Chào các bạn! Vì nhiều lý do từ nay Truyen2U chính thức đổi tên là Truyen247.Pro. Mong các bạn tiếp tục ủng hộ truy cập tên miền mới này nhé! Mãi yêu... ♥

✚ I - L'homme derrière le seigneur ✚ 4/5

🎵 Opening :  Two Steps From Hell - Evergreen Extended

Edit du 05/11/2021

◢Chapitre I : L'homme derrière le seigneur (partie 4)◣

*

Province d'Orsei

Tout royaume verdoyant avait son petit paradis terrestre, une contrée luxuriante où la nature débordait de générosité envers ses habitants. En Maar, c'était Orsei. La province, qu'on comparait à une gigantesque oasis, devait sa richesse à un sol fertile irrigué en abondance ainsi qu'un climat chaud et humide.

Protégée à l'ouest par la chaine montagneuse des Vyrez, au nord par la mer végétale de Zelen, elle s'épanouissait autour du grand lac Hapnes. Sa situation géographique était un atout pour ses dirigeants et un sujet de découragement pour ses ennemis.

Première province maariane par sa population, Orsei était aussi culturellement éloignée de Raam que la lune l'était du soleil. Par la Route Royale, on ralliait Aram et Nacir, capitales des deux grandes régions qui assuraient plus de la moitié de la richesse de Maar. La première était le berceau de la monarchie quand la seconde brillait par son économie. Les Orseians se gargarisaient d'un « Raam règne, mais Orsei la nourrit ».

L'agriculture florissante et l'élevage fécond s'ajoutaient au tableau idyllique des rendements foisonnants de pêche et de chasse. Il ne se passait pas un jour sans qu'un convoi de marchandises ne quitte Nacir afin de ravitailler le nord du royaume. Seulement, l'aventure était semée d'embuches et devenait périlleuse aux abords de certaines cités. Le danger jalonnait le trajet entre la province économique et la capitale régente ; en conséquence, Orsei avait appris à vivre en quasi-autarcie.

Au fil des ans, ses gouverneurs avaient cessé d'attendre l'aval de la capitale sur les grandes décisions administratives. Les Orseians, eux, ne s'étaient jamais souciés de la bonne grâce des dynasties royales Reds. Ils avaient toujours connu les Whites depuis des siècles. Thomas White, père de cette tribu, était un indigène. Le petit peuple en référait directement aux chefs des clans, qui rendaient compte au clan en chef : aujourd'hui, le clan Leblanc.

La présence du sceau royal sur un document officiel n'y était plus qu'à titre informatif. Celui du Grand Red était devenu anecdotique à côté de l'estampille de l'ancienne dynastie royale White. De même, la magistrature d'Orsei ne relevait plus de la Cour Royale de Justice. Les affaires qui prendraient des mois à être résolues, pour cause de distance, étaient directement soumises à l'hégémonie Leblanc.

Les ressources d'Orsei en faisaient une contrée de rêve, et les Orseians n'avaient aucun motif de plainte quant à leur exploitation. Les choses évoluaient ainsi depuis de nombreuses décennies. Désormais, la gouvernance échoyait à Dean Lightfoot Leblanc, nommé d'après le Légendaire Lightfoot, Guerrier de la toute première Guilde au monde.

Il se disait que le chef du clan Leblanc aurait été un homme d'exception si on ne lui connaissait pas nombres de travers. Cela n'empêchait pas sa réputation de voguer un peu plus au nord, au fil des affluents irriguant ses terres... pour le déplaisir du Grand Red.

*

Mégapole de Nacir – palace du gouverneur

— J'aimerais m'entretenir avec le gouverneur.

— Tout le monde veut s'entretenir avec le gouverneur, renifla le jeune homme. Ma belle-mère veut s'entretenir avec le gouverneur. Ma gueuse veut s'entretenir avec le gouverneur. Mon chien veut s'entretenir avec le gouverneur, débita-t-il d'un ton désobligeant.

Les gens étaient bizarres de penser qu'on pouvait se présenter comme une fleur pour « s'entretenir avec le gouverneur », sous prétexte que sa porte était ouverte à tous. Jonathan rabroua son interlocuteur :

— Le gouverneur n'est pas disponible !

L'un des trois gardes du visiteur posa sa main sur le pommeau de son glaive dans une tentative d'intimidation.

— Laisse, Krys, le retint David.

Il y avait de meilleures manières d'obtenir ce que l'on désirait de ce genre de rat de service.

— Le sceau de la famille royale se montrera-t-il plus convaincant ? demanda-t-il en présentant le lourd médaillon.

L'intendant saisit la pièce en or et examina la facette frappée du sceau royal à l'envers. Son regard surpris puis apeuré finit de rassurer David sur l'étendue de son intelligence.

— Où puis-je trouver le gouverneur ? réitéra-t-il, condescendant.

— Euh... eh bien, c'est-à-dire que...

Le jeune homme avait perdu ses moyens devant la valeur indécente de ce qu'il tenait. David paria qu'il n'avait jamais vu autant d'or en une seule pièce. Il récupéra son médaillon et le repassa autour du cou. Il irait voir ailleurs si on pouvait lui être d'une meilleure aide qu'en ce lieu. Il aurait dû s'enquérir de la présence du gouverneur auprès des gardes à l'entrée, au lieu de simplement leur brandir son sceau royal.

— Le gouverneur est absent, reprit l'intendant.

— Où s'est-il rendu ? exigea l'un des soldats.

Des hommes d'armes de haut rang, nota Jonathan. Certainement commandants, peut-être généraux. Il ne put pousser son inspection, interrompu par une voix détestée.

— Et pourquoi désirez-vous voir le gouverneur ?

— Pour des affaires qui ne concernent point d'autres oreilles, commença David d'un ton abrupt avant de se radoucir. Du moins, pas tant que j'ignorerai à qui j'ai affaire.

La femme, grande, de la blondeur des blés, respirait l'élégance dans sa robe exquise, satinée or et blanc, lacée à l'avant. Une large ceinture de velours écarlate, dotée d'une boucle en forme de soleil, faisait deux fois le tour de sa taille fine et pendait au ras du sol. Sa longueur laissait suggérer celle de ses jambes. Ses bras nus avaient la couleur de l'été éternel. Sa grâce et son port gommaient le poids des ans sur son visage harmonieux. Béni quiconque était le compagnon de cette délicieuse créature, songea David.

— Je suis Sonia, épouse de James Leblanc, oncle du gouverneur que vous cherchez avec tant d'empressement.

Elle battit des cils clairs d'un air supérieur puis marqua une pause, le temps de les étudier.

— Voilà une délégation royale bien discrète. Que puis-je pour vous ?

— Ma Dame, saluèrent les hommes dans le dos du prince.

David sourit et dissimula son médaillon sous son vêtement.

— La discrétion m'a semblé nécessaire aujourd'hui. Le reste de mon escorte n'est pas loin.

— Alors, Jonathan, le pressa-t-elle, impatientée, qu'attends-tu pour quérir Dean ?

Jonathan se renfrogna. Il exécrait sa belle-mère. En plus d'intoxiquer son père, cette femme tirait un plaisir à lui pourrir la vie. Elle venait de le mettre en porte-à-faux devant le prince. Il se rebiffa.

— J'ignore où il se trouve.

— As-tu jamais su quelque chose de ta vie ? dénigra Sonia.

Le fils de son époux l'excédait. Le jeune homme ne lui était d'aucune utilité et contrariait son bien-être en glissant parfois des mots malvenus à l'oreille de son père. Sonia avait pensé qu'en épousant James Leblanc, frère cadet du précédent gouverneur, elle gagnerait un statut meilleur que celui de faire-valoir. Hélas, la loi maariane voulait que les postes influents reviennent aux hommes. Comme si une « femelle » ne pouvait accéder au pouvoir que par son « mâle » !

Cette réalité révoltante avait motivé son apprentissage de quelques techniques dont se gargarisaient les Guerrières Whites, comme la dissimulation, alors qu'elle n'était que fille d'itinérant. En espérant la reconnaissance de son géniteur, dont elle était l'unique enfant, elle avait mis un point d'honneur à ne jamais valoir moins qu'un homme. Vain effort.

Pour Darcy, elle n'avait été bonne qu'à faire un mariage profitable, qui améliorerait leur statut social. Sans une certaine renommée, vivre du métier de saltimbanque n'était pas aisé. Aussi avait-elle soulagé James de son veuvage, faute d'avoir pu jeter son dévolu sur le neveu de ce dernier.

La raison ? Le rejeton du gouverneur était un glouton en affection paternelle. Il rendait impossible l'ouverture d'une brèche dans le cœur de son géniteur, tant il y prenait toute la place. Le fils de James, Jonathan, n'avait pas représenté un obstacle, principalement parce qu'il n'avait plus besoin d'attention parentale voilà belle lurette. Cela ne l'empêchait pas d'être une nuisance dans la vie de Sonia.

— Eh bien, va chercher quelqu'un qui sait, le congédia-t-elle d'un geste irrité.

— Ceux qui savent sont dans l'arrière-cour, rétorqua Jonathan, pincé. Je n'aime pas m'y rendre.

— Et tu comptes faire attendre une délégation royale à cause de ta pusillanimité ? asséna-t-elle, acerbe. Veuillez l'excuser, Altesse, il est un peu lent d'esprit.

Elle le dit comme s'il souffrait d'une déficience. Les hommes émirent en silence un « oh » de surprise et se demandèrent pourquoi un attardé mental avait été mis au de majordome. Ils revirent leur jugement en comprenant le camouflet. La femme ne devait guère apprécier le jeune homme, et cela semblait réciproque.

David douta soudain de la fiabilité de Dean Leblanc. Cet homme était-il le bon interlocuteur pour sa requête ? Difficile d'en être certain face au comportement de sa maisonnée. Hélas, il n'avait que cette option par défaut. Requérir l'aide du royaume de Lima revenait à vendre Maar au roi Ethan Bosco. Envisager Baylor était pire. David ne dilapiderait pas stupidement son héritage légitime. Maintenant qu'Andy décimait les rangs de sa famille, il fallait agir avec intelligence et diligence. Le roi devait être à court de têtes à décapiter parmi les dignitaires, pour s'en prendre à sa propre fratrie !

Leur petit-frère virait de plus en plus sanguinaire. Il était trop tôt pour l'accuser de sénilité, mais qui savait ? Andy devait avoir perdu la tête. Et son jumeau était détenu par ce fou... David n'avait pas d'autre choix que de commercer avec ce potentiel rival : Dean Leblanc.

Le temps de prévenir le gouverneur, Sonia les invita à se détendre dans une courette dallée de marbre, s'ouvrant sur un jardin d'intérieur. David préféra exiger au factotum peu dégourdi de le conduire directement auprès des fameuses gens qui « savaient ». Ce fut ainsi qu'il se retrouva spectateur d'une joute assez violente, au détour d'une allée d'arches.

Le plus jeune, en fin d'adolescence, était acculé par son aîné, sûrement son maître d'armes. Les coups de ce dernier, de plus en plus intenses, avaient la régularité d'un métronome. Le garçon ne faiblissait pas et donnait toutefois l'air de réfléchir, comme si son bras s'était désensibilisé mais sans perdre en fermeté.

Le sabre du professeur – un vrai sabre et non celui en bois réservé aux leçons, nota David, effaré –, exerçait une pression continue sur la lame de l'élève. Chaque vibration de l'acier se répercutait jusqu'à l'épaule. Brusquement, le cadet s'élança alors qu'une nouvelle salve s'amorçait. D'une dextérité admirable, il retourna son arme, visa la main de son adversaire et lui écrasa les doigts avec son manche. Le plus vieux perdit son sabre au moment où celui du jeune homme s'arrêtait net contre son cou. Les témoins serrèrent les dents.

— Un adversaire qui veut ta mort ne se donnerait pas la peine de retourner son sabre, Oncle Danny.

L'oncle soupira. David remarqua alors que le neveu n'y était pas allé avec le tranchant de son arme. Il n'empêche qu'une rougeur naissait sur la peau de l'aîné. La maîtrise était époustouflante, pour avoir retourné le sabre au moment fatidique, sans ralentir sa course vers sa cible.

— Et tu as perdu ton bras, chantonna le jeune homme en désignant l'arme au sol.

— Tu devrais demander à ton père de t'entraîner, j'abdique.

— Mais non ! Père est sournois.

— En voilà des façons de parler de son paternel !

— Je suis fourbu durant des jours après chacun de nos combats, se plaignit le garçon. Sans compter qu'il n'utilisera pas de vrais sabres, lui.

— Encore heureux ! Ta précision n'est pas au point, mon grand.

— Dit celui qui vient de perdre, nargua ce dernier.

— Ton impertinence te vaudra ta tête sur un champ de bataille, mon garçon. Cette arrière-cour est un paradis en comparaison. Tu n'étais pas censé me toucher, rappela le maître en se massant le cou. Tu as remporté le duel mais échoué à ta leçon du jour.

Le jeune homme se liquéfia face au verdict. Telle était donc la leçon : remporter le combat en évitant de toucher son adversaire de sa lame. N'était-ce pas incongru ? David fut forcé de reconnaître que seul un guerrier maîtrisant son art saurait arrêter son arme à un cheveu de sa cible. Ce genre de précision n'était point donné à tout le monde.

— Et tu as « gagné » parce que je t'ai donné l'illusion que tu pouvais lire en moi. J'ai délibérément été prévisible pour t'amener à me toucher ou non. Tu m'as touché, tu as échoué.

— C'est pas du jeu !

L'oncle se rembrunit.

— Justement, Rudy, cela n'a rien d'un jeu, dit-il avec dureté. Demain, tu retournes au sabre en bois.

— Père a eu droit au sabre en acier à son Eiratès ! protesta Rudy. Dans trois lunes, cela fera cinq ans que j'ai passé le mien. C'est injuste !

Qu'il tape du pied laissa les visiteurs perplexes. Tant d'immaturité à son âge était désarmant. L'Eiratès, une coutume exclusivement White en Maar, était une cérémonie de passage à l'adolescence. À treize printemps, le jeune White cessait d'être enfant, mais sans bénéficier de tous les droits du citoyen adulte.

Pour les garçons, cela signifiait avoir une petite voix au chapitre des affaires du père et de la famille, en plus du droit de prendre les armes au nom du clan et celui de se noyer dans un spiritueux. Pour les filles, cela impliquait qu'une imprudence ferait d'elles des mères avant l'âge nubile, chose vue d'un mauvais œil quel que soit la tribu et la strate de la société.

Les familles aisées se payaient le luxe d'organiser une cérémonie à grands frais, parfois publique, où l'on célébrait cette première reconnaissance sociale du jeune White. Le bas peuple considérait l'Eiratès comme une lubie de riches. Le passage à l'âge adulte, à seize années – auquel la loi accordait plus d'importance –, n'avait pas été affublé d'un nom cérémoniel élitiste et pompeux.

En effectuant le calcul, le jeune homme boudeur célébrerait ses dix-huit ans dans un trimestre. Or sa moue puérile tendait à le démentir. Sa candeur l'aurait rajeuni de trois étés sans difficulté. Ce n'était encore qu'un gamin dans sa tête, couvé par l'aisance de sa famille. Le maitre d'armes ne démentit pas cette analyse en l'assaillant de chatouillis visant à le débarrasser de sa mauvaise humeur.

— Ridicule, grogna Jonathan dans le dos des invités.

Rudy les remarqua enfin.

— On a de la visite... Tu aurais dû t'annoncer, Nat. Craignais-tu que je te défie en duel ?

— Occupe-toi d'abord de tes convives avant de chercher querelle, l'admonesta son oncle.

— Bonjour, lança-t-il en venant à leur rencontre. À qui avons-nous l'honneur ?

Les visiteurs eurent un moment de flottement muet. De près, la beauté du jeune homme était peu commune. Sa blondeur pâle et la parfaite symétrie des traits de son visage subjuguaient. Le léger air de famille avec le maître d'armes, autre spécimen blond envers qui Dame Nature s'était montrée généreuse, laissait soupçonner que la famille Leblanc était tombée dans la source de jouvence.

— Je suis David Esson, s'introduisit-il. (Il désigna Krys, Tyler et Prince comme ses amis et son escorte.) Je souhaiterais rencontrer le gouverneur.

Rudy sourcilla.

— Père doit encore s'essayer à dompter les sarricks offerts par les émissaires de Sandres.

David et ses hommes, intrigués, notèrent le blêmissement de Jonathan qui recula d'un pas.

— Je suis Rudy Leblanc, fils de Dean, se présenta-t-il sans autre formalité. Vous devez être épuisés, dit-il en s'attardant sur la poussière de leurs bottes. Je ne sais pas pourquoi vous m'avez donné un faux patronyme, mais je suppose que c'est à Père de gérer cela ?

Son sourire n'aida pas Krys, Tyler et Prince à se départir de leur défiance. La main d'épée du premier le démangea. Jonathan fut à peine surpris de la soudaine tension qui s'installa, typique d'une première rencontre avec le jeune maître.

L'héritier du gouverneur était « bizarre ». On ne pouvait pas le définir autrement. De façon singulière, il était ardu de mentir ouvertement à Rudy. Derrière sa naïveté sidérante se cachait un individu complexe, dont on ne pouvait pas se jouer de duplicité. Il se murmurait entre les murs du palace qu'il tenait son étrangeté de sa défunte mère, dont les origines pis que douteuses demeuraient mystérieuses.

Dean ne s'éloignait presque jamais de son fils, bien qu'il le tienne paradoxalement à l'écart de nombreuses affaires politiques. Où se trouvait Rudy, son père n'était pas loin. Le gouverneur le couvait, le préservait du moindre mal, au point de susciter le questionnement. Pourquoi dépeignait-il à son héritier un monde idyllique, où il était le père aimant, compréhensif, laxiste, alors que la réalité parlait de sournoiserie, d'ambition démesurée et de desseins occultes ?

— Rudy, c'est mettre son interlocuteur dans l'embarras que de souligner ce genre de chose, dit doucement Dan, afin d'apaiser la tension.

Rudy se demanda où il avait fauté. C'était évident que l'homme richement vêtu mentait. Il haussa les épaules. Père se rangerait à son avis de toute façon.

— Dan Leblanc, Maître d'armes du clan, fit celui-ci. Mon frère s'adonne à ses petits vices mignons en ce moment, s'excusa-t-il.

— Avez-vous déjà vu un sarrick du désert ? demanda Rudy à brûle pourpoint. Après un rafraichissement, je vous conduirai à l'enclos. Enfin, si cela vous agrée, rajouta-t-il, un peu penaud.

Il craignait de s'être montré trop familier avec une très haute personnalité. Il déduisait son statut élevé à la qualité de la tenue militaire de son escorte. Mais depuis belle lurette, tout protocole guindé avait été aboli de la maison de Dean Leblanc, ce dernier jugeant la pratique chronophage. Les invités étaient traités avec respect, sans qu'on n'ait à moduler sa déférence en fonction de la caste du convive. Tous étaient logés à la même enseigne, bien qu'il se trouve toujours des individus incapables de faire fi de l'ascendance ou de la classe sociale de leur interlocuteur.

David et sa garde se plièrent de bonne grâce aux habitudes locales somme toute farfelues. Pour satisfaire leur curiosité, ils furent conduits aux enclos, accompagnés du babillage du jeune maître et de deux serviteurs chargés de les désaltérer. Enfin, le sarrick du désert finit de les déstabiliser.

« Petits vices mignons » avait été un euphémisme ou un mensonge. Les visiteurs ne surent pas s'il s'agissait d'un mammifère ou d'un reptile. Quoi qu'était cet animal, il remettait en question l'idée qu'ils s'étaient toujours fait de cette bestiole. La bête gigantesque avait la fluidité d'un gros lézard mais possédait huit pattes articulées à la manière d'un scorpion géant. Elle était dépourvue de pinces et de chélicères, mais dotée d'une gueule de varan capable d'avaler un mouton entier.

Sur le dos de ce monstre, un homme luttait pour garder l'équilibre. Le gouverneur. Ce type était fou ! Et le fou, riant aux éclats, dirigeait la créature où bon lui semblait par des coups de jambes secs.

— Fiston, ça y est ! braya-t-il sa joie lorsqu'il aperçut du monde. Elle répond à mes caresses comme une donzelle en chaleur !

— Parce que tu as commencé par la femelle aujourd'hui ? comprit le fils, désapprobateur.

Rudy contint son exaspération. Voulant dérider ses hôtes, figés dans leur stupeur, il expliqua :

— Père agit tout le temps ainsi. Il commence toujours par dompter le spécimen le plus féroce ou le moins docile. Ainsi le plus dur est fait, et on se garde le meilleur pour la fin, qu'il dit. D'après la délégation Sandriane, en période de chaleur, les femelles sont très agressives et plus dangereuses que les mâles. Elles ne se laissent approcher que par le plus vigoureux. Le mâle qui aura eu le dessus sur elle. Une sorte de sélection naturelle du bon pédigrée, dit-il, amusé. Nous possédons deux mâles et une femelle. Quand elle mettra bas, j'aurai mes petits sarricks à dresser. Je vous en offrirai un, si la bête vous plaît, proposa-t-il, candide.

Son exposé échoua à détendre l'atmosphère. La frayeur de ses invités avait grandi. Leur peur lui sautait presque au nez, seulement Rudy la jugeait disproportionnée. Il en détermina la cause lorsqu'il vit son père se rapprocher d'eux sur son étrange monture. Il tenta de les rassurer :

— Les barrières sont solides. Ces bestioles ne savent pas sauter, même si elles grimpent une paroi abrupte comme un lézard.

Le dernier commentaire tua tout effet d'apaisement.

— Bestioles, qu'il dit ! marmonna Tyler, sidéré.

— Bien le bonjour, lança Dean, avenant. Vous portez un sceau royal Rell. Ai-je affaire à une Altesse en personne ou à un émissaire du roi ?

L'émissaire du Grand Red, dont il pressentait la venue, était-il finalement arrivé ? Depuis la visite du Triumvir Jeffrey Scott, il y a une lune et demie, il comptait les jours. La présence du Grand Conseiller en second à son palace avait été une façon de lui dire que sa Majesté gardait un œil sur lui. N'ayant rien à se reprocher, il ne s'en inquiétait pas.

Déduisant que les pans de son vêtement ne dissimulaient plus son médaillon, David prit note de l'excellente acuité visuelle du gouverneur mais refusa de quitter le monstre des yeux. Attitude prudente qu'aurait dû adopter Dean, qui descendait de sa monture quand la bête le faucha de sa longue queue.

Elle n'avait été docile que le temps d'endormir la vigilance du dompteur. Ce dernier ne fut pas projeté au loin car il eut le réflexe de se cramponner à l'appendice caudal. Il s'en servit pour mettre l'animal au supplice. La queue tordue sans pitié, le sarrick rua, se cabra. Ses pattes courtes ne lui permettaient pas d'atteindre Dean, qui échappa à bien des griffures. La moitié des spectateurs recula de plusieurs mètres.

— Altesse, glapit le garde le plus en retrait, ne restez pas là !

Rudy arqua un sourcil. Belle preuve de courage ! « Altesse » impliquait qu'ils avaient affaire à David Rell, l'un des princes jumeaux et Général de la Légion Nord de l'Armée de Maar. Ce convive-là pesait lourd.

— COUCHÉE ! beugla Dean.

Il en avait par-dessus la jambe de voir la bête se débattre. Contre toute attente, elle se calma. Sans doute pressentait-elle que l'humain en colère accroché à sa queue pouvait se révéler un prédateur plus dangereux.

— L'instinct de survie vous rend une bête « intelligente », déclara Dean, satisfait.

— Tu emploies l'expression de façon inappropriée, maugréa Dan en reprenant des couleurs.

Son frère aurait raison de son cœur un de ces quatre ! L'inconscient se risquait à présent à flatter le flanc du monstre. Dean inséra sa main sous l'une des plaques osseuses de sa carapace, et David s'horrifia de voir son avant-bras y disparaitre.

— Qu'est-ce qu'il fait ?!

— J'ai découvert que ça l'apaisait. Leur peau est douce en-dessous, presque soyeuse. La viande des jeunes sarricks est succulente. Celle-ci est trop vieille pour être boulottée. Assez joué, ma grande, on reprend la partie demain, décréta Dean.

Il s'éloigna de l'animal avec prudence, ne voulant plus essuyer de coup en traitre, puis referma l'enclos. Le gouverneur se tourna vers ses convives qui remarquèrent les estafilades et les griffures au niveau de ses membres, malgré leurs protections.

— Je manque à tous mes devoirs, Altesse, s'excusa-t-il d'une brève révérence parfaitement exécutée. Si vous voulez bien vous donner la peine de me suivre.

Il les conduisit dans une somptueuse pièce à vivre de la principale résidence, leur laissant à peine le temps de s'attarder sur la magnificence des lieux. Ils y trouvèrent Sonia, se prélassant sur un divan circulaire en compagnie d'un chat tout fripé et sans la moindre parcelle de poil.

— Vous ne voyez aucun inconvénient à ce que je vous laisse patienter entre les mains charmantes de ma belle-tante ? Mon fils et moi devons nous rendre plus présentables. Ce serait un manquement de vous recevoir aussi...

Dean s'examina jusqu'à ses pieds. Cela se passait de commentaire. Un bain rapide serait une marque de respect envers ses hôtes. Il prit congé sur un « faites donc » vaporeux du prince.

David ne s'était toujours pas remis de ses émotions. Cet homme commandait aux animaux ! Aux monstres, pour être précis. Son hébétude fut telle qu'il ne réagit pas à la ressemblance frappante du père et du fils. Dan s'était lui aussi éclipsé.

— Alors fils, qui a gagné aujourd'hui ? demanda Dean comme ils arpentaient le couloir menant aux bains

— Moi ! crâna Rudy.

Dean sourit, amusé, et conclut :

— Mais tu as raté l'exercice du jour.

Le fils en fut dégoûté.

— Comment tu fais pour tout savoir ?

— Dan m'a dit qu'une victoire dont tu te vanterais signifierait ta défaite.

— Je vous déteste tous les deux.

Rudy ne gagna qu'un rire moqueur. Son père lui ébouriffa affectueusement les cheveux, pour le plaisir de l'entendre bougonner.

*

Mégapole de Nacir – palace du gouverneur

— Laissez-moi récapituler, fit Dean.

Il se pinça l'arête du nez et tenta de juguler ses émotions, surtout son agacement.

— Si je vous suis, Altesse, vous attendez de moi une aide pour un coup d'État ?

Apparemment, on était friand de la formule dans la famille Rell.

— Non ! se récria David.

Le ton condescendant de cet homme le mettait dans la peau du voleur venu voler son frère. Dean Leblanc tournait les mots de manière horripilante.

— Je sollicite votre aide pour reprendre ce qui me revient de droit. Une fois l'objectif atteint, je vous exprimerai ma gratitude de telle sorte que vous n'aurez jamais à le regretter.

Dean dévoila un sourire énigmatique que David trouva peu engageant.

— Cette promesse peut être comprise de travers. Admettons. Si je devais exprimer ma gratitude à un homme m'ayant aidé à destituer un autre de son trône, de façon à ce qu'il ne le regrette jamais... je lui ferais trancher la gorge. Il ne sera plus là pour regretter quoi que ce soit, et je me serais débarrassé d'un témoin gênant. D'une pierre, deux coups.

Les hommes du prince s'agitèrent. La colère de David prit du galon.

— Depuis tout à l'heure, vous me prêtez des propos qui ne sont pas miens, Gouverneur !

Dean leva les mains en signe de paix.

— Ce n'était là qu'une hypothèse farfelue.

Derrière son air canaille, il évaluait les quatre inconnus en sa présence. Le prince tentait de tourner le verbe à son avantage. Il enjolivait la situation de son point de vue, mais il n'apparaissait pas moins qu'il désirait la chute du roi son frère. Andy Rell avait pris le pouvoir par la force, et sur une bande de cinq princes, il avait fallu que le benjamin ait les couilles de mettre un terme aux exactions de leur père.

La rumeur disait que le dernier né avait été tenu à l'écart des affaires politiques, reclus dans le gynécée en compagnie de la feue reine. Pendant ce temps, sous le regard de ses quatre autres fils, le roi Henri conduisait le royaume à sa perte. Le seul à s'insurger s'était vu dépouiller de sa légitimité, au détriment de la réputation posthume de la reine devenue adultérine. L'œuvre des médisances et de calomnies de dignitaires ayant perdu leurs avantages indécents.

Aujourd'hui, sa Majesté était traitée de preneuse d'otage pour avoir « séquestré » dans son palais de Rubis son frère Dilan. À ce chef d'inculpation s'ajoutait le fratricide, avec la mort du prince Dorien. Beau palmarès pour qui écopait déjà d'un parricide. Seulement, tout cela restait à prouver. L'assassinat d'Henri Rell n'avait jamais trouvé de coupable désigné. Il était bien survenu lors du coup d'État mené par le prince Andy, mais nul ne pouvait dire avec exactitude si la main du fils avait directement ou indirectement pris la vie du père. On l'avait retrouvé mort dans les thermes du palais.

Quant au second prince, Dorien, apparemment décapité – Dean apprenait la nouvelle –, sa tête avait été « rapportée » par un inconnu. Le Grand Red l'avait-il fait étêter ? Et enfin, son Altesse Damien, aîné de la fratrie, était porté disparu. De combien de jours datait ce cirque ?!

Dean était effaré par la nature de ces informations. Une enquête approfondie s'imposait, avant qu'il ne soit en mesure de proposer quoi que ce soit s'apparentant à une possible aide. Il n'engageait pas aveuglément sa parole dans une situation nébuleuse. Trop de choses en jeu. Vu la conjoncture politique actuelle, cela pourrait tourner en sa défaveur.

Au fil de la discussion, Dean avait fait vider les lieux. D'abord à la demande du prince – demande à laquelle il n'avait cédé qu'à moitié au départ –, puis sur sa propre injonction. Il avait haussé le ton pour remettre sa belle-tante à sa place, alors qu'elle opposait de la réticence. Seul Dan était resté parce qu'il l'aurait mis lui-même dans la confidence.

Son bras droit savait tout de lui ; de ses défauts à ses plus bas instincts. Rebondissant dessus, David avait rétorqué que son confident à lui – l'homme qui le connaissait parfois mieux que lui-même –, était devenu otage du roi. Alors Dean avait deviné la véritable raison de sa venue : ravir le trône de son despote de demi-frère. Cependant, cet Andy Rell mérite-t-il qu'on le détrône de façon si arbitraire, sans lui donner droit à un procès ? S'il avait été à sa place, Dean aurait apprécié qu'on lui accorde le bénéfice du doute.

— M'avez-vous écouté jusqu'ici ? relança le prince indigné.

— Loin de moi l'intention de faire répéter son illustre Altesse. Je dois avouer que vous m'apprenez la triste nouvelle de la mort du prince Dorien – toutes mes condoléances –, et celle supposée du prince Damien.

— Supposée ? grogna Tyler.

Il n'appréciait pas que le gouverneur remette la parole de son seigneur en doute. Dean manqua de s'impatienter.

— Tant qu'on n'aura pas vu son corps ou sa tête, comme cela a été le cas du puîné des Rell, je considère votre frère aîné comme porté disparu. Conséquence : je ne peux pas vous aider à reprendre un trône qui revient encore de droit au premier né.

Pris de court, David ne put opposer un contre-argument efficace. Il eut le désagréable sentiment d'avoir raté le coche. Les propos de Dean avaient le mérite d'être implacables. Il avait commis l'erreur de sous-estimer cet homme mais surtout de le considérer comme un potentiel allié.

— Alors vous ne nous êtes d'aucune utilité, gronda Krys, se faisant la voix de son prince.

Cette fois Dean s'agaça. Son autorité naturelle prit le dessus.

— Lorsque les seigneurs se battent, les manants attendent leur tour !

Il avait beau faire fi du protocole ou de la caste sociale des uns et des autres, il détestait que l'on ne sache point rester à sa place.

— Ce n'est pas tout à fait ça, soupira Dan, las.

L'adage stipulait que les manants trinquaient lorsque les seigneurs se battaient. De plus, c'était un peu hors propos dans la présente conversation. Dean éluda. Ses tentatives de faire de l'esprit avaient toujours été piétinées par l'intelligence de vieux sage de son bras droit.

— Vous ne m'écoutez pas non plus, Altesse. Je ne refuse pas mon aide, je suis simplement dans l'incapacité légale de vous l'accorder. Je serais tenté de vous proposer de revenir me voir lorsque cela sera possible. Ma porte vous sera toujours ouverte. Mais cette proposition ferait montre d'un grand irrespect à votre égard... Altesse, ajouta-t-il.

Son ton un brin narquois convainquit David : l'homme le prenait de haut. À quelle porte avait-il frappé ?

Les proches de Dean connaissaient sa mentalité singulière, voire fantasque. C'était une erreur de croire que la gouvernance, les finances, la gestion des ressources humaines et matérielles de sa contrée, ainsi que l'administration de choses encore plus barbantes, étaient ses matières de prédilection. Cet homme habile n'aimait rien de plus que la gageüre palpitante.

Il assouvissait son faible pour le défi en courant après tout ce qui excitait ses sens, accélérait ses percussions cardiaques et l'amenait éventuellement à tutoyer la mort. Toujours dans la recherche constante du « frisson », il considérait bienvenue tout ce qui lui en procurait. Dean affectionnait de vivre dangereusement, bien qu'il préférât le terme « passionnément ».

Dompter un sarrick géant procurait le frisson, à contrario des jeux politiques. Certes, il maîtrisait le langage volubile d'un politicien, mais il se définissait comme un homme de batailles. Seulement, celles de la langue et du palais ne suscitaient point son intérêt. Non que cela ne fût pas son fort, il se disait une âme de tacticien et saurait se défendre en la matière. Mais grands dieux que c'était barbifiant ! Le défi qu'il recherchait n'y était pas.

— Face à une situation aussi bourbeuse que les marécages de Ban, la meilleure solution est de trouver un compromis.

Et encore, c'était là faire montre de galanterie. À Orsei, peu importait sa noble naissance, David ne se trouvait pas en position de force. Dean Leblanc était roi dans son palace de Nacir. À l'inverse de son Altesse, il disposait d'un peuple prêt à le suivre. Il siégeait à la tête de guerriers ayant hérité de la notoriété légendaire de leurs pères. L'homme à qui il faisait audience était un prince de pacotille venu quémander son aide.

David retint un soupir.

— Quelle est votre idée du compromis ?

— Laissez-moi mener mon enquête. J'enverrai un de mes meilleurs éléments au palais de Rubis. Traitez cela d'arrogance ou de la méfiance, mais j'aime savoir la raison pour laquelle mon bras se lève afin d'exécuter une sentence. Ou un homme. Éthique guerrière White. N'y voyez pas d'offense, j'ai été éduqué ainsi. Si ce que je découvre corrobore vos inquiétudes, je vous aiderai.

— Et si ce n'est pas le cas ? émit Dan.

David et ses hommes continrent difficilement leur ire.

— Insinuerais-tu que son Altesse est bonimenteuse ? fit Dean, le sourire vil.

— Mais non ! se récria Dan, le regard noir de reproche. Ne me fais pas un procès d'intention. Comme vous pouvez le constater, Altesse, c'est une de ses manies de déformer le propos d'autrui, maugréa-t-il.

Les Reds furent bien obligés de reconnaître l'intelligence malsaine du bougre. Ce dernier haussa les épaules, indolent.

— C'est un petit travers de politicien acquis à force de gérer les problèmes existentiels du peuple. Toujours donner « l'illusion » de satisfaire tous les plaignants.

Parce que peu importait comment et combien on essayait, on ne pouvait pas sauver tout le monde. Alors on jouait de supercherie. Cela ne fonctionnait pas toujours, et jamais lorsqu'on négociait avec la Faucheuse. Sentant qu'il dérivait dans sa mélancolie, Dean reprit contenance. Ce n'était pas le moment de faire naufrage sur l'île de ses sombres réminiscences. Il sourit à son frère qui n'avait rien manqué à la tristesse de son regard. Il allait bien.

— Ce compromis est-il à votre convenance, Altesse ?

— Ce sera une perte de temps, grogna Krys. On ne peut se le permettre, pour le prince Dilan.

— Je suis d'accord avec lui, Altesse, soutint Prince.

— Il n'a pas arrêté de remettre votre parole en doute, avança Tyler, sceptique.

Dean se lassa des tergiversations.

— Messieurs, si son Altesse dit vrai, je passerai pour le bouffon qui a douté de sa personne. En attendant, « l'homme » que j'enverrai au palais sera à même de nous rapporter des nouvelles fiables du prince Dilan et, s'il juge la situation dangereuse, l'aider à s'échapper. Quel est l'ordre de vos priorités, Altesse ? Le bien-être de votre frère jumeau ou la destitution de votre frère cadet ?

Devant la rage contenue du prince, Dean retint son sourire sardonique. L'amener à reléguer au second plan ses aspirations au trône lui ménageait un délai d'action. Une bonne chose que l'homme accorde plus de valeur à son jumeau qu'à la couronne.

— Je vous offre mon hospitalité, le temps de prendre la température à Aram. Cette fois, je m'adresse aux hommes d'armes. Est-il avisé d'attaquer le palais de Rubis sans une étude des lieux ? Établir un plan d'action est la base d'une opération militaire. Même avec l'expertise de terrain de mon prince et ses hommes, me demander d'envoyer mes guerriers se frotter à la Légion Rouge est hasardeux. Se trouve-t-il parmi vous un qui ait les tripes d'affronter le Général Timothy Medley sans avoir évalué ses chances de survie ?

La réputation de cet homme le précédait, même à Orsei. Un silence pesant lui répondit. Dean renifla, moqueur :

— C'est bien ce que je pensais.

— J'accepte votre compromis, décida David.

Comme si je te laisse le choix ! Dean ne prit pas la peine de masquer son dédain. C'était là tout ce que lui inspirait son Altesse. L'audience prit fin sur le dépit et la colère du prince en exil et son escorte.

*

Mégapole de Nacir – appartements du gouverneur

— Qui comptes-tu envoyer ? s'enquit Dan, préoccupé.

Ils arpentaient un couloir, en direction du bureau dans l'antichambre de la suite de Dean.

— Fais venir Kohana.

— S'infiltrer au palais est une mission dangereuse, dit le Maître d'armes avec réserve.

— Elle est dangereuse. C'est une femme.

— La mission est périlleuse pour une femme ! s'agaça Dan.

Dean et ses idées arrêtées ! Pouvait-il se montrer sérieux deux secondes ?!

— Ton paternalisme t'aveugle, mon frère. La beauté de Kohana la ferait passer pour une prima Vestis. Je pense au contraire qu'elle a toutes ses chances de se fondre dans le décor du palais de Rubis. Un homme ou une laideronne desservirait mes plans.

— Cela a beau partir d'un jugement poncif, tes plans me sidèrent !

— Lorsque je deviendrai prévisible, de grâce, mets fin au supplice. La mission ne concerne pas que les petits soucis de son Altesse en quête de trône, dit-il avec plus de sérieux. Il me faut vérifier si l'homme assis sur ce dernier le mérite. J'ai beau avoir des bras chaleureux pour que tous viennent s'y réfugier, Orsei sera bientôt confronté à un surpeuplement anarchique. Le contrat ne stipulait point que je récupère tous les chats errants engendrés par Le Grand Red.

Quel contrat ? se retint in extrémis de demander Dan. Il le mit sur le compte des formulations saugrenues de son frère.

— L'état des caisses du Trésor Royal me préoccupe. Je me demande si le financement de la Légion Rouge n'en a pas siphonné le plus gros. C'est bien beau de protéger le roi, mais le peuple meurt de faim.

— Sans compter la réparation du pont Merlion qui s'éternise, souligna Dan.

À cause de cela, tout tournait au ralenti, du commerce au trafic postier. Rien d'étonnant à ce que les nouvelles officielles arrivent si tard. Il avait fallu la venue d'un prince cherchant asile pour découvrir qu'un autre avait été tué. En temps normal, l'annonce de la mort d'une personnalité royale se répandait comme une traînée de poudre... À moins que le roi ait bâillonné la poste pour étouffer l'affaire, songea Dean. Cela en dirait long sur la santé désastreuse de la monarchie maariane.

— D'un autre côté, je me demande si sa Majesté mérite qu'on lui accorde plus de chance, marmonna-t-il, pensif. Cela fera sept années qu'il l'a eue.

— Que comptes-tu faire ? T'arroger le trône ? ironisa Dan.

— Non, je laisse cela aux princes Rell, rétorqua Dean, tout aussi ironique.

Il prit place dans le fauteuil de son bureau en chêne massif et ouvrit le premier tube à courrier au-dessus d'une pile en équilibre précaire.

— J'évaluerai son Altesse David durant son séjour ici. S'il me donne lieu de penser que ses compétences ne se limitent pas qu'à celles de Général, s'il est capable de gérer correctement une citadelle, il se peut que je lui accorde sa chance, dit-il, énigmatique.

— Évidemment, ça lui fera une dette à vie.

Les Leblanc avaient la réputation de créanciers s'assurant toujours que leurs débiteurs paient leurs dettes. Si Dean en venait à mettre David sur le trône, ce ne serait qu'à titre d'avatar car le gouverneur d'Orsei tirerait les ficelles de la régence. Dan se doutait que la chose susciterait alors un minimum de gageüre pour cette tête brûlée.

Depuis la perte de son épouse, l'intérêt de son frère se portait de préférence sur des situations comportant une note de péril. Ce goût du danger « physique » lui ouvrait de nouvelles formes d'appétits insatiables, et Dan redoutait le jour où il ne saurait plus l'en distraire. Le Maitre d'armes s'en voulait un peu. Ce déséquilibre était survenu parce qu'il avait insisté pour que Dean fasse le deuil de sa femme. Il ne saurait dire si son frère y était parvenu.

Dean n'avait jamais aimé celle qui deviendrait sa moitié d'un amour classique. Malgré leur jeune âge, leur relation avait été passionnelle et déraisonné, sauvage et animale, quelquefois maladroite et attendrissante. De cette union viscérale était né un fils qui ne connaitrait sa mère que huit années. Depuis, la vie de Dean était jalonnée de paradoxes.

Il s'imposait des restrictions en amour, pour avoir accumulé des déceptions en recherchant la vivacité de cette ancienne flamme en chacune de ses partenaires. Il compensait ce manque par d'autres méthodes susceptibles de lui procurer « du frisson » – pour le citer. Après le départ vers l'Au-delà de la seule qui eut transi son être d'émoi, il se disait incomplet. Bien qu'aucune femme ne puisse combler ce vide, il se savait néanmoins faible face au beau sexe.

À ses yeux, cela conférait aux « femelles » la valeur d'un danger qu'il évitait – lui qui courrait pourtant après le danger –, en leur préférant la compagnie d'un boulier abaque de comptabilité. Telle était sa contradiction. Néanmoins, il se prétendait le nectar des belles abeilles de son peuple, sans s'embarrasser de modestie. Il lui suffisait d'un sourire ou d'user de son verbiage pour les attirer, quand la solitude ou l'envie de réchauffer sa couche se ressentait.

Dan ne saurait dire jusqu'à quand cet état perdurerait. Jusqu'à nouvel avis, sa loyauté constituerait le garde-fou de son frère.

— Cette histoire de pont m'agace ! gronda soudain le gouverneur.

Il jeta le courrier qui ne lui apportait pas de bonnes nouvelles au bout de la table. Dan s'en saisit et fronça les sourcils au fil de sa lecture.

— J'achemine comment ma marchandise, moi ? s'indigna Dean. Les gemmes de Minerya, le café et le cacao de Lima, sont des denrées très appréciées de mes gens. En attendant, Le Grand Red me les rafle avec sa proximité géographique ! Mes Passeurs n'ont pas tous un agrément pour gérer du pirate en haute mer. La voie maritime est de plus en plus dangereuse, maintenant que ces forbans ont remarqué une augmentation du trafic commercial.

Il se passa une main nerveuse dans les cheveux. Il n'aimait pas gérer les déficits. Cela l'obligeait à trouver des alternatives, comme ouvrir de nouvelles voies de commerce avec d'autres contrées à l'ouest. En Askheron.

Or il n'avait plus ce royaume en odeur de sainteté, depuis qu'un étrange incident avait mis en péril la santé de son fils alors en bas âge. S'il n'y avait que ses griefs à surmonter, ce serait le moindre mal. Malheureusement, la chaîne montagneuse des Vyrez entre sa province et ce pays restait un obstacle décourageant.

— Les caisses d'Aram, récapitula-t-il d'un ton décidé. Kohana se chargera en priorité de cette mission. Tu peux disposer. J'ai à... réfléchir.

Dean se retirait toujours dans ses appartements pour « réfléchir », lorsqu'il rencontrait une situation épineuse. Nul ne savait ce qu'il y traficotait, mais il en sortait avec des solutions sidérantes. Puisqu'elles faisaient leurs preuves, Dan avait appris à ne plus trop les remettre en question.

Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro