarquer une tendance : les sévices ne la mutilaient pas. Bien que très douloureuses, elles laissaient peu de stigmates sur sa peau.

Elle ignorait si Jeff avait un penchant pour la suffocation en général, ou s'il la lui réservait en particulier, parce qu'il avait aimé l'étrangler durant leurs ébats avec son consentement. Mais elle aurait dû se douter que sadisme érotique trouvait sa source ailleurs. Afin de varier les plaisirs, elle avait subi l'immersion de sa tête dans l'eau, l'étouffement dans des sacs de peau, l'asphyxie par intromission de bâillon étouffant dans la gorge. Les fortes pressions sur ses membres, son cou, dessinaient des hématomes dans sa peau, traces hideuses de violence qu'effacerait le temps.

À chaque fois, Jeff la « rassurait ».

— Les séquelles ne seront pas visibles très longtemps.

Tentait-il de préserver le corps qu'il avait tant convoité ? Le comble, ce salaud attendait d'elle de la reconnaissance. Il pouvait toujours attendre ! Quand il ne l'exposait pas toute nue à la nuit froide, il l'enfermait dans un four et s'assurait que la température n'excède pas le seuil de la brûlure irréversible. Combien de prisonniers avaient succombé à cette torture infernale, avant qu'elle ne soit au point, si parfaitement calibrée ?

Ces séances étaient les plus atroces. La fournaise, la suffocation, replongeaient Hana dans les débris enflammés qui piégeaient les membres de sa caravane. Ceux que les brigands n'avaient pas passés au fil de leur sabre, les livrant au baiser des flammes qui léchaient la ferme où ils comptaient passer la saison froide.

À ce stade, Hana avait cherché différents moyens de se supprimer. Jeff s'assurait qu'elle ne se morde pas la langue au sang ou ne s'affame pas jusqu'à la perte de connaissance. Il l'avait déshabillée, débarrassée de ses poisons et revêtue de frusques. Il avait personnellement menée les fouilles. Aucune autre main que la sienne ne la souillerait. Elle lui appartenait. Jeff ne l'avait toujours considérée que comme une jolie poupée. Il l'avait désirée, exhibée, et ce n'était même pas de l'affection. C'était de la possession. Elle avait piétiné son ego surdimensionné. Elle l'entendait dans ses questions. Ses « pourquoi » incessants. Elle l'avait offensé. Un comble !

— Pourquoi Orsei ? Pourquoi lui ? Pourquoi de tous les hommes, il fallait que ce soit Dean Leblanc ?

Il avait fait le lien entre elle et le gouverneur d'Orsei. Sa mission : un total échec. Si elle avait eu la force de rétorquer, elle lui aurait demandé pourquoi de toutes les questions, fallait-il que Jeff insiste sur celle-ci ! Maintenant qu'il savait pour son seigneur, elle ne lui était plus d'aucune utilité. Pourquoi la maintenait-il en vie ? Comment était-elle parvenue à s'amouracher d'un tel monstre ?

— Pourquoi tu ne fais pas de moi un « exemple » ? Je t'ai dupé, humilié, j'ai terni ta notoriété, défié publiquement ton autorité, et je me suis parjurée en sauvant un traitre. Qu'est-ce qui retient ton bras ? Tu n'as pas un peuple à « apaiser » ?

Elle le provoquait au début. Puis, intriguée, elle avait tenté de décortiquer les véritables motivations du Triumvir. Le pourquoi de ses visites continues, les motivations derrière ses absences délibérées. Il la torturait par l'attente. Régner sur son impatience et son dépit n'était plus un défi quand elle avait compris qu'il en jouait. Sinon il ne commencerait pas chacune de ses séances par :

— Alors ma douce, t'ai-je manqué ?

Elle ne ratait pas une occasion de le refroidir.

— Quand viendra ce jour, j'aurai atteint le stade de folie permanente.

Provoquer ses sautes d'humeur se payait d'une séance particulièrement éprouvante. Mais à chaque fois, comme toujours, il veillait à ne jamais la mutiler. Elle devait le pousser à y mettre lui-même un terme.

— Un de ces jours, je me défigurerai tellement que tu perdras ton intérêt à venir contempler ta poupée. La mystérieuse Hana deviendra la laideronne Kohana et tu me ficheras la paix !

— Tu ne sauras jamais comment j'ai découvert que tu nous venais de la part de ce cher gouverneur d'Orsei.

Il piquait sa curiosité. Elle refusait de mordre à l'hameçon. Une bonne déduction suffisait. En proposant à Ran de se rendre à Orsei et d'y saluer du monde de sa part, elle avait vendu la mèche. Elle n'avait pas su anticiper les dons de Dissimulateur de Jeff, encore moins deviner sa présence à ce moment-là. Hana était une Dissimulatrice douée, mais la manière impressionnante dont Jeff s'effaçait en disait long sur la maîtrise de ses émotions. Cet homme pouvait être aussi lisse et silencieux qu'un lac gelé en hiver. Elle se repentait de n'avoir vu en lui qu'un politicien, un noble pomponné friands d'intrigues. Ce type était en réalité un assassin. Un assassin conseiller du roi... De quoi donner corps à la rumeur sur le Tueur Écarlate. En réalité, le royaume de Maar était dirigé par un collectif d'assassins. Et l'un d'eux refusait de la tuer.

— Tes jeux me fatiguent, Jeff. Ils ont perdu de leur intérêt. Je me fiche de la manière dont tu l'as découvert.

— Tu ne devrais pas. Tu as confirmé à l'instant ce pour quoi je n'avais que des spéculations.

Jusque-là, il se contentait de supputer. Donc quoi, avait-il joué la comédie durant tous ces jours ? Il l'avait bernée comme une péronnelle ! Il l'avait travaillée avec la patience d'une tique attendant le moment propice pour se cramponner à la peau d'une stupide bête et lui sucer le sang.[1] Elle lui avait ôté ses doutes. Elle voulut lui cracher au visage, mais il avait appris à se ternir hors de portée.

— À présent ton sort est scellé, Kohana. Autant dire toute la vérité. Tu me la dois, vu tout ce que tu as pu me soutirer.

— Va rôtir aux enfers !

Il claqua de la langue, impatienté :

— Es-tu sotte à ce point ? Je t'ai maintenue en vie !

— Oh, il ne fallait pas te donner tant de peine !

Irrité, il saisit durement sa mâchoire, lui pinça les lèvres pour l'empêcher de cracher, et la força à le regarder dans les yeux.

— Je voulais que tu vives, idiote. Mais ce n'est plus possible ! Le roi te tuera sans ciller, ce que je ne peux me résoudre à faire. Alors j'ai besoin d'une raison de continuer à te garder en vie. Tu dois me dire toute la vérité, elle m'aidera à t'éviter l'échafaud ! Donne-moi une monnaie d'échange. N'importe quoi, pour marchander avec sa Majesté, fichtre !

Kohana battit des paupières, secouée. Elle refusa d'identifier l'émotion dans son regard torturé. Il ne mentait pas. Cependant, elle ne voulait plus le croire. Elle avait déjà essayé, à ses dépens.

— Pourquoi fallait-il que tu sois une espionne, Hana ? chuchota-t-il, en désespoir de cause.

C'était reparti pour une nouvelle rengaine !

— Je t'aimais, Kohana. Je t'aimais... et il a fallu que tu gâches tout !

La peine de Jeff lui serra le cœur. Elle le maudit. L'emploi du passé lui asséna le coup de grâce. Le Triumvir lui caressa la joue avec une tendresse déplacée. Elle était trop sonnée pour réagir. Le souffle agité, il lui tourna le dos et quitta le cachot d'un pas raide.

— Attends ! lança-t-elle sans réfléchir.

Sa maîtrise se brisait. Elle ne parvenait plus à feindre l'indifférence. C'était faux, n'est-ce pas ? Cet homme ne l'avait jamais aimée. Pourquoi mentait-il à ce sujet ? Eh bien, tu as une drôle de façon de me prodiguer ton amour !

— Qu'Hayden te maudisse !

Le sourire de Jeff mourut. Il y était parvenu. Il avait trouvé la brèche ultime, même si elle continuait de lutter par amour-propre. Le geste mesuré, il se retourna. Elle passerait à table ; une simple poussée suffirait désormais. Il ne sut pas comment il ne flancha pas devant son visage dévasté de larmes. Cette fois, elles n'exprimaient pas la douleur, la frustration, la colère. La détresse ruisselant sur ses joues trouvait sa source au plus profond de sa personne.

Sa déclaration l'avait mise dans cet état, comprit Jeff. À cet instant, il réalisait ce qu'elle s'était acharnée à lui taire, bien avant l'évasion de Ran. Il n'en crut pas ses yeux. Ceux de Hana disaient que contrairement à lui, elle l'avait aimé. En fin de compte. Elle n'avait pas seulement profité de lui pour parvenir à ses fins, elle l'avait apprécié, avait nourri des sentiments réels à son endroit.

Il venait de la briser.

Jeff ne sut pas à quelle vérité se vouer. Il avait déjà commis l'erreur de lui ouvrir son intimité et elle avait joué avec sa crédulité. Or les rigoles sur sa peau encrassée, jadis pâle et parfumée, parlaient d'un chagrin d'amour. Jeff la détesta de le forcer à la faire souffrir.

*

Mégapole d'Aram, geôles du palais de Rubis.

Comment en était-elle arrivée à cette situation ? Comme avait-elle pu nourrir l'illusion de l'aimer ? La ritournelle tournait en boucle dans l'esprit de Hana. La vie se détachait au compte-goutte de son corps diminué.

Elle ne luttait plus contre ses chaînes. Ses pouces avaient été isolés des autres doigts par un anneau métallique relié à ses poignets. Impossible de les disloquer et s'affranchir de ses entraves. Précaution inutile avec des bras écartelés.  Au bout de plusieurs tentatives d'échappement, Jeff ne prenait plus aucun risque avec elle. Il avait épuisé ses ressources d'espionne. Elle n'aspirait plus qu'à mourir. Non parce qu'il l'avait brisée. C'était sa seule manière de l'emporter sur le Triumvir.

Jeff avait interdit à la Mort de poser un doigt sur elle sans sa permission. Ce salopard l'avait torturée, l'avait réanimée, l'avait questionnée, l'avait torturée, l'avait soignée, l'avait questionnée. À présent, il l'avait oubliée, l'avait abandonnée dans son cachot. Il avait cessé ses visites, mais il tenait sa promesse, il la maintenait en vie. L'absence prolongée de Jeff arrangeait les affaires de Hana. Elle n'appelait plus la mort de ses vœux, elle avait trouvé le moyen de s'éliminer. Si Dame La Mort refusait de moissonner son âme de gré, elle la lui donnerait de force.

Elle qui rêvait de fin glorieuse périssait à cause de sa maladresse. S'éprendre d'un homme dépourvu de cœur était la pire des idioties ! De toute façon, elle n'aurait pas le loisir d'assumer une telle erreur. La honte de vivre avec l'idée de son échec « par amour » pourrait bien lui être fatale. Tant mieux. Ce serpent de Jeff avait joué de l'instrument de ses sentiments et soutiré la mélodie qu'il voulait entendre. La douleur ne l'avait pas domptée mais ses émotions avaient eu le meilleur d'elle.

La vie quittait Hana, pourtant sa rage fumait. Une rage si violente qu'elle lui avait ouvert le crâne contre une protubérance du mur de pierre dans son dos. Du sang coulait dans ses cheveux englués. Dans une mare écarlate au sol, s'égouttait le fluide vital de ses pensées, regrets et souvenirs.

*o*o*


[1]Une tique peut attendre 18 ans à l'état larvaire avant de se transformer en adulte, de prendre un unique repas et de mourir.




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