✚ I - L'homme derrière le seigneur ✚ 2/5
🎵 Opening : Mang Zhong (Grain In Ear) - Yin Que Shi Ting & Zhao Fang Jing
Edit du 05/11/2021
◢Chapitre I : L'homme derrière le seigneur (partie 2)◣
Mégapole d'Aram – villa de Solomon Rozès
Le désespoir avait élu domicile chez les Rozès. Red le savait de passage. Il ne venait pas les mains vides, afin de ne pas repartir avec le sentiment d'avoir abusé de son pouvoir. Il ne s'embarrassait d'aucun scrupule pour obtenir ce qu'il convoitait, mais le maitre d'écurie ne serait pas mécontent à la fin de la transaction. Bien que Solomon soit loin de partager sa vision.
— Je vous implore, votre Grâce... Il s'agit de tous mes champions !
— Tu ne peux opposer de refus à sa Majesté, gronda Céline.
Elle s'était résignée, après avoir versé toutes les larmes de son corps durant un instant de faiblesse, quand Le Grand Red avait décidé de faire main basse sur les cinq gladiateurs debout dans la pièce. On avait fait patienter Red, le temps du bain de ces fauves humains, et ces derniers s'étaient présentés propres et parfumés. Le roi tournait à présent autour de celui qui en imposait par son calme.
Vêtu d'un caleçon de combat immaculé et de guêtres en lin resserrées de lanières de cuir, le jeune homme avait la peau basanée et des tresses plaquées sur le crâne, dont les pointes tombaient sur ses épaules. Son expression s'était troublée à la vue du roi, mais il avait vite repris contenance, contrairement aux autres. Ses acolytes puisaient dans sa sérénité de chef pour contenir avec peine leur inquiétude.
— Je sais que ce sont vos champions, Rozès. Je sais, dit Red d'une voix apaisante.
Mais tel n'était pas la raison de sa présence. Caressant le torse musclé du jeune gladiateur aux tresses, il murmura :
— Ils sont bien plus que des champions. Ce sont des Guerriers Mô'Lar. Celui-ci est un parfait représentant de cette caste épique et fière. Rien d'étonnant à ce qu'ils aient massacré en un temps record le plus gros de l'écurie Gilano.
Le chef ne frémit pas à cette remarque.
— Ce qui justifie que je les aie eus au prix fort, dit Solomon, pas peu fier.
Red cilla.
— Sont-ce donc des esclaves ?
L'esclavage n'avait plus cours en Maar depuis trois siècles. La pratique avait été abolie dans le sang. Red ne s'outragerait point qu'on compare son règne à celui du monarque White ayant marqué l'histoire de Maar de cette tâche écarlate, car il adhérait à sa façon de mater les esclavagistes. Le surnom de Donnovan Le Terrible cessait d'être caricatural lorsqu'on étudiait ses méthodes de répression. Aujourd'hui, subsistait une forme « douce » d'esclavage dans certaines maisons nobles, mais on ne pratiquait plus le commerce de vies humaines. Notant l'expression pincée du roi, Solomon craignit de l'avoir contrarié.
— B-bien sûr que non ! bredouilla-t-il.
— Ce sont des criminels, intervint Jeff. Le plus souvent condamnés à la potence. La loi permet aux écuries de leur donner une seconde chance, sinon la mort par pendaison les attend. Autant les rendre « utiles » en divertissant le peuple. Les royaumes s'adonnant aux tournois de gladiateurs font commerce de ces prisonniers écopant de la peine capitale.
— Je vois, fit Red.
Il ne s'était jamais intéressé aux modalités d'acquisition de gladiateurs. Il n'était pas là pour ça, son but étant plus noble.
Il avait beau vivre reclus, le mécontentement de la population traversait les remparts de son palais. Si le peuple devait se soulever un jour, il s'assurerait que ce soit un jour lointain. D'ici là, il espérait inhumer les causes des émeutes. Seulement, les meneurs de ces révoltes n'étaient point dénués de charisme. Ce n'était qu'une question de mois avant qu'ils poussent le bétail à la mutinerie générale.
En six ans, Red n'avait pas encore réussi à donner à son règne les couleurs qui lui seyaient. Ce résultat lamentable après tant de sacrifices lui laissait un sentiment d'échec. Cependant, il n'était pas homme à stagner sur une défaite. Jusqu'ici, il avait œuvré d'arrache-pied, d'abord pour survivre aux tentatives d'assassinat qui se complexifiaient, ensuite pour dénicher les sources d'insurrection et l'étouffer dans l'œuf. C'était son seul moyen de gagner le temps nécessaire à prouver sa véritable valeur.
Bien qu'il ne compte pas se dérober, l'image que le peuple avait de lui l'ulcérait. Certes, il l'assumait, mais elle pesait son poids au bout d'un six années à étouffer révoltes et indignations sanglantes. Les cellules révolutionnaires naissaient tels des champignons, clandestinement nourries par les dignitaires de sa propre cour. Ils mangeaient à sa table, lui prodiguaient conseils le jour et fomentaient sa destitution la nuit.
Lorsqu'elles étaient saisies, les armes des rebelles provenaient des dépôts de l'armée. Cette récente découverte lui avait porté un coup au moral. Red ne se sentait plus en sécurité dans son propre palais. Les gardes aux différentes entrées lui apparaissaient désormais comme les geôliers d'une prison de luxe. Il n'était pas plus roi que prisonnier.
L'une de ses hantises se réaliserait si l'armée était à la solde de ces hommes qui ne l'aimaient guère. Ce n'était pas faute d'avoir assaini les rangs gangrenés par l'œuvre de son père. Force était de constater qu'après toutes ces années, sa main essuyait encore la merde d'Henri.
Il étouffait au palais de Rubis. Paradoxalement, c'était le seul endroit où se terrer. Il n'était pas le bienvenu au sein du peuple. La raison était simple, au fond : le peuple ne le connaissait pas. L'image la plus vivace qu'avaient les Maarians de la royauté était celle débauchée, félonne et honteuse de son prédécesseur. Pourquoi le fils serait-il différent du père ?
Red avait besoin d'hommes à l'allégeance infaillible. Et quoi de plus infaillible qu'une dette de vie ? Pour l'instant, il ne cherchait pas à instaurer un rapport de confiance. Celle de son Triumvirat était d'une précieuse aide, or elle pesait chaque jour un peu moins sur la balance.
Les espions des royaumes de Lima et de Baylor avaient toujours infiltré Maar, mais ils se montraient zélés dernièrement. Leurs souverains convoitaient les terres maarianes depuis des lustres, léguant cette convoitise à leurs successeurs. Ils cherchaient la moindre faille pour s'engouffrer et Red craignait désormais que ses ennemis proches s'allient aux ennemis lointains ; que ses ennemis actuels pactisent avec les ennemis historiques.
Lorsque les rebellions seraient nourries par Lima ou Baylor, il rédigerait alors les derniers chapitres de son règne. Or il lui restait tant à faire... Il mourrait jeune, c'était fort probable.
— Celui-ci est intéressant, reprit-il, s'arrachant à ses sombres pensées.
Il s'approcha du plus fluet de la bande qui se raidit. Sa carnation évoquait du café chaud dilué au lait. Il était le seul à arborer une tunique sans manche lui arrivant à mi-cuisse, ceinte d'une cordelette tressée.
— Quel est ton nom, jeune femme ? (Elle lui fit de gros yeux.) Voyons, tu ne pensais pas me berner sur ton sexe, moi qui suis transformiste. Comment faites-vous pour qu'elle évolue dans ce monde de mâles aux pulsions animales ? se tourna-t-il vers leur maître, plutôt curieux. A-t-elle une cellule à part ?
— Non, Majesté, souffla Solomon.
— Je suis encore plus impatient de savoir, fit Red, intrigué.
— Eh bien, ceux qui se sont risqués dans sa couchette sans son consentement en sont rarement ressortis... vivants, termina Solomon, dépité.
Jeff s'esclaffa. Solomon lui servit une moue déconfite.
— Ne riez pas, Grand Conseiller. Elle est une source de perte plus que de revenue. Mais elle a des avantages qui forcent le compromis.
— S'ils meurent de ma main, c'est qu'ils ne sont pas des hommes, cracha la jeune femme, se payant les regards acérés des nobles.
Son chef la toisa, réprobateur. Cette quiche avait encore parlé sans qu'on ne lui en donne l'autorisation ! Elle baissa la tête et attendit sa sentence.
— Qui est-ce qui t'a ordonné d'ouvrir ton clapet ? rugit Solomon.
La gladiatrice fronça les sourcils. Red tiqua à la crispation de ses épaules, y lisant de l'agacement plutôt que de la crainte. Cette femelle-là était indomptable. Il coupa le maître d'écurie dans sa vaine démonstration de force.
— Quand on prend le temps de regarder, on voit mieux ton aspect féminin.
Cette féminité transparaissait sur son visage lorsqu'elle était détendue. Ses cheveux coupés en brosse n'aidaient pas, cependant.
— As-tu déjà porté tes cheveux longs ?
— Oui... Messire, ajouta-t-elle au dernier moment.
— Majesté ! la reprit son chef dans un soupir.
— Pardon, Majesté, marmonna-t-elle, penaude.
Red retint un sourire.
— C'est en tuant un homme avec sa force brute qu'on fournit le plus d'effort. Pour ma part, j'affectionne des moyens qui m'épargnent de la sueur. J'ai horreur de transpirer. Enfin, sauf dans certaines circonstances, émit-il d'un air mutin.
Jeff roula des yeux. Ce roi et ses allusions connotées ! Si encore il savait de quoi il retournait... Mais tout n'était qu'apparence avec Le Grand Red. Il bernait aisément son monde et endormait toute velléité de lire entre les lignes. On prenait sa parole pour argent comptant et lui octroyait une crédibilité qu'il n'avait pas toujours. Le rire coquin de Dame Rozès et les rougeurs de la jeune guerrière en étaient la preuve. Or Red ne faisait pas allusion à la transpiration durant l'acte charnel mais pendant la danse, discipline dans laquelle il excellait. Cela dit, la « danse » prenait bien des formes...
— J'attends toujours la réponse à ma première question.
— Numéro neuf, Majesté, répondit-elle.
— Ce n'est pas un nom.
— Nous n'avons plus de nom une fois condamné, Majesté, avança le chef.
— Cette coutume a cours en Mô'Lar, pas dans mes contrées, asséna Red. Vous portez tous un numéro ?
— Oui, Majesté, dit le basané.
— Vous officiiez donc à la cour royale avant d'être condamnés à mort.
Le chef, jusque-là stoïque, le dévisagea de façon oblique. Red eut un sourire narquois. Enfin des signes de déstabilisation. Il n'était pas le seul troublé. Solomon et son épouse venaient de sursauter. La cour royale mô'Lariane ?!
La réputation de cette dernière la précédait. On l'assimilait à un univers impitoyable, où magie et sorcellerie – taboues en Maar –, régnaient en maître. La loi du plus fort y prévalait. Néanmoins, Taz'in, capitale de Mô'Lar, était l'une des plus grandes cités au monde et certainement la plus belle du continent.
— Ceux qui sont accusés d'avoir commis un crime de lèse-majesté se voient retirer leur nom, expliqua Red. C'est la pire condamnation, la plus humiliante, que peut subir un Guerrier Mô'Lar de haut rang. Tu savais, Jeff, que la mort leur est un salut ?
— Vous me l'apprenez, Majesté.
Red se remit à tourner autour du gladiateur. De son index, il caressa le tatouage tribal qui faisait le tour de son bras musclé. Il sentit la tension du membre.
— Ces gens ne craignent pas la mort mais la perte de leur identité. Car elle implique qu'ils ne se réincarneront jamais dans l'au-delà. C'est par leur nom que leur dieu Suprême arrache les âmes des défunts des abîmes de leur dieu de la Mort. Leur patronyme leur ouvre les portes du paradis. Sans nom, ils restent perdus à jamais dans les nuées du purgatoire.
— C'est absurde, renifla Jeff.
Son ton moqueur lui valut un regard noir du chef, qui eut la présence d'esprit de baisser rapidement la tête. Mais l'œil de Red était entraîné à lire le langage corporel. La tension dans la pièce grimpa d'un cran. Le jeune homme en colère dégageait une aura agressive qu'il contenait de manière admirable. Les autres semblaient tout aussi offensés. Red claqua de la langue face au manque de considération de son Conseiller.
— Voyons, Jeffrey, les convictions religieuses d'un homme figurent parmi ces choses qu'il ne faut jamais railler. Tu t'entendras avec le pire des godelureaux tant que tu n'auras pas sali le nom de son dieu.
— Fort heureusement, il ne figure point de godelureau dans mes connaissances, et encore moins le pire, marmonna Jeff.
— Jusqu'à preuve du contraire, continua Red comme s'il n'avait pas été interrompu, rien n'est venu prouver l'absurdité de cette croyance. Peut-être est-ce vrai ? Hélas, aucun mort n'est revenu à la vie pour nous éclairer là-dessus.
— S'ils ne reviennent pas, c'est bien qu'ils vont quelque part, argüa le chef avec conviction.
— Cela se défend, ma foi, fit Red sans se mouiller. Vos noms, qui peut vous les rendre ?
— Le Grand Rakam.
— Parfait, j'en suis un.
Les cinq gladiateurs s'agitèrent. Red s'impatienta.
— Ma proposition n'est-elle point à votre convenance ?
Sa voix charriait un courroux mal dissimulé.
— Pardonnez-moi, votre Majesté, ce n'est pas cela, commença le chef. Je voulais dire, seul le roi de Mô'Lar...
— Je sais ce que veut dire Rakam ! le coupa Red, impérieux. Si cet homme que vous appelez « Grand Rakam » peut influer sur votre réincarnation céleste en vous détachant de votre nom, alors il se place au-dessus de la condition humaine. Et en Maar, je suis Rakam, dit-il avec suffisance.
À la lueur dans leur regard, il sut qu'il avait captivé les oreilles et le cœur, ou du moins les attentes des condamnés.
— Je vous libèrerai de votre joug de gladiateurs et vous ferai citoyens de Maar. Or les citoyens de Maar ont tous un patronyme. Libre à vous d'en choisir un nouveau, si cela vous importe. Contrairement au vôtre, mon royaume n'interdit pas la pratique d'autres cultes que les siens. Vous pourrez continuer à pratiquer votre religion, avec à nouveau l'espoir de vous réincarner une fois rendus à la Terre Mère. Que ce soit avec votre ancien nom ou celui que vous choisirez, je n'en aurai cure.
— Mais...
— Dites-moi ce que vous ne comprenez pas dans ce que j'avance, soupira Red.
Il fit l'effort de dompter son agacement. Il n'était pas habitué à être désobéi, interrompu ou contesté par un subalterne.
— Nous serons à nouveau libres ? souffla le jeune chef.
Il peinait à encaisser la nouvelle. Red comprit enfin leur trouble. Ils avaient été condamnés à mort, puis vendus. Désormais, leur destin était de périr sous les coups d'un adversaire plus puissant. Si en théorie, ils avaient des années de survie devant eux en comptant sur leurs forces et techniques, viendrait toujours le moment où une main plus douée, plus chanceuse ou plus vigoureuse, mettrait un terme prématuré à leur existence servile.
— Mais votre Majesté... ! pleurnicha Solomon, interrompu d'un geste irrité de la main royale.
— Libres et heureux de faire comme bon vous semblera, rétorqua Red. À quelques exceptions près.
— Lesquelles, votre Majesté ?
Le roi retint un sourire. Combien pariait-il que ces hommes achèteraient leur liberté à n'importe quel prix ? Sa tête, tiens, vu comment elle était « convoitée ».
— Vous accomplirez une tâche pour moi. Toi en particulier. Bien entendu, ce serait manquer d'esprit de ne pas impliquer tes compagnons. Cela explique d'ailleurs pourquoi celle-ci n'a pas été séparée de votre groupe, malgré le danger qu'est une femme dans les baraquements de gladiateurs. Ce tatouage n'a pas été réalisé par un maître tatoueur, je me trompe ?
— Non, votre Majesté, confirma le guerrier d'une voix nouée.
Jeff cilla devant le mystère qu'insufflait son roi. Qu'avait encore découvert Red qu'il ignorait ? Il ne fallait jamais baisser sa garde avec cet individu, de peur de perdre le rythme.
— Comment savez-vous cela, Majesté ?
— C'est un tatouage-rituel, répartit Red. Celui-ci est très beau. Les cinq circonvolutions autour du bras indiquent que cinq des hommes placés sous son commandement et sa protection les lui ont faites. Cela les lie jusque dans la mort. La beauté de la réalisation est en soi une marque de grand respect... et même d'amour. Il faut déduire de mes paroles que cet homme, aussi jeune soit-il, avait au moins un grade de Capitaine. Il possède un savoir-faire et une intelligence militaire qu'il dissimule derrière son aspect « force calme de la nature ».
Les Maarians de la pièce en furent secoués. Songeur, Jeff dévisagea Red. Où avait-il appris cela ? Certainement dans des annales relatant les guerres historiques du continent. Il ne comptait plus le nombre de fois où Korgan et lui avaient parcouru les allées de la Bibliothèque Royale à la faveur de la nuit, torche en main, pour trouver Red assoupi sous une table. Oui, en-dessous et non au-dessus. Cette sale manie de se faufiler « sous les choses » datait de l'enfance et reflétait bien le tempérament fourbe et sournois de son souverain.
— Il ne révèle pas tout son potentiel dans l'arène, marmonna Red pour lui-même. Il s'échine à le bâillonner, dit-il à l'intention du gladiateur.
Celui-ci sourcilla. Les paroles du roi faisaient mouche. Red reprit de manière plus audible :
— De ces cinq hommes, je n'en vois que quatre. Qu'est-il arrivé au cinquième ?
— Mort, votre Majesté.
Réponse plate et logique, banale dans la bouche d'un jeune homme qui côtoyait la mort avant la fleur de l'âge. Le gladiateur était de plus en plus décontenancé d'être mis à nu par ce roi étranger. La pratique à laquelle ce dernier faisait allusion n'était connue que des Appelés. Le citoyen Mô'larian moyen, le noble basique et le soldat de bas échelon l'ignoraient. Cependant, il avait affaire à un roi ; cela ne devrait pas l'étonner outre mesure, se dit-il après réflexion.
En Mô'Lar, le roi était la réincarnation d'une divinité sur terre, assermenté du pouvoir de retirer à tout sujet son passe-droit vers l'au-delà paradisiaque : son nom. Peut-être que celui-ci en était aussi un.
— Alors, acceptez-vous ?
— La question se pose-t-elle vraiment ? marmonna Jeff.
— Il est né doté d'un libre arbitre. Je ne compte pas l'en priver, avança Red. Après le retrait de son nom, ce serait le pire des affronts. Le choix de refuser est sien.
À ces mots, l'espoir dans le regard que Solomon posa sur le guerrier semblait lui demander de refuser. Il serait mieux traité qu'auparavant, il serait le pacha de ces gladiateurs ! L'être humain est une entité bien surprenante, songea Red.
— J'accepte, votre Majesté.
Le gladiateur lui sourit. Ses confrères, rendus atones par leur émotion, opinèrent fortement du chef. Red lui rendit son sourire.
— Bien. Quel est ton nom, ex-gladiateur ?
— Le nom que vous me donnerez, Majesté. Un Rakam m'a détaché de mon identité, seul un autre Grand Rakam rétablira ce qui a été défait.
Red apprécia la solennité de la formule. Il était Le Grand Red pour son peuple – même si ce dernier ne l'avait pas encore compris –, il serait le Grand Rakam pour cet homme qui protègerait désormais sa vie de la sienne. Sa vie contre la sûreté de son roi. Telle était la valeur du rachat de l'âme du guerrier du purgatoire.
— Tu seras Timothy, dit Red en détachant les syllabes. Comme tu me plais bien, je te donne le nom d'un ancien grand guerrier de la tribu Red. Tu seras Timothy Medley.
— Timothy Medley, répéta le jeune homme d'une voix basse.
Il essayait de s'imprégner du nouveau patronyme. Le roi comprit qu'il se passait quelque chose de profond. Ce n'était pas un simple rituel, un simple échange durant lequel il nommait l'un de ses nouveaux sujets. C'était bien plus. Pour ce jeune homme, cela allait au-delà de tout ce que pouvait concevoir Red. À en juger l'expression de ses acolytes, ce cérémoniel était lourd de sens. Il se tourna vers eux.
— Et vous ?
— Comme il plaira à sa Majesté, baragouina l'un d'eux, surmontant à peine son émotion pour aligner ces mots.
Ses compagnons acquiescèrent en silence. Les yeux de Red pétillèrent de malice, comme face à une trouvaille fort divertissante.
— Laissez-moi réfléchir. Je vous trouverai un prénom. Quant à vos noms, j'en délègue la responsabilité et le pouvoir à votre chef. Il y mettra plus de solennité que ma personne. Je crains de désacraliser ce moment par mon enthousiasme, confessa-t-il. Une fois fait, j'officialiserai ses choix. Il sera plus amené que moi à se servir de vos nouveaux patronymes, ne serait-ce que pour vous donner des ordres. Alors trouves-en qui se mémorisent vite, dit-il, ironique. Qu'en penses-tu, Timothy ?
Le jeune chef frémit à son appellation. Red contint sa jubilation. Il avait été sacrément inspiré. Le Guerrier Mô'Lar était réputé pour sa fidélité indéfectible jusqu'à la mort. Il était curieux de savoir la cause de la condamnation de celui-ci. Mais rien ne pressait.
Son projet de hisser cet ancien détenu à la tête de sa garde personnelle s'apparentait à un acte irréfléchi. Mais il l'avait évalué dans l'arène. Timothy protégeait les siens avant de se soucier de sa personne. Or pour protéger efficacement ses hommes, il fallait rester en vie. Aussi s'était-il débarrassé des adversaires les plus insignifiants sans geste superflu, afin de se concentrer sur les plus dangereux. Ses duels étaient brutaux, vifs et surtout très rapides. Il ne perdait pas de temps, comme s'il destinait ses forces à une tâche plus importante. Red avait été impressionné.
— Jeune femme, tu seras Lou-Ahn, décréta-t-il. Je le choisis parce que ton petit nom sera Loup. Tu as ce côté lupin, évoluant en meute mais non domesticable.
— Ça me plaît... votre Majesté, ajouta-t-elle avec un large sourire.
Red lui fit un bref signe de tête, le plaisir était partagé.
— Pour toi, ce sera Hayden, dit-il au guerrier dont les yeux bridés ne l'avaient plus quitté. Le nom d'un des Quatre Élémentaires, notre dieu de l'Air qui règne en maître sur les Cieux. Tes attaques étaient aussi fulgurantes que la foudre.
Il se tourna vers le troisième ancien détenu, à la peau noire, après qu'eut éclos la fierté sur le visage d'Hayden.
— Enfant, j'avais un faible pour le prénom Enzo. Celui-ci te reviendra. Et pour toi...
Red se tourna vers celui qui possédait la carnation la plus blanche du quintet. Sans regarder Jeff, il lui demanda de choisir entre deux prénoms et adopta celui qui n'eut pas la préférence du Grand Conseiller. Alex.
— Quel était l'intérêt de demander mon conseil ? grommela Jeff.
— Celui de ne pas en tenir compte, opposa platement Red.
Alex lutta contre son hilarité, ravi que le roi ridiculise l'homme qui avait manqué de respect à leurs croyances. Jeff eut un soupir dépité. Tel que c'était parti, ces anciens gladiateurs lui manqueraient de respect. Mais que rétorquer à Red ? Il était ardu de le battre au jeu de la répartie.
Sans plus de palabres, il fut décrété que les cinq guerriers affranchis rentraient au service du Grand Red. Ils deviendraient son unité d'élite, sa garde rapprochée appelée Cordon Rouge.
*
Le Cordon Rouge renforça la puissante illusion des Prêtresses Vestis, et la barrière de sécurité du roi devint quasiment infranchissable. Bien vite, le tableau de sa Majesté en sortie officielle se changea en spectacle à ne pas rater, autant pour sa beauté mystérieuse et son charisme que son implacabilité et la frayeur inspirée à son entourage.
Solomon Rozès vit ses efforts récompensés par une place au Sénat. Libre à lui de continuer à tenir son écurie de gladiateurs et lui redonner sa gloire en rachetant les champions de ses concurrents, fort de son nouveau statut. N'y gagnait-il pas à la fin ? Red avait décelé son envie de notoriété, d'être « quelqu'un » à la Cour Rell. N'était pas « n'importe qui », qui avait gracieusement offert à sa Majesté son impitoyable Cordon Rouge ! Dame Rozès fut ravie d'en narguer ses copines.
En quelques mois, le Cordon Rouge se tailla une sacrée réputation. Chacun de ses hommes en valait dix aguerris de l'armée. Le respect s'imposa de lui-même. Avec une subtilité relative, Le Grand Red plaça Timothy Medley à la tête d'une demi-légion de deux mille hommes, dont il lui confia la formation à la manière mô'lariane et des écuries de gladiateurs. Ainsi naquit la Légion Rouge.
Un an plus tard, Timothy faisait l'unanimité en tant que Général ; unanimité qui faisant marcher dix mille soldats comme un seul. La Légion Rouge avait quintuplé son effectif. Devant un chiffre toujours grandissant, l'entièreté de la ville de Blame se changea en école militaire.
Quid des soulèvements du peuple ? Ils étaient matés sans que le roi lève le petit doigt désormais... Ce fut ainsi que Le Grand Red gagna le reste de l'armée maariane à sa cause.
*o*
Mégapole d'Aram – palais de Rubis, loggia intérieure de la Tour Pourpre
— Je me suis toujours demandé... Comment t'est venue cette idée ?
— M'emparer de l'armée pour couper l'herbe sous le pied des contestataires ?
Le Premier Grand Conseiller fit oui de la tête. Red hésita. Pouvait-il lui révéler la vérité ? Était-ce nécessaire ?
— Hm... Dans un songe.
Sans surprise, Korgan lui servit son scepticisme.
— Et sinon, plus sérieusement ?
Le roi eut un sourire canaille.
— Je t'assure que c'est vrai ! Tu n'es pas drôle, Korgan. Il me faut entretenir le mystère.
— Le mystère a depuis longtemps perdu de sa magie sur moi. Nous savons tous deux que tu es le plus grand bonimenteur de ce royaume.
— Je me permets d'émettre un avis contraire, fit une voix sentencieuse dans leur dos.
Red sentit les signes précurseurs d'une migraine.
— Rey, soupira-t-il. Que me vaut l'honneur de ta présence ?
— En ma qualité de « Grand Banquier », je suis tenu de vous entretenir sur certaines questions délicates, dit le jeune effronté.
Rey Lee-Cooper détestait son titre de Grand Banquier. Fonction de pacotille face aux caisses vides du Trésor Maarian. Et un roi très dépensier était la dernière chose dont il avait besoin. Ce vice, sans doute familiale, pourrait démentir les rumeurs sur l'illégitimité du Grand Red.
Le roi Henri avait obéré tout le nord de Maar. Ses actes inconscients liaient la couronne à des créanciers aux dents de plus en plus longues. Entretenant son train de vie orgiaque, il s'était principalement endetté auprès de la Banque Limane. Aujourd'hui, le roi de Lima se complaisait dans l'idée que Maar lui était vassale, chose que ne stipulaient point les documents notariés.
Voilà deux ans que Rey s'échinait à gommer cette ardoise. Si sa Majesté voulait bien ranger ses pulsions dépensières au placard, cela lui ferait peut-être des vacances !
— Vous avez acheté ce coffret de pierreries de Minerya, que je vous avais formellement interdit de convoiter !
— J'étais d'humeur dragonne, plaida Red, incommodé de se faire gronder par le plus jeune fonctionnaire royal. Ces bestiaux aiment les pierres précieuses.
Korgan se retint de pouffer.
— Tu aggraves ton cas, Red.
— Will en avait besoin pour confectionner...
— Je me contrefous des besoins de Will ! s'impatienta Rey. Votre indécente garde-robe se porte comme un charme, Majesté. En attendant, vous tapez dans le budget de restauration de la Route Royale pour vous octroyer ce plaisir. Les travaux stagnent. Ne venez pas vous plaindre du mécontentement de la populace !
— Rappelle-moi pourquoi ai-je tenu à le sortir des baraquements universitaires ? grinça Red.
— Parce qu'il était l'homme de la situation, Majesté, avança Korgan.
Il avait raison, mais Rey n'abonda pas dans son sens.
— La situation ? Vous voulez dire les situations ! toutes plus désastreuses les unes des autres ! lança-t-il, outré.
— Si tu es simplement venu me casser les oreilles, tu peux aller jacasser auprès de Jeff à titre dérogatoire, râla Red. On en a « écourtés » pour moins que ça, marmonna-t-il par devers lui.
Il ferait des concessions sur tout sauf sur ses atours. C'était son havre de paix, son moyen d'évacuer sa tension. Le poids de ses charges lui donnait le droit à un péché mignon. Les idées loufoques de son tailleur justifiaient que l'extravagance coûtât un peu cher, mais au point où ils en étaient, cela ne changeait rien au désastre.
— Majesté, s'il vous a fallu un an pour remettre au goût du jour vos menaces de m'étêter, c'est que j'ai eu mon utilité entretemps, pontifia Rey. Soit vous les exécutez sur le champ, soit vous les réservez à ceux qui ont de la crédulité à vous revendre. Mes priorités m'empêchent de trembler devant elles.
— Il m'énerve, grommela Red.
— Et je continuerai tant que vous nourrirez des velléités de me berner, l'admonesta Rey. Avez-vous sincèrement pensé que je ne remarquerais pas la supercherie ?
— Je me suis pris à l'espérer lors d'un moment d'égarement, soutint Red.
Il ne lâcherait pas son bout d'os.
— Comme il le dit si bien, c'était un « moment d'égarement », souligna Korgan.
— Grand Conseiller, c'est parce que vous le couvrez tout le temps qu'il n'apprend jamais !
Red coupa court.
— Rey, quelle est la raison de ta présence ?
En guise d'introduction à chacun de ses rapports, Rey, cet éternel insatisfait, lui reprochait toujours quelque chose. Une manière de le culpabiliser une fois le véritable problème abordé. Maintenant qu'il était perclus de remords – ô ironie –, de quoi retournait-il ?
Ce garnement n'avait pas encore saisi que l'indifférence était la qualité des dirigeants. Un roi ne saurait se laisser entraver de culpabilité. Red estimait que sa naissance lui octroyait le droit de se permettre ce que le commun nommait « largesses ». Malheureusement, il avait fini par redouter les visites de son jeune Intendant.
Ce beau brun était devenu son corbeau, son oiseau à mauvais présages. Seulement, Rey était doté d'un cerveau bien fait, justifiant sa qualification d'Intendant Royal à dix-huit ans, une année après la lourde prise de fonction de Grand Banquier au sortir de l'adolescence. Aujourd'hui, les dix-neuf printemps du Trésorier du royaume de Maar honoraient son génie, élément indispensable au règne du Grand Red.
Encore prince à l'époque, Red avait repéré l'enfant Rey à l'Université Royale. Le gamin, un prodige admis en ce lieu d'études élitistes à l'âge où les autres lisaient à peine couramment, discourait d'égal à égal avec les érudits ayant fini de lisser le sol de la grande bibliothèque de leurs semelles. La maturité de son propos interloquait, et son caractère protestataire inquiétait. Il n'avait même pas entamé sa pubescence, qu'il discutait des droits du citoyen et du salarié moyen, des privilèges outranciers de la noblesse et des dépenses démesurées de la cour.
Cela avait marqué Red, à tel point qu'il avait lui aussi fini par traîner à la bibliothèque. D'abord dans l'espoir d'apercevoir Rey, il s'était ensuite pris au jeu de l'érudition. Les livres avaient tant contribué à son évolution que Red éprouvait aujourd'hui de la reconnaissance envers cet enfant qui lui avait fait rêver d'un monde meilleur. Prendre le pouvoir de force l'avait poussé à tirer un trait sur ce genre d'aspiration un peu naïve.
Ourdir un complot avait envoyé par le fond ses espérances candides. Passer ses journées et ses nuits à éprouver la loyauté des uns et des autres, à rappeler – parfois dans le sang –, les serments d'allégeance de ses partisans ou plutôt ceux qui se réclamaient de soutenir sa génitrice, avait détruit les graines de ses idéaux d'adolescent. D'autres combats requéraient son attention d'adulte. Même alors qu'il avait gagné le trône, la lutte continuait ; notamment pour y rester assis et de préférence en vie.
En réalisant son éloignement de ce qui l'avait jadis passionné, Red s'était souvenu de Rey. Le gamin dont il avait admiré la précocité était devenu un jeune adulte d'une vieillesse mentale effarante. Quelquefois, cela le rendait collet-monté. Et même s'il n'avait point usurpé sa position à la tête du Trésor Royal, la fréquence de ses visites commençait à tirer sur les cordes sensibles du roi.
Hélas, c'était la preuve du naufrage des finances de la province de Raam. La situation pécuniaire du nord de Maar ne saurait même pas se gausser de celle d'un mendiant. Enfonçant le clou, Rey déclara :
— Je vous annonce que les prévisions des délais pour la restauration de la Route Royale ne seront pas respectées.
Red se rembrunit. Ne pas l'entendre de la bouche de son Intendant aurait nourrit l'illusion que ses craintes étaient infondées.
— On se heurte à un sérieux problème au niveau du pont Merlion, poursuivit Rey. La crue aurait causé des dégâts inattendus.
De toute évidence, il n'accordait aucune légitimité à la cause de ces dégâts. On avait saboté le pont. Red eut envie de s'arracher les cheveux. S'il avait été à la place de son ennemi, il ne s'y prendrait pas autrement afin de nuire à son projet de remettre la Route Royale à neuf. Ce chantier faramineux augurait des bénéfices dont les caisses de Raam se réjouiraient plus tard. Mais dans l'immédiat, on n'en verrait que la dépense. Une fois de plus.
— C'est délicat, fit Korgan tout en euphémisme. Le trafic commercial s'enlisera tant que ce problème ne sera pas réglé. La voie maritime n'est pas celle de prédilection des Guildes de Marchands.
Rey arbora son masque des situations catastrophiques.
— Il y a plus « délicat ». Le pont Merlion tient en place depuis plus d'un siècle. Même en cas de crue spectaculaire, on peut le traverser du moment qu'on ne répugne pas à tremper ses guiboles. Jamais il n'a flanché en cent cinquante ans. L'étude des rapports m'amène à la conclusion d'un sabotage. Une nouvelle équipe d'experts doit y être dépêchée pour accélérer les réparations. Mais je recommande de leur adjoindre une bonne escorte. Je crains qu'on attente à leur vie.
Les lourds battants donnant accès à la terrasse s'ouvrirent avec fracas. Le Troisième Grand Conseiller déboula dans la loggia et manqua de claquer les portes, furieux.
— Le félon ! C'est signé, ce sabotage.
— Et donc ? fit Red.
Le voyant à peine ciller, Rey comprit que la nouvelle désastreuse dont il se faisait l'augure ne relevait pas de l'insolite. Le Grand Red avait toujours une longueur d'avance. Il servait ce roi pour ce trait de caractère, malgré les menaces de mort routinières. Au-delà des apparences, cet homme que le peuple aimait mal se souciait à sa manière de son bien-être. Même si son ordre des priorités laissait parfois à désirer...
— C'est Sloan ! cracha Jay.
Le bras droit du prince Dorien. Red se pinça les lèvres. Après avoir échoué à l'occire, son frère était prêt à nuire au peuple dans le but de lui rendre la tâche difficile. C'était d'une bassesse ! La plèbe n'avait que faire des disputes de seigneurs mais trinquait toujours de leurs querelles incessantes.
— Le revendique-t-il ? demanda Korgan.
— Pas que je sache, mais les rapports d'enquête et les preuves l'incriminent.
— Tu te joindras à Rey et vous constituerez le contingent d'experts pour les réparations. Poursuis l'enquête et mets-moi la main sur cette nuisance.
— Je dois m'y rendre personnellement ? s'inquiéta Jay.
Quitter Red ne lui plaisait pas. La situation s'assombrissait depuis la recrudescence des virées d'espions étrangers dans la cité.
— Malheureusement je ne peux pas me passer de ce satané corbeau au palais, soupira Red à l'intention de Rey.
— Et de moi, tu peux te passer ? s'indigna Jay.
— Votre duel du sujet le plus important de sa Majesté m'a amusé un temps. Maintenant cela me fatigue !
Jay et Korgan échangèrent un regard.
— Pourquoi prend-il la mouche ? chuchota le premier.
— Il s'est encore fait gronder par le petit, rétorqua le second sur le même ton.
— Je ne suis pas « le petit », grogna Rey.
Il en avait soupé qu'on lui serve son jeune âge à toutes les sauces.
— Ah, les pierres précieuses ? dit Jay, moqueur. Il croyait vraiment que cela passerait inaperçu ?
— Je vous entends très bien, s'impatienta Red.
Jay reprit son sérieux.
— Quand estimes-tu que je doive m'y rendre ?
— Dans le courant de la semaine.
Red rumina son aigreur en arpentant la baie principale de la loggia, en va-et-vient nerveux.
— Une aide supplémentaire ne serait pas du luxe. Si Dilan pouvait ravaler sa fierté et mettre le pied à l'étrier, ça me sortirait une épine du cul !
Sa grossièreté reflétait son exaspération. Son frère aurait pu le soulager de la gouvernance de la province de Zelen, où se trouvait le pont Merlion. Celle de Raam l'occupait bien assez.
— Il m'en veut encore pour la défection de David. Je n'ai jamais poussé Dave à s'exiler !
Son long soupir exprima le calvaire que représentait sa fratrie. Dorien et Damien avaient des raisons de fuir le palais, pour avoir attenté à ses jours par empoisonnement ou par des tentatives d'assassinat plus violentes. Mais David... On ne l'y avait plus vu depuis que son cadet avait récupéré le trône de leur père. Et voilà qu'il disparaissait de la circulation avec ses hommes les plus fidèles.
Red peinait à comprendre cette situation car David ne l'avait même pas confronté. Pourtant, il le savait âprement opposé à sa souveraineté. De tous les princes, David avait été le seul capable d'ériger une résistance farouche, mais c'était avant que le roi se procure la protection du Général Timothy Medley. Son frère avait raté le coche. Au moment du coup d'État, David se trouvait dans le nord, à TarQ, retenu par ses obligations de chef militaire.
L'ambition du roi Henri avait été de placer Dorien à la tête des Armées de Maar, afin de soutenir son aîné, le prince héritier Damien. Seulement, David avait mieux brillé par son excellence dans le commandement. Plus porté sur la diplomatie, son jumeau Dilan était un homme de palabres. Ce duo princier s'équilibrait, et les séparer restait le meilleur moyen d'amoindrir la menace qu'ils auraient pu constituer contre l'héritier du trône.
Aussi, il avait été tacitement décidé que David passerait la majorité de son temps dans le nord, à surveiller les frontières de Maar. La politique d'exclusion d'Henri avait servi les plans d'Andy. Le coup d'État était survenu au moment où Damien, Dorien et Dilan avaient été fort en peine de lever une armée pour enrayer la machinerie de leur benjamin.
Si David n'avait pas marché sur le palais de Rubis, c'était par crainte que Dilan y soit fait otage et menacé de mort. Qu'il le croie capable d'occire son jumeau pour tuer ses velléités de rébellion avait ulcéré Red, mais lui avait aussi donné une marge de manœuvre. Le temps nécessaire à lever sa Légion Rouge.
— Comment se porte son Altesse ? s'enquit Rey, circonspect.
— Mal, évidemment. Il se languit de son jumeau. Ils ont toujours eu une relation fusionnelle.
— Ne t'en laisse pas obséder, conseilla Korgan. Ta priorité est le Merlion. Dilan aura bien vite oublié son apathie si on lui trouve une épouse.
— Parce que tu comptes jouer les marieurs ?! exhala Jay, sceptique.
— Mon épouse pourrait s'y atteler, soumit Korgan.
Rey et Red le considérèrent, curieux. L'Intendant sembla à la fois inquiet et admiratif, mais le roi trouva l'idée sournoise. Korgan était le plus stratège de ses Triumvirs. Il en avait fait son Premier Grand Conseiller à juste titre. L'idée s'avèrerait efficace si le mariage servait les intérêts de Maar. Une alliance bénéfique pour le royaume et pour Dilan obtiendrait l'adhésion de ce dernier.
— Nous brieferons Sacha à ce sujet. Comment va-t-elle ?
— Comme un ouragan, lâcha Korgan, laconique.
En d'autres termes, elle se portait comme un charme. Les autres compatirent. Supporter cette femme imposait de jouir d'une sacrée bonne santé.
Lorsqu'on alluma les torchères et leur servit à dîner, Red réalisa qu'il avait été insensible au coucher du soleil. D'ordinaire, il se retirait sur cette terrasse et le contemplait, dans le vain espoir que l'astre emporte ses tourments dans sa tanière. La baie principale de la loggia en serlienne donnait sur les jardins du palais. La nature, qui avait l'air de s'endormir, l'apaisait. Il lui arrivait de se tenir à l'un des deux chevaux ailés, qui accompagnaient les colonnes en marbre et granit des baies latérales, jusqu'à ce que le voile de la nuit ait entièrement recouvert le ciel. Il retournait dans ses appartements, l'esprit un peu plus calme. Ce ne serait pas le cas ce soir.
En un tournemain, une table avait été garnie de fruits frais de saison et de salades décorées de fleurs rappelant les guirlandes de l'ornementation des bas-reliefs antiques de la façade, typique de l'architecture maniériste de Raam. Le menue ce soir-là serait constitué d'un léger potage à base de pois cassés, auquel étaient ajoutés des morceaux d'une viande si tendre qu'elle fondait en bouche.
Shin, le maitre d'hôtel chapeautant le service, avait annoncé, pour le rôt, des crépinettes de foie de porc servies avec une sauce au gingembre, clou de girofle et poivre baylorian. Oignons rôtis, asperges au safran et champignons sautés aux épices accompagneraient le plat. À la fin les attendrait la promesse d'un flan moulé à base d'œufs, d'amandes pilées et de fromages frais, agrémenté de biscuit au cacao. Le pâtissier royal, Slimane, s'était encore surpassé.
Comptant un couvert de plus, Rey demanda :
— Qui attendons-nous ?
— Il en met du temps, remarqua Jay. Il est rentré de voyage hier. Je parie qu'il est en train de courir la donzelle.
Comme pour confirmer ses dires, le rire chaud d'une servante leur parvint à travers l'entrebâillement de la porte. Elle échappait sans doute aux mains baladeuses du Grand Conseiller.
— Jeff, ne touche pas aux miennes, tu as les tiennes ! gronda Red. Une servante enceinte n'est plus une bonne servante.
Jeff pénétra dans la loggia, tout sourire, et referma derrière lui. Le voyage lui avait hâlé le teint.
— Je suis un homme généreux, Majesté. Et sauf votre respect, celui qui a fait un gosse à votre servante en cheffe est assis à votre gauche.
Jay se renfrogna. Rumiko était plus qu'une bonne gouvernante, elle était la meilleure ! Regretter son aventure avec elle reviendrait à regretter sa paternité, chose inconcevable. Ils avaient donné au monde un ange.
— Que faudrait-il pour calmer tes passions généreuses ? s'enquit Red, blasé.
— Tu le sais pourtant, rétorqua Jeff d'un air entendu.
— Cassandra Rochas est ma prima Vestis. Il est hors de question que je te la cède !
— Je ne te demande pas de me la « céder », plaida Jeff.
Korgan et Jay levèrent les yeux au plafond. Leur confrère faisait une fixation sur la nouvelle Prêtresse Vestis du roi. D'une beauté surannée, Cassandra donnait sans peine l'illusion d'un Red au féminin, affublée de lentilles ambrées, les cheveux décolorés puis teints de rouge. Elle était la meilleure doublure du roi, une fois masqués ses attributs féminins.
Jeff se plaisait à dire qu'en l'ayant dans son lit, il réaliserait le fantasme d'une nuit torride avec sa Majesté. Son inclinaison pour les femmes ruinait ses espoirs avec la personne d'Andy. Ces propos auraient pu lui coûter sa langue, mais cela aurait été injuste. Red nourrissait délibérément et inconsciemment les fantasmes de ses fonctionnaires, acquérant sur eux une autre forme de pouvoir.
— Ceux qui s'adonnent au troc d'humains ne m'inspirent qu'aversion, les prévint Rey. J'ose espérer ne pas être témoin d'une telle transaction. Vous me couperez l'appétit.
— Toujours aussi sentencieux, pouffa Jeff. Sans doute parce que tu es encore puceau.
Le jeune homme s'empourpra, au grand étonnement de Jay.
— Mais il faut y remédier !
— Ne pas avoir connu la chair n'a rien d'un « problème » pour qu'il faille y « remédier », asséna Red avec sècheresse.
Il ne l'avouerait pas mais il s'était un peu senti visé. Il prenait la situation plus à cœur qu'il ne voulait l'admettre. Aussi étrange que cela paraisse, personne n'avait jamais suscité son désir charnel, alors que lui nourrissait la concupiscence des autres. À son âge, il y avait de quoi s'inquiéter...
— Certes, mais il a dix-neuf ans, Majesté, souligna Jeff. Cela fait trois ans qu'il est adulte, et des adolescents connaissent les joies de la bagatelle.
— Laissez-le tranquille, Rey a déjà vu le loup. Il n'est simplement pas porté sur le beau sexe. Aussi, cela reste discret.
— Majesté ! glapit le concerné, bien plus embarrassé par cette révélation.
Les Triumvirs lui lancèrent des regards effarés. Comme ça, l'inclinaison romantique de l'Intendant Royal allait vers les hommes ?! Korgan dévisagea Red, intrigué.
— Comment le sais-tu ?
Red lui lança une œillade. Il ne le soupçonnait tout de même pas d'avoir partagé la couche du jeune homme, si ?!
— Il sait toujours tout, grogna Jeff. Je suppute qu'il sait déjà ce que je lui rapporte.
— Est-ce donc vrai ce qu'on dit au sujet de ce gouverneur ? rebondit le roi.
— En effet, il semblerait que Dean Leblanc soit préféré à sa Majesté, en Orsei.
Les autres haussèrent les sourcils dans un bel ensemble. Jeff prit son temps pour s'installer, ménageant son effet.
— Ce n'est pas dit en ces termes, mais le sentiment général est celui-là. La province d'Orsei s'est toujours gérée en autarcie. Ses dignitaires s'en réfèrent à son gouverneur, plus efficace que le roi. Certains ne verraient pas d'un mauvais œil que Nacir devienne la nouvelle capitale de Maar.
Jay sursauta.
— Quoi ?
— Des émissaires de Sandres ont préféré s'entretenir avec cet homme, argüant qu'il n'y avait rien à espérer du Grand Red. Le palais de Rubis est trop éloigné de leurs réalités, et pas seulement géographiquement.
Korgan grommela. Certes, la situation géographique restait un bon prétexte, mais c'était l'arbre qui masquait la forêt. Si Sandres accordait au gouverneur d'Orsei la légitimité d'un monarque, ce serait la porte ouverte à l'anarchie. Le rapport de Jeff corrobora ses craintes.
— Le gouverneur d'Orsei les a reçus sans faire cas du protocole, au risque de conforter les dirigeants Sandrians dans la croyance qu'Aram est démissionnaire.
Red prit une longue inspiration et expira bruyamment. Il s'excusa auprès de ses conseillers et sortit de table. Les autres le suivirent des yeux, peinés par le dos voûté de l'homme qui contemplait les lumières de sa cité au loin.
— Ne me sers pas ce regard accusateur, murmura Jeff à l'intention de Rey. Il veut la vérité. Je la lui apporte.
— Le poids d'une vérité amère est pénible supporter, déplora Korgan. Ses épaules faiblissent.
— Au bout de sept ans de ce régime acharné, ce n'est guère surprenant, maugréa Jay. Il ne dort presque plus. Rumiko m'a rapporté que ses cauchemars s'intensifient. À la longue, sa santé en pâtira.
Les autres exhalèrent un soupir d'impuissance. Gouvernante du palais de Rubis, Rumiko était aussi la servante supérieure préposée au bien-être personnel de sa Majesté. Ils prenaient sa parole au sérieux.
— Vu d'ici, on lui donnerait une décennie de plus, le plaignit Rey. Mais je ne suis pas d'accord avec vous, Korgan. Il ne faiblit pas. Cela lui a juste coupé l'appétit.
Korgan lui sourit, reconnaissant envers sa foi en leur roi.
— Tu lui passeras les pierres précieuses ?
— Seulement pour cette fois, grommela Rey.
Les conseillers se gardèrent de sourire. Le nombre de « seulement pour cette fois » que bougonnait Rey n'était plus chiffrable.
— Il voudra le vérifier lui-même, dit Korgan, songeur.
— Il tient enfin son prétexte pour voir du pays, souligna Jeff, inquiet. Bien en peine qui tentera de l'en dissuader.
— Je plains Timothy d'avance, marmonna Jay.
Rey grogna.
— Tout ce que je vois, c'est une logistique monstre.
Et qui superviserait ce monstre ? Rey, bien sûr ! Son souverain lui faciliterait la vie avec un ordre des priorités moins versatile que sa royale personne !
▧POINT HISTOIRE▧
Royaume : Mô'Lar
Capitale : Taz'in
Monarque : Le Grand Rakam
Habitants : Mô'Larians
Gigantesque royaume esclavagiste du nord, connu pour ses nombreuses conquêtes, ses colonisations, ses magiciens et surtout ses guerriers redoutables.
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