✙ II - Braises sous la cendre ✙ 1/5
🎵 Opening : Miyavi feat. Sugizo - Hino Hikari Sae Todokanai Kono Basho De
Edit du 06/11/2021
◢Chapitre II : Braises sous la cendre (partie 1)◣
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Province d'Orsei – Mégapole de Nacir, palace du gouverneur.
Un goujat doublé d'un fat, voilà ce qu'était cet homme ! Ruminant sa colère, Red marmonnait et grinçait des dents telle une âme aigrie, lorsqu'il réalisa s'être égaré. Dans quelle direction se trouvait l'aile attribuée à la délégation royale ?
Toute son énergie avait été consacrée à s'éloigner des appartements de ce vaurien de gouverneur. La première ouverture lui avait été salutaire, l'autre était sur ses pas. Il s'était hissé avec agilité sur la terrasse au-dessus avant de déclencher sa dissimulation. Il pensait retrouver son chemin de mémoire, mais force était d'avouer qu'il avait perdu ses repères. Se traitant de sot, Red reprit son errance. Cette galerie d'arcades conduisait bien quelque part...
Peu à peu, la beauté de l'architecture le détourna de son aigreur. Il n'avait pas pu jouir d'une visite des lieux. Ses hérauts avaient devancé d'une journée la délégation, afin d'annoncer la venue de l'émissaire royale. À leur arrivée les attendait un banquet. Le temps de se rafraîchir, d'investir leurs quartiers et se changer, il était déjà l'heure de déployer ses Prêtresses Vestis officiant en danseuses. À présent, Red avait tout le loisir d'admirer la splendeur des environs, à une heure tardive justifiant les couloirs déserts.
La galerie intérieure ouvrait sur une cour à sa droite. À sa gauche, elle donnait accès à quelques appartements. La minutie apportée au relief des piliers témoignait d'un beau savoir-faire. Les bâtisseurs pouvaient se glorifier de leur sens du détail. La symétrie quadripartite des voutes en ogive apportait une belle profondeur aux coursives. Le style était un métissage typique de la région, qui empruntait à l'architecture orientale du royaume de Sandres.
Le palace sentait le rénové. Le maître du domaine avait donné un coup de jeune au legs de ses aïeux. Red dut reconnaitre à Dean Leblanc un goût exquis. Partout où se posait son regard, il voyait du raffinement sans ostentation.
Les grandes toiles et tentures aux murs ne racontaient pas les batailles des légendaires Guerriers Whites, comme on s'y attendrait. On se surprenait à contempler des paysages floraux et animaliers, joliment mis en scène et représentés avec une telle virtuosité, qu'ils renvoyaient l'illusion de fenêtre ouverte sur une prairie sauvage. Ces peintures inspiraient un sentiment d'évasion.
L'ébahissement de Red laissa place à une curieuse émotion, quand il reconnut la signature de l'artiste au bas d'une toile. D. L. Leblanc. On ne lui ferait pas avaler que l'œuvre était de ce barbare ! D. était aussi l'initiale de Dan, frère du gouverneur. Se sentant ridicule de nier à ce dernier une sensibilité artistique, Red soutint néanmoins que cela restait difficile à concevoir venant d'un rustre.
Il ne voulait pas lui reconnaître un tel talent, par équité envers le commun des mortels. Les dieux ne s'étaient-ils pas montrés trop généreux envers cet homme qui possédait déjà tout ? Charisme, fortune, foi de son peuple, et maintenant ça ! un don d'illustrateur, de peintre. Non qu'il soit envieux. Refusant de donner consistance au spectre de jalousie qui lui nouait l'estomac, Red s'attarda sur la qualité du mobilier. Leur belle facture témoignait des échanges commerciaux entre Nacir et le bastion de TarN. Le bois y était une matière première savamment domptée.
Au nord-ouest de la province, TarN tirait profit de sa proximité avec la forêt de Zelen et les carrières de granite de la chaine montagneuse des Vyrez. Durant leur escale, Red avait découvert une ville fortifiée, véritable chien de garde d'Orsei. Une armée viendrait difficilement à bout de ses remparts impressionnants.
C'était une constante en ces contrées. Après TarN, toutes les cités sur la Route Royale savaient se changer en place forte. Izy et Miry, bien plus petites, avaient aussi été construites pour supporter un siège éprouvant. Leurs fortifications étaient presque dissuasives. Ces villes avaient fait du façonnage de la roche cristalline tirée des mines et carrières des Vyrez leur spécialité.
Rien d'étonnant à ce que Nacir soit dotée de son armure de granite, qui mariait l'esthétique à l'intimidation. Cette fois, Red ne pouvait pas nier qu'il en était envieux. Grâce à sa position reculée et la protection qu'offraient de nombreux obstacles naturels ainsi que les bastions voisins, la capitale d'Orsei avait le temps de voir venir la moindre attaque du nord et de se préparer en conséquence.
Éviter le bastion de TarN obligerait à couper par la forêt de Zelen. On deviendrait alors la proie d'adversaires natifs de la région, à même d'exploiter à leur avantage les secrets de cette densité verte. Seul un chef militaire inconscient, aux abois ou disposant d'hommes aux aptitudes exceptionnelles, s'y risquerait. Car une fois la Zelen franchie, attendrait l'épreuve du lac Hapnes. L'étendue aqueuse était si grande qu'on ne voyait sa berge opposée qu'à l'aide d'une longue-vue. Cet obstacle laissait aux garnisons de TarN, Vair et Lakeis, le loisir de prendre les assaillants en tenaille. Cela expliquait sans doute la raréfaction des conquêtes menées contre les fiefs Whites.
Ici la paix régnait depuis des siècles. Toute annexion était décourageante, et les gouverneurs s'en gargarisaient. Au point de développer l'orgueil de défier des rois ! rumina Red, amer. Dépité, il se demanda comment, de sa contemplation de l'architecture, était-il passé à des plans tactiques de guerre. Que cherchait à lui dire son inconscient ? Ce n'était pas comme s'il nourrissait le dessein de soumettre Dean Leblanc par la force. Non seulement ce ne serait pas la plus avisée des solutions, mais il y avait aussi d'autres priorités à gérer.
Hélas, Red ne parvenait pas à s'arracher de l'esprit l'idée éprouvante que cet individu arrogant le... désirait ! Cet homme le convoitait comme d'autres avaient envie d'une femme. Cela ne devrait pas le mortifier, encore moins l'effaroucher, puisqu'il nourrissait les fantasmes de sa cour. Mais de manière inexplicable, l'attitude de Dean le hérissait. Il lui apparut alors qu'on ne lui avait jamais directement fait part de cette concupiscence. Personne au palais de Rubis n'osait se montrer aussi franc et impertinent envers Le Grand Red.
— Acceptez de me combler cette nuit, et je suis votre homme.
Qui s'essayerait seulement à soumettre une telle demande ? Dean Leblanc s'adressait à lui comme à un égal. Il y avait là quelque raison d'être outragé. Du moins, la situation était déstabilisante. Le gouverneur lui avait donné du « Majesté » mais à aucun moment ne s'était considéré inférieur par la naissance et le rang. Il avait défié sans crainte son seigneur et souverain !
Red réalisa qu'il grinçait à nouveau des dents. Sa colère l'aveuglait tant qu'il vit au dernier moment l'homme venant à lui en toute hâte, les bras chargés.
— Majesté !
Il reconnut son émissaire. L'imbécile soupira de soulagement, inconscient de sa bourde.
— Pourquoi donnes-tu du « Majesté » à une danseuse ? l'admonesta-t-il d'un ton sourd.
Julian regarda vivement par-dessus son épaule puis bredouilla une formule d'excuse.
— P-pardonnez ma balourdise, votre...
Le regard affuté du roi lui coupa la chique. L'ambassadeur se répandit alors en excuses silencieuses, enchainant révérences maladroites sur révérences maladroites, autrement dit : bévues sur bévues. Red eut envie de le claquer. Il balaya du regard les environs. Ses déambulations l'avaient mené à l'entrée d'une cour intérieure carrée, au centre de laquelle s'érigeait une fontaine à l'effigie d'une naïade vêtue de voiles et d'un petit garçon.
La sublime nymphe renversait l'eau de sa jarre par inadvertance, en voulant redresser le broc que portait l'enfant avec maladresse. Convaincu qu'il s'agissait de son fils, Red fut submergé par le sentiment que le visage de la mère avait été sculpté avec beaucoup d'amour. Une affection toute maternelle débordait de la créature de marbre blanc et nouait les entrailles de Red. N'évoluant pas en terrain conquis en ces lieux, il jugea l'émoi malvenu. Néanmoins, sa contemplation atténua son ire bouillonnante. Mais il était loin de retrouver une quelconque sérénité avec un sujet aussi empoté !
— Qu'y a-t-il, Julian ?
— On vous cherche désespérément partout.
— Pourquoi cela ? N'ai-je point été clair ?
Il ne voulait aucune escorte. Son Cordon Rouge, déguisé en simples gardes, ainsi que les Prêtresses Vestis, avaient reçu les mêmes ordres. Une danseuse escortée par des soldats jusqu'au lit d'un courtisan soulèverait bien trop de questions. Il ne ruinerait pas son subterfuge à cause de l'inquiétude de ses hommes. N'en déplaise à chacun d'eux, le roi savait se défendre.
Il enferma dans les oubliettes de son esprit sa défaite contre Dean. Ce duel n'avait jamais été équitable, beaucoup d'éléments jouaient en sa défaveur. Red était incapable de dire si son corps désirait se laisser dominer ou échapper à l'étreinte du barbare.
— Vous mettre à désespérément me chercher partout est la meilleure façon d'alarmer tout le monde.
Il voyait leur tête d'ici. La mine angoissée, l'œil fébrile parce que sa Majesté était introuvable. Julian eut la décence de paraître embarrassé. Mais sa gêne nappé d'hésitation lui sembla étrange.
— Allons, que se passe-t-il ?
— Eh bien, c'est-à-dire que...
Red s'impatienta.
— Parle, Julian !
— C'est délicat, Ma... prima.
Ce fut rattrapé in extrémis. Au comble de l'exaspération, Red maudit l'homme. Comment avait-il pu choisir cet individu pataud comme porte-voix ?! Sans doute qu'un émissaire du roi, en mission, n'officiait pas en présence dudit roi. Mais tout de même ! Il attendait de Julian un peu plus de débrouillardise. Peut-être lui en demandait-il beaucoup, se ravisa-t-il, à la pensée que le malheureux n'était pas habitué à gérer un monarque qui vagabondait partout, attifé en danseuse. Cela n'excusait pas le manque de jugeote. Lancer un « Majesté ! » en territoire ennemi...
La menace inadmissible de Dean Leblanc de scinder Maar en deux n'était pas à prendre à la légère. Cependant, une part de Red voulait la considérer comme un vulgaire chantage accompagnant des avances déplacées. Une manière vile de lui forcer la main. Une fourberie à laquelle il devait répondre, et vite. Il ne laisserait pas à l'infâme la possibilité de lui prouver qu'il avait tort de minimiser cette tentative d'intimidation.
— Vas-tu parler ? Ma patience est limitée. Que juge-tu si délicat que tu ne peux m'en faire part ?
— Pardonnez-moi, votre Grâce... Il s'agit des dires du gouverneur.
Devant l'ampleur de son embarras, Red soupira. Son irritation décida Julian à cracher le morceau.
— Son prompt retour au banquet a été surprenant. Les siens ont poussé la curiosité de façon discourtoise, et il n'a pas paru gêné de leur donner satisfaction.
Red grinça des dents. Pour tous les convives, le gouverneur vivait une parenthèse torride en compagnie de la prima Nior. L'indiscrétion avec laquelle Dean nourrissait les conversations, laissant entendre que ce n'était pas dans les mœurs du maître des lieux de revendiquer si ouvertement une femme. Ce soir sortait, apparemment, de l'ordinaire. Difficile à croire quand Dean avait tout du tombeur de ses dames.
— D'après lui, il semble que vous... soyez « indisposée ». Vos lunes vous auraient rattrapée. Il met cela sur le compte de l'angoisse et de la fatigue du voyage. Ce qui l'a refréné dans ses projets vous concernant. De gêne, vous lui avez échappé.
Julian marqua une pause pour reprendre son souffle puis confia :
— Vous comprenez ma... perplexité, ma prima.
Red vit rouge. C'était probablement le cas de le dire. Ainsi, selon le rustre, il – enfin, elle – avait ses menstrues ? Il saignerait ce porc ! Là encore, Dean Leblanc le devançait. Cet ignoble personnage donnait des coups d'une bassesse écœurante. On avait tant fait l'apologie de l'éthique guerrière White qu'il en était sans doute venu à idéaliser cet homme, qui, hélas, se battait avec la sournoiserie d'une femmelette !
Devant le silence du roi, Julian tenta de combler le vide.
— On s'est mis en quête de vous retrouver quand le gouverneur l'a expressément ordonné. Il se soucie de votre santé et nous a chargés de vous transmettre qu'il n'est pas contrarié. Même si les nuits sont douces par ici, votre tenue légère ne vous met pas à l'abri de courants d'air. Il se fait du mouron pour vous.
— Mouron de mes fesses ! éructa Red, oublieux de son titre.
Son embarras à son paroxysme, Julian termina ses explications.
— Une poignée de convives s'est lancée à votre recherche. Dans la foulée, les prêtresses ont proposé de jouer à « attrape-moi si tu peux » dans tout le palace. Avec l'approbation du gouverneur, elles ont entraîné encore plus de monde à votre recherche ! dit-il, désapprobateur.
Red retint un sourire.
— Elles restent efficaces.
Le jeu, une diversion bienvenue, dérouterait les convives et détournerait leur attention des gardes qui le cherchaient plus activement. Il disposait désormais d'une fenêtre de manœuvre pour tenir un conciliabule, sans que l'absence de qui que ce soit n'éveille des soupçons.
Sceptique, Julian nota que cela n'avait pas l'air de contrarier le roi. Il haussa mentalement les épaules. Mieux valait ne pas chercher à déchiffrer les desseins de cet individu ni essayer de lire les intentions de ces femmes supposées dévouées au Culte de Vestis.
— Tenez, ma prima.
Il déplia la longue cape de velours sombre qu'il tenait et en revêtit les épaules du roi. Red l'ajusta afin de ne pas marcher sur la traine. Il ordonnait à Julian de le reconduire à leurs quartiers quand une femme à l'approche gronda :
— Vous voilà enfin ! Sauf votre respect, je n'obéirai plus à une seconde directive de cet acabit, prima Nior.
— Loup... Ton odorat laisse à désirer, si tu n'as pas pu me flairer avant Julian.
La capitaine de sa garde grogna.
— Ce n'est pas le moment de plaisanter. Il n'a aucun mérite, c'est sur mon injonction qu'il s'est muni de votre cape avant de jeter un œil...
Sa phrase en suspens, Lou-Ahn se tourna vivement. Elle fronça les sourcils afin de mieux focaliser dans la pénombre. Soudain tendu, Red suivit son regard. Les ombres portées du faux couloir qui s'ouvrait sur la cour dansèrent sous les rayons de lune.
— Fausse alerte, marmonna Lou-Ahn.
Elle avait eu l'impression de sentir un Dissimulateur, mais le vacarme de la fête pouvait l'induire en erreur.
— Allons-y.
Elle ordonna à Julian d'ouvrir la marche et garda les arrières du souverain.
*
L'obscurité qui l'accueillait ne parut jamais aussi bienveillante. La femme se demanda que penser de cette étrange conversation. Une prima Nior qui donnait des ordres à un garde, des prêtresses se faisant passer pour des danseuses, et ses oreilles avaient bien entendu l'ambassadeur dire « Majesté ». Le Grand Red était donc au palace, accompagné de ses Prêtresses Vestis !
Le cœur de Sonia battait la chamade. Elle se sentait à un tournant de son destin. Qu'elle soit damnée si elle ne saisissait pas une telle chance. Aussi se dépêcha-t-elle d'emprunter un couloir dérobé. Son époux aurait vent de cette affaire. On n'en attendrait pas moins d'une bonne compagne soumise.
Cependant, si elle se targuait d'être une bonne épouse, une White ne pratiquait pas la soumission. Le couloir dissimulé ne menait pas aux appartements de l'oncle du gouverneur mais aux quartiers alloués par ce dernier à la délégation royale. Royale, elle l'était bien ; elle ne venait pas seulement nantie du sceau du roi, elle amenait le roi en personne !
Après le prince David, Le Grand Red. Il n'était plus question qu'elle soit tenue à l'écart. Le cœur de Sonia chantait de jubilation et de crainte. Ce qu'elle s'apprêtait à faire pourrait lui coûter sa tête ou lui valoir une place à la tête de « quelque chose ». Seulement, en cas d'imprudence la sanction serait son lot, et si elle tirait son épingle du jeu, la récompense reviendrait à son époux. Le titre pompeux irait à James. Cette injustice maariane l'avait toujours horripilée.
Mais l'heure n'était pas à l'indignation, plutôt à la prudence. La vigilance de la soldate avait failli être fatal à son cœur qui palpitait d'excitation et de frayeur. Sensation plus euphorisante que les étreintes de son vieil époux. Voulant se donner bonne conscience, Sonia se convainquit d'agir par dévouement conjugal.
*
Palace du gouverneur – quartiers de la délégation royale
Sa fidèle amie posa sur lui un regard inquiet. Red servit un sourire piteux à Sacha qui se précipita à sa rencontre, une ride d'inquiétude lui barrant le front. Elle avait toujours su lire son désarroi. Elle le conduisit vers un grand sofa moelleux, et il se laissa choir avec le poids du désespoir.
— Comment cela s'est passé ?
— Mal.
— Il a osé rejeter les conditions que vous étiez chargé de soumettre ? s'écria-t-elle, à la fois peinée et incrédule.
Elle ne fut pas la seule scandalisée par l'idée de l'insoumission du gouverneur. Le conciliabule se tenait dans un boudoir, en présence de l'ambassadeur Julian et des sénateurs Nigell et Marius. Nigell partageait une amitié avec les Triumvirs. Marius nourrissait des sentiments « secrets » à l'égard du roi. Au fait de cette inclinaison, ce dernier en jouait dans le but de tirer le meilleur de l'épris, qui ferait tout pour plaire à sa Majesté. La loyauté revêtait plusieurs tuniques. Red refusa de s'attarder sur les couleurs de celle de Dean Leblanc. Celle qui s'obtenait au prix d'une passe sexuelle s'appelait injure !
Les individus présents dans la pièce considéraient la fête finie. Retrouver la prima Nior à consoler avait été une excuse mortifiante mais restait un bon prétexte. Les seuls à savoir l'identité de Red étaient les deux sénateurs, l'ambassadeur en visite officielle, Sacha, l'unité d'élite du Cordon Rouge et la poignée de Prêtresses Vestis sous couverture. Le reste de la délégation ignorait voyager en présence du souverain.
Au palais de Rubis, le reste de la garde rapprochée de sa Majesté et ses doublures donnaient l'illusion de sa présence. Le Triumvir Jeff avait reçu l'impérium du Grand Red, autorité lui permettant d'assurer la régence en son absence. Sacha avait tenu à l'accompagner, car elle s'inquiétait de le savoir séparé de son Triumvirat. Puisqu'il avait déjà refusé au Général Timothy le droit d'être du voyage, il avait cédé à la jeune femme.
Non sans un déchirement, l'ancien Guerrier Mô'Lar avait mis son roi sous la garde du capitaine Lou-Ahn, à la tête de recrues très prometteuses. Si elle faillait à sa mission, son supérieur l'écorcherait vive. Mais l'excentricité de son souverain aurait raison d'elle bien avant.
Red ne saurait jamais comment leur exprimer sa reconnaissance. Leur présence lui était d'un grand réconfort. Ils étaient ses tuteurs quand sa tige ployait sous la charge des fruits, avariés pour l'instant. Il désespérait du jour où il se délecterait enfin de la bonne saveur de son labeur. Hélas, des imbéciles de l'engeance de Dean Leblanc compromettaient ce projet. Il soupira à fendre l'âme.
— Il n'a même pas entendues ces conditions !
Il venait soumettre ses doléances royales à ce gouverneur dont la popularité nourrissait ses inquiétudes. La situation avait dégénéré et il n'avait pas pu les émettre. En y repensant, Red n'était pas fier de lui. Il s'était emporté au lieu de réagir avec la dignité de son statut. Son entrevue avec Dean avait évolué en bagarre d'écoliers parce que l'autre avait manqué de respect à sa mère. Minable ! Lui qui se targuait d'être un tacticien s'était laissé dominer par ses émotions comme un béjaune.
Aux sourcils froncés de Sacha, la perspective de subir son interrogatoire ne l'enchanta guère. Malheureusement, elle l'empêcha de se dérober en lui retirant ses bracelets de chevilles, après l'avoir déchaussé de force.
— Comment cela ? Il ne vous a pas laissé parler ?
Red grommela :
— C'est comme je le craignais. Il estime certainement que sa popularité auprès du peuple lui octroie le droit de se considérer l'égal de sa Majesté. Cela nous met dans une situation délicate. Le Grand Red n'est pas contre l'idée qu'il s'arroge des prérogatives royales en Orsei ; il est descendant de rois, après tout.
— Ne dites pas cela, Majesté ! s'indigna Julian.
Red se rembrunit. Au temps pour sa tentative de brouiller les pistes !
— Dois-je te faire couper la langue pour qu'on ne t'y reprenne plus ?
L'ambassadeur frissonna d'effroi et courba l'échine, repentant.
— Je vous prie d'accepter mes excuses, prima Nior. Mais si je puis me permettre, tolérer une telle chose pourrait inciter l'homme à avoir les yeux plus gros que le ventre.
— Son ambition ne va pas au-delà des frontières de sa province, dit Red, pensif. Son allégeance suffirait. L'économie de Raam dépend de ses échanges avec Orsei.
Au point où ils en étaient, ce compromis méritait d'être considéré sérieusement.
— Il y a un « mais », comprit Sacha.
— C'est cela, reconnut-il. Il s'est mis en tête de vouloir détacher Orsei de Maar.
La petite assemblée hoqueta, abasourdie. Elle n'était pas au bout de ses surprises. Red renifla, méprisant.
— Il « laisse » le Nord au roi, qu'il dit !
Le sénateur Nigell sursauta.
— C'est ridicule ! Et... que lui avez-vous répondu ?
— Qu'il fallait qu'on y réfléchisse.
Red préféra éluder. Il refusait de révéler dans quelle impasse humiliante il se trouvait. Indigné, le sénateur Marius s'étouffa de colère.
— Il n'est pas envisageable de donner suite à cette... cette outrageuse mascarade ! Cet acte de félonie doit être châtié !
Red s'agaça. Nul besoin qu'on le lui dise. Mais les châtiments n'étaient administrés que lorsqu'on en avait le pouvoir. Il apparaissait que Dean n'était point homme à se laisser réprimander, même par la personne du roi.
— Il y a un problème.
— Comment a-t-il réagi en découvrant qui vous êtes ? s'enquit Sacha.
Red ne put lui accorder son attention, soudain attiré par un recoin de la pièce. Il se leva d'un bond, sous le regard perplexe des autres. Concentré, il arpenta le boudoir et tendit l'oreille. Il se méprenait sans doute, mais la sensation d'être épié le taraudait.
— Que se passe-t-il ? murmura Sacha, tendue.
Elle quitta le sofa, prête à agir si la situation le requérait.
— J'ai le sentiment d'être écouté par des oreilles indiscrètes.
— La garde a vérifié toutes les issues, avança Julian. Il n'y a point de sortie dérobée.
— Nul besoin d'une sortie dérobée pour épier quelqu'un, marmonna Red. La plus petite ouverture suffit. Loup ?
La jeune-femme pénétra dans la pièce et se mit au garde-à-vous, poing droit contre son cœur.
— Augmente la garde et fais-la à nouveau flairer les environs. Inspectez toutes les pièces attenantes, y compris celles au-dessus et en-dessous s'il y en a.
— Vos désirs, mes ordres.
Celle qui jouait les rats de couloirs jugea opportun de prendre la clé des champs.
Sonia se frictionna les bras pour se débarrasser de sa chair de poule. Comment sa Majesté avait-elle su ? La technique de dissimulation et les moyens de s'en prémunir étaient l'apanage d'initiés. Le Grand Red en était-il un ?
Du quatuor princier, seul son Altesse David maitrisait les arts militaires. On pouvait sans peine lui attribuer cette aptitude. Ayant échoué à remettre le commandement de l'armée maariane aux mains de son second fils, Dorian, le roi Henri s'était consolé avec son quatrième, aujourd'hui Général de la Légion Nord.
Contrairement à son jumeau porté sur la politique, David était un homme d'armes. La prise de pouvoir d'Andy avait rebattu les cartes. L'héritier Damien, évincé, n'avait rien d'un meneur capable de rassembler des troupes sous sa bannière afin de récupérer le trône lui revenant de naissance. David campé à la frontière nord-est, Dilan n'avait pas pu compter sur Dorien pour contrecarrer leur cadet. L'on rapportait que le complot avait été si bien muri qu'il n'avait présenté aucune faille. Son exécution avait été expéditive.
Depuis lors, toute tentative d'assassinat du Grand Red avait été mise en échec. Raison de la fuite de son Altesse puînée, ayant raté plus d'une occasion d'occire le dernier né. Toujours était-il que malgré sa prise de pouvoir par la force, le prince Andy n'avait jamais été vu sur un terrain d'entrainement militaire. On ne lui connaissait aucune formation martiale, aucune aptitude guerrière. De quoi rendre encore plus mystiques les rumeurs le mettant dans la peau du Tueur Écarlate. Voilà qu'il décelait la présence d'un Dissimulateur...
Sonia les épiait depuis une bouche d'aération de la pièce du dessus. Seule une résidente permanente saurait la situer avec exactitude. Le boudoir faisait partie du domaine des femmes, à l'époque où le palace avait encore une maîtresse. Depuis le décès de l'épouse et de la mère de Dean, certains salons n'étaient plus que rarement usités mais maintenus en l'état. Faut croire que j'ai épuisé ma jauge de chance, se dit-elle. Sonia regagna le banquet par une sortie que dissimulait une grande toile coulissante, en vue de s'offrir un peu de vin pour calmer ses nerfs.
Dans le boudoir, Red s'obligea à se détendre. Il mit sa tension sur le compte de son entrevue musclée avec Dean, quand on lui rapporta qu'il n'y avait pas trace de fouine. Pour autant, cela ne signifiait pas qu'il ne s'en était point trouvée dans les parages.
— Maintenant qu'il sait pour votre identité, pensez-vous que le gouverneur aurait placé des espions dans vos quartiers ? demanda Nigell.
Red eut une moue songeuse.
— Il m'a fourni une excuse avec cette histoire de « lunes ». Je me dois de lui accorder le bénéfice du doute.
Les hommes essayèrent de ne pas ricaner. Sacha se demanda comment Red, si fier, avait pu s'accommoder d'une telle excuse.
— C'est cela votre problème, prima Nior, commença-t-elle. Vous aimez voir le meilleur chez les gens. Or le cœur de l'homme est tortueux. Et s'il vous avait donné ce prétexte, dans l'espoir que vous l'utilisiez pour tenir ce petit conseil, afin de vous espionner ?
C'était retors mais pas inenvisageable. Red grinça des dents.
— J'ai eu à voir la sournoiserie de notre individu. Je sais à quoi m'en tenir.
Quelque chose lui disait que Dean ne songeait pas à le faire espionner en lui donnant cette excuse de « menstrues ». C'était surtout pour se payer sa tête ou piétiner sa fierté !
— Foutu White arrogant ! maugréa-t-il.
Sa réaction inquiéta son auditoire. Sacha se montra insistante :
— Son idée indécente de scinder Maar mise de côté, quelle a été sa réaction en découvrant que sa belle danseuse n'a pas tous les attributs pour le satisfaire ?
— En quoi cela importe-t-il ? s'impatienta Marius. La priorité est à ce que nous allons faire de lui.
— Ce que fera Le Grand Red, appuya celui-ci, ne sera pas décidé cette nuit.
Tous se gardèrent de protester ou d'émettre un commentaire à ce sujet. La versatilité royale était un secret public. Sacha balaya sa colère et revint à la charge. Elle sentait qu'il lui taisait quelque chose. Elle flairait un os.
— Mais encore, sa réaction ?
— Pourquoi t'intéresse-t-elle autant ? s'irrita Red.
Nigell, Marius et Julian crucifièrent la jeune femme du regard. Ce serait très apprécié qu'elle évite de verser de l'huile sur le feu royal. Elle fut lasse de leur réaction. Ignoraient-ils encore son lien d'amitié avec le roi ?
— Quelque chose me dit que le problème vient de là.
Prenant d'autorité le bras de Red, elle entreprit de retirer ses anneaux et grelots. Celui-ci perdit le décompte de ses soupirs. Une fois de plus, elle avait su voir au-delà de sa colère et compris sa frustration.
— Eh bien, il a... Oh, ça me hérisse ! J'aurais dû l'éliminer quand j'en ai eu l'occasion, exhala-t-il en se vautrant dans les coussins.
Les autres tressaillirent. Les menaces de mort du Grand Red n'étaient pas des promesses en l'air. Qu'avait bien pu faire ce gouverneur pour en devenir la cible ?
— Déçu d'avoir été berné, de colère et de frustration de voir s'envoler sa nuit torride, il vous a pondu l'inadmissible : scinder Maar en deux, devina Sacha.
Sa déduction horrifia l'ambassadeur et les deux sénateurs. Red la dévisagea, méfiant.
— Votre air suspicieux est vexant, prima Nior, lâcha-t-elle, pincée.
Il lui sourit.
— C'est toi qui me vexes en supputant qu'après avoir découvert mon identité, son désir se soit émoussé.
Pour qui le prenait-elle ? Son pouvoir de séduction était avéré ! Preuve en était les rougeurs de Marius à la vue de ses cuisses dénudées, lorsque Sacha avait débarrassé ses jambes de leurs bijoux. Les pans de sa jupe doublement fendue avaient glissé et révélé sa peau hâlée par le voyage. Son indolence naturelle racontait une histoire de charme. Même si certains, à l'instar de Nigell, faisaient preuve d'un stoïcisme admirable, les hommes se prenaient aisément dans ses filets.
Julian se racla la gorge et Red, mortifié, réalisa la portée de ses propres dires. Sacha ne retint pas son sourire gouailleur. Il lui en voulut. Cette renarde lui avait arraché ce qu'il voulait taire ! À présent, l'ambassadeur béait de manière peu raffinée, dans sa tentative d'exprimer une chose pour laquelle les mots lui manquaient. Marius s'empourprait de plus belle, et Nigell fronçait tant les sourcils qu'ils n'étaient plus qu'une unique barre de poils signant sa préoccupation. Le roi se résigna à leur révéler la vérité.
— Il scinde le royaume si je ne lui accorde pas une nuit. Tel a été sa condition.
Si ces messieurs en furent cois, la dame éclata de rire, tancée par Red au comble de l'humiliation.
— Il n'y a rien d'hilarant !
— Cela n'est point une drôlerie, ma Dame, appuya Julian. C'est un total manque de respect envers sa... prima ! parvint-il à rattraper.
— Cet homme cherche un prétexte pour vous ravir le trône ! gronda Marius.
— La prima Nior n'est pas censée avoir de trône, rappela Sacha avec sécheresse.
Était-ce trop leur demander de ne pas faire des allusions directes à sa Majesté ? Si on les épiait, il y a longtemps qu'on avait découvert le subterfuge. Red finit par hausser les épaules, dépité de constater que son irritation était tout autant nourrie par ses proches dignitaires. Foutu pour foutu, autant y aller franchement. Et l'on s'étonnait que le royaume vire mal avec des sénateurs d'une telle balourdise !
— Cela dit, si un homme me désirait à ce point, j'en aurais été flattée, gloussa Sacha.
Nigell renifla son dédain. Julian marqua sa déception face à cette opinion frivole. Red partagea son avis.
— Cette façon de penser est typiquement féminine, avança Marius.
— Je n'en jurerais pas, opposa-t-elle.
— Il mériterait la pendaison pour avoir ne serait-ce qu'osé penser cela, grommela Red.
Marius cilla. Au-delà de ce terrible quiproquo, les intérêts de Maar primaient sur tout ce à quoi ils seraient confrontés en ces lieux. Même s'il réservait mille morts mentales à Dean Leblanc pour avoir eu des pensées si impures à l'encontre de sa Majesté, le trépas du gouverneur ne servirait pas le royaume.
Que cet homme ose se croire l'égal de son souverain et afficher tant d'impolitesse était intolérable ! Malgré tout, la colère ne devait pas les aveugler. Le Grand Conseiller Korgan avait entretenu Marius sur le tempérament de sa Majesté. Le premier Triumvir lui avait vivement conseillé de toujours prôner la franchise, même s'il craignait de courroucer le roi.
Le Grand Red avait trop de fierté pour punir un homme lui exposant ouvertement la vérité. Aussi curieux que cela puisse paraitre, ce souverain au caractère sanguin, à qui l'on attribuait une réputation de sanguinaire, n'aimait pas avoir de remords. Contrairement à ce qu'il se colportait, Red n'était pas dépourvu de la capacité à en éprouver. Marius avait conscience du désavantage de son monarque. Peu savaient quel homme formidable se dissimulait sous cette apparence. Il tenta la carte de la raison, tout en ménageant la colère royale.
— Votre courroux est légitime, prima Nior. Mais si je puis me permettre, le gouverneur est un homme comme les autres. Vous l'avez ouvertement séduit en usant de votre « magie ». Qu'attendiez-vous de lui en agissant ainsi ? Espériez-vous vraiment que cette idée indigne de votre personne ne lui traverse pas l'esprit après un tel numéro de charme ?
Les traits de Red se figèrent dans une ire glaciale. Marius se violenta pour ne pas se liquéfier et poursuivit son argumentaire.
— Mon point, ici, est que la prima Nior est d'une beauté sans conteste. Vous êtes une danseuse indéniablement attrayante, dans ces atours. Telle est l'ampleur de votre talent. Votre magie séductrice est avérée. N'importe quel homme aurait succombé.
Il parlait en connaissance de cause ! se retint de cracher Red, acariâtre. Devait-il apprécier ce compliment que son cerveau considérait depuis cette nuit comme une insulte ? Jusqu'ici, il n'avait jamais été dérangé par le fait d'être pris pour une femme. Mais c'était avant Dean Leblanc. C'est pour cela que tu as pris plaisir à le voir te convoiter durant ta danse ? Il grogna, et Marius ne sut pas s'il approuvait ou non son raisonnement.
— Tous les hommes ne sont pas sensibles aux élancements de la chair, lâcha Nigell d'un ton docte.
Ses confrères lui lancèrent un regard méprisant. C'était lui qui avait un problème, sûrement pas eux !
— Même les eunuques et les ascètes ne sont pas épargnés par la tentation charnelle, glissa Sacha, moqueuse. Mais ceci n'est pas le cœur du problème. Vous avez parlé d'une façon de penser « typiquement féminine ». Eh bien, je vous renvoie à celle « typiquement masculine ».
Elle considéra Red avec un grand sérieux.
— C'est le propre des hommes de bazarder toute raison par passion pour une femme. Des hommes ont guerroyé une vie entière, mené des batailles – certaines épiques, pour une femme. Des hommes ont bâti ou détruit des empires pour les faveurs d'une femme. D'autres ont vendu les leurs pour les beaux yeux d'une donzelle. J'ai la nette impression que le gouverneur appartient à cette engeance.
Elle haussa les épaules et se fit rêveuse.
— C'est un descendant de Guerriers Whites. Il m'a tout l'air d'un barbare raffiné ; une antinomie à lui seul. Et bel homme avec ça. (Elle sourit, coquine.) Faut-il croire que votre numéro de charme l'a envouté, au point d'éveiller chez lui ces élans particuliers ?
Red n'apprécia pas la tournure de la conversation. Il n'aimait pas le discours de Sacha. La perspective qu'il recèle une part de vérité l'effrayait.
— Le défendrais-tu ? gronda-t-il.
— J'émets une hypothèse.
— Hypothèse à laquelle j'adhère, avança Nigell, incendié par le regard royal. Malheureusement, vous êtes tombé sur le spécimen prêt à scinder un royaume en deux s'il n'obtient pas vos douces faveurs.
— Douces fa... ? (Red s'étrangla.) Je ne suis pas Femme ! s'insurgea-t-il.
Il lui apparut que ses sénateurs envisageaient peu à peu ce compromis-là ; la solution qui leur faciliterait la tâche et inspirerait le sentiment de n'avoir pas perdu du temps en cette contrée. Red se sentit acculé. Comptaient-ils vendre leur roi à ce barbare ?! Le jugeaient-ils capable de céder aux avances déplacées de ce sale convoiteur ? À son grand dam, il en eut la preuve.
— Peut-être ne l'avez-vous pas convaincu du contraire, essaya Julian avec prudence. Il existe des hommes bornés. Même face à la réalité.
— Qu'insinues-tu ? Que je me donne à lui pour qu'il vérifie ?! vociféra Red, hors de lui.
— Loin de moi une telle pensée ! se récria l'ambassadeur, horrifié.
En proie à une panique qu'il jugulait avec sa colère, Red quitta sa couchette et se mit à faire les cent pas. N'y tenant plus, il leur beugla dessus. Ils ne lui servaient à rien !
— Dehors ! DEHORS !
Les trois hommes frémirent d'avoir énervé le monarque et furent heureux de ne pas s'attarder dans la pièce. Sacha ne bougea pas d'un cil, tandis que Red déversait sa frustration en envoyant valdinguer une chaise d'un coup de pied. Préoccupée, la jeune femme étudia son souverain. D'ordinaire, il prenait les choses de manière détachée. Cela ne lui ressemblait pas d'être si perturbé.
— Viens t'asseoir près de moi. Que se passe-t-il, Andy ? demanda-t-elle en douceur. Que t'a dit cet homme ?
— Cet homme est vicieux, bougonna Red au bord des larmes.
Il tombait le masque du monarque, maintenant qu'il parlait à sa confidente. Il se rallongea sur le sofa et posa sa tête sur ses cuisses. Elle lui sourit avec tendresse puis ouvrit le coffret à bijoux posé sur un guéridon, en quête d'un peigne. Elle trouva son préféré – un accessoire en ivoire incrusté de pierres de saphir noir de Minerya –, et lui démêla les cheveux.
Elle aimait le bichonner, et lui se faire bichonner. Ce rituel datant de leur adolescence les avait rapprochés. Désormais, cela le détendait.
— J'ai l'impression que sa réaction t'a blessé.
— Si tu l'avais entendu ! glapit-il. Et son regard... Je me suis senti proche de ces friandises que Mère m'interdisait de toucher avant la quatrième heure de l'après-midi.
— On a tous vu ce regard gourmand, dit Sacha, amusée. C'est flatteur, tu sais.
— Pas dans mon cas ! Je ne suis pas une danseuse que l'on rabaisse au rang de chauffeuse de couche, parce que monsieur ne sait pas refréner ses pulsions charnelles ! N'importe quel homme à sa place aurait été refroidi en découvrant ce que et qui je suis. Mais pas cette bête en rut !
Sacha retint un sifflement, impressionnée par sa véhémence.
— Tu en fais une affaire personnelle, dis donc.
— C'est un affront à ma dignité, asséna-t-il, hautain.
— Cela n'a rien d'indignant d'être désiré. Enfin, ça l'est lorsqu'on importune le sujet de son désir quand celui-ci n'est pas intéressé. Il n'est point nécessaire que ce dernier sache qu'il fait l'objet de convoitise. Hélas, la majorité des hommes ne l'ont pas encore compris, et je doute qu'ils le saisissent un jour. Cela étant, il est parfois agréable de susciter le désir. Ma prima n'aurait-elle jamais été courtisée ? dit-elle, taquine. Ferait-elle son effarouchée ?
— Ne te moque pas de moi. Ce Dean Leblanc n'a rien d'un « courtisan », c'est un barbare.
Un barbare à la beauté captivante. Il devait admettre qu'il avait malgré tout été subjugué. Sinon, comment justifier qu'il ait autant perdu le contrôle de la situation ? L'homme était si... viril. Dean avait cette arrogance qu'on lui envierait. Red s'obligea à discipliner ses pensées. Il refusait de reconnaitre son petit faible pour ce malotru. C'était indécent. Déplacé. Cette inclinaison n'avait pas lieu d'être.
— Loin de moi toute envie de me moquer, l'apaisa Sacha. Repose-toi et mange surtout. Demain est un autre jour. Tu sauras lui faire changer d'avis. Il faut simplement qu'il apprenne à te connaître.
Red rumina un moment. Elle respecta ce moment.
— Rends-moi un service, dit-il enfin.
Elle tendit l'oreille. Il avait repris le ton du monarque.
— Lequel ?
— Assure-toi qu'il ne lui prenne pas l'envie de révéler mon identité. Ce soir, il joue le jeu. Fais en sorte que ce jeu dure jusqu'à mon retour. Je n'ai pas envie de m'en inquiéter tant que je n'aurai pas découvert les desseins de mon frère avec cet homme.
— En parlant de lui, que vas-tu faire ? demanda-t-elle, interdite.
Il soupira.
— Je ne sais pas encore. J'aviserai. Je ne pense pas qu'il se doute de ma présence. Travesti, je me trouverais à un mètre de lui qu'il ne me reconnaîtrait pas.
— Tu exagères. Il saurait tout de même reconnaître sa mère !
Red lui servit un regard noir. Il grommela de manière inintelligible comme elle lui tirait la langue. Ses pensées revinrent à son impasse avec le gouverneur et il réprima un long soupir.
— Essaye d'en apprendre plus sur les motifs de sa présence à Nacir. Je suis convaincu qu'il aurait mis les voiles bien avant notre arrivée, s'il avait su que j'étais du voyage.
— Demander asile à Dean Leblanc, « favori du peuple », rend ses intentions flagrantes, dit Sacha, sombre.
— Je ne veux pas donner dans la conclusion hâtive.
Il étudierait la situation en retrait. Après ce premier échec, prendre du recul s'imposait. Initialement, il avait escompté que Dean s'entichât de la prima Nior pour les isoler en tête à tête. Cet objectif-là avait été atteint sans effort. Seulement, il partait du principe qu'une fois son identité révélée, le gouverneur se serait excusé de sa méprise, et il l'aurait amené à prêter serment d'allégeance. Alors aurait été abordé l'état de santé déclinant de Raam et les soins palliatifs à lui prodiguer.
Plus que jamais, la province nord avait grand besoin d'Orsei. Cette dernière ne pouvait plus se contenter de la nourrir. De ce fait, il était hypocrite de nier le bénéfice de l'ouvrage de Dean pour Maar. Or maintenir l'intégrité du royaume exigeait que Nacir ne dédaigne pas l'existence d'Aram. Aussi Red estimait frapper à la bonne porte. Mais qui lui avait ouvert ? Un bellâtre désireux de le mettre dans son lit en sachant pertinemment son identité !
Il avait eu besoin d'entendre le gouverneur jurer fidélité à son souverain ; exprimer à voix haute son soutien à la monarchie actuelle. À son grand dam, ses charmes se révélaient trop efficaces – il ne pensait pas le déplorer un jour ! –, et l'autre ne désirait plus que consommer son plaisir. Ce plan avait au moins eu l'avantage de révéler la nature des ambitions de Dean Leblanc. Il avait craint que l'homme soit un partisan de l'un de ses frères. Il semblait que Dean soit trop fier pour s'allier à quiconque dans le but d'atteindre ses desseins. D'un certain point de vue, qu'il juge les princes peu dignes de son intérêt se révélait relativement rassurant...
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