14 - Hessdalen
— Il va nous falloir un perruquier.
— Quoi ?
La nuit était tombée depuis un moment sur les forêts de Chantilly. Helen et Calliopé avaient trouvé une chambre d'hôtel au Jeu de Paume, qu'Helen avait choisi non pour son luxe, mais pour l'avantage accessoire que celui-ci prodiguait : une excellente discrétion moyennant un petit mensonge et un billet de cent euros supplémentaire. Voici le duo identifié par le maître d'hôtel comme couple féminin illégitime qui souhaitait s'assurer un certain anonymat pour une escapade extra-conjugale. La ruse était en apparence sommaire, mais elle avait plutôt bien fonctionné, aidé par l'arrivée tardive du couple. Et puis, Calliopé trainait un rhume magistral qui lui donnait sans le moindre mal un état fatigué et pitoyable dont Helen avait su tirer profit pour être convaincante.
La chambre de l'hôtel était aussi confortable qu'on pouvait l'espérer pour un cinq étoiles. Mais il n'y avait qu'un double lit, ce qui à priori ne semblait pas encore soulever un problème pour Helen et Calliopé, en train de se relayer pour profiter de la salle de bain. Un riche en-cas, arrosé de thé à l'arôme délicieux, trônait sur une table basse entre deux fauteuils et si ce n'était l'incongruité des causes de la situation, Helen aurait même pu se laisser aller à profiter de la douceur luxueuse et feutrée des lieux. Calliopé était moins enthousiaste quant à elle. Mais personne n'est en général enthousiaste quand il doit fonctionner avec de la fièvre, des courbatures partout, le nez pris jusqu'aux sinus et un mal de crâne épouvantable.
La suédoise se répéta patiemment :
— Un perruquier va nous être nécessaire si nous voulons circuler librement, ainsi qu'une certaine révision de nos styles vestimentaires. A moins que vous ne préfériez teindre vos cheveux ?
Calliopé sortait de la salle de bain, en petite culotte et tee-shirt, délaissant, comme à son habitude l'accessoire qu'elle méprisait et ne portait que rarement : le soutien-gorge. Elle tira sur une de ses mèches blanches encore humides par réflexe, pour loucher dessus. Elle répondit, d'une voix nasillarde et endolorie :
— Pas idiot. Et tu es assez reconnaissable aussi et je ne parle pas des oreilles. Faudra aussi piller une pharmacie. Je suis malade comme une chienne et les trois prochains jours, ça va être ma fête, avec la crève que je me tiens.
Helen tiqua : Calliopé cachait mal qu'elle tremblait de froid et tenait à peine debout. Elle attrapa l'épais plaid ornant le pied du lit, pour venir d'autorité entourer les épaules de son amie, achevant son geste en la réchauffant tendrement contre elle.
— Vous devez vous mettre au chaud. Vous allez boire un bon thé au lit, manger un peu et vous endormir, c'est un ordre.
Joignant le geste à la parole, Helen guida son amie en la soutenant, sans lui laisser l'occasion de protester et l'aida à se glisser dans le vaste lit deux places. Calliopé grommela pour la forme, mais aurait sans doute avoué si on le lui avait demandé, qu'elle était bien contente à cet instant et dans son état de se faire chouchouter avec autant d'attention. Elle posa cependant la question qui fâchait, une fois emmitouflée :
— Et toi, tu vas dormir où ?
Helen eut un sourire amusé et tendre :
— Lit pour deux. Et vous aurez besoin de chaleur... bien que je m'attende avec votre température à avoir nettement plus chaud que vous cette nuit. Maintenant, on ne bouge plus et on se laisse chouchouter, je vous apporte le thé.
Calliopé ne rajouta rien. En fait, elle avait vu arriver façon cohue en vrac tout un tas de questionnements très compliqués, face à l'évidence de la très simple remarque de son amie. Mais avec le bazar de ses pensées était arrivé en trombe un pic de névralgie qui lui donnait l'impression qu'on voulait extraire son cerveau de son crâne au forceps. Elle se contenta de suivre les mouvements d'Helen, les yeux mi-clos qui, avec sa grâce et son maintien aussi noble qu'à l'accoutumée, préparait une tasse de breuvage bien chaud, qu'elle sucrait avec attention, presque à en saturer le liquide.
L'intendante revint près de la malade, se posant doucement sur le bord du lit, la tasse en main, aidant, en gestes attentionnés mais qui ne souffraient aucune discussion, Calliopé à boire son thé.
— Ca fait deux fois en une semaine, commenta la roumaine.
Helen fit un sourire complice sans rien dire.
— Je suppose que ce n'est et de loin pas la première fois que tu as une fille malade dans ton lit, n'est-ce pas ?
La suédoise eut un autre sourire tendre, ramenant la tasse devant les lèvres de Calliopé pour une seconde gorgée de thé :
— Non, en effet. Les premières fois, nous avions le même âge au pensionnat où le froid mordant des nuits d'hiver, comme celle-là, nous convainquaient de dormir ensembles et veiller les unes sur les autres. Avec les années, cela est arrivé bien souvent et j'ai cessé de les compter. Mais ce n'est pas la question que vous vouliez vraiment me poser, n'est-ce pas ?
Si Calliopé rougit de voir trahie son esquive à deux balles, cela ne se vit pas vraiment. Entre la fièvre et la chaleur du thé, son visage était de toute manière empourpré. Mais elle lâcha un rire qui se changea douloureusement en toux grasse. Helen s'empressa d'aller chercher un mouchoir et la roumaine ne répondit qu'après un moment désagréable à tenter de reprendre son souffle, le nez pris :
— J'y connais rien en drague et en affaires de cœur. J'y connais encore moins en ce qui concerne l'amour entre deux nanas. Mais j'ai vu comment tu me regarde, comment tu prends soin de moi, comment tu as réagi quand j'étais en danger...
Helen posa son regard vert à la profondeur magique, pareille à son âge hors normes, sur les yeux bleus, rougis et brillants de fièvre de Calliopé. Elle ne souriait plus, mais affichait un moment suspendu de calme et de gravité.
— Tenez-vous vraiment à aborder cette conversation alors que vous brûlez de fièvre, Calliopé ?
Elle fit non de la tête avant de répondre :
— Rit pas, mais je saurais pas comment réagir, que j'ai raison ou que je me trompe. C'est juste que... j'ai la trouille, Helen ! Bon dieu, ma maison a été cambriolée, j'ai été enlevée, on nous a tiré dessus, on est pourchassées par un malade virtuel qui pirate un pays aussi aisément que je lis le grec ancien... Tout ça pour un bijou et une histoire de sociétés secrètes et de famille dont je n'ai jamais rien su ! Et ma meilleure amie en cavale avec moi est une lesbienne immortelle qui a vécu toutes les guerres du vingtième siècle, qui en sait plus sur mes parents et ma propre histoire que j'en ai jamais rien appris ! Que je sois dans la pire des merdes, au fin fond du Cachemire, en train de jouer à cache-cache entre des rebelles et des factions tribales en me demandant à chaque minute si je vais prendre une balle... mais on est en France, merde ! Je suis malade comme pas permis, je me suis jamais sentie aussi... putain... vulnérable. C'est moi qui dit ce mot, quoi, merde ! J'ai peur !
Helen s'arrêta sur les yeux clos de son amie. Son front était plissé de rides et elle avait fini sa phrase les dents serrées, ravalant des larmes qui brûlaient sous ses paupières. Calliopé n'était pas de nature à pleurer et à cet instant, elle le faisait sans doutes plus sous le poids de l'épuisement, de la douleur et de la fièvre, que par détresse. Mais oui, Helen le ressentait elle-même lourdement, le poids des événements qui s'étaient enchainés si vite en si peu de temps aurait fait craquer les plus forts. Même une jeune femme pour qui tenir tête à une bande armée dans un désert d'Extrême-Orient était du domaine du coutumier. Elle soupira doucement, écarta la tasse de thé et attrapa son amie pour la serrer dans ses bras. Le pire était sans doutes que dans toute ces peurs, il y en avait une, aussi tendre soit-elle, qui était bel et bien légitime :
— Chut, Calliopé. Bien sûr que j'ai une tendresse particulière envers vous. Bien sûr que mon regard à vous brille parfois d'une admiration coupable qui vous trouble. Et cela me navre si vous en êtes effrayée parce que je ne veux surtout pas vous alarmer. Mais avant tout, je serai toujours là pour veiller sur vous, vous soutenir et vous protéger. Nous sommes ensembles plongées dans les mêmes affres et je me tiendrais à vos côtés jusqu'à ce que je sois sûr que vous ayez enfin l'occasion de retrouver votre vie. De moi, vous n'aurez à craindre rien que ma tendresse et ma vigilance à assurer votre bien-être.
Calliopé, le nez contre l'épaule de son amie, répondit d'une voix étouffée, en reniflant :
— Je suis pas sûr d'avoir compris la moitié de ce que tu as dis... Mais... je te crois, Helen.
— Pardon encore d'user d'un langage parfois trop châtié, mon amie. Mais je veux vous entendre me répondre que vous avez bien compris que quoi qu'il arrive, vous pouvez me parler librement et avec le ton que vous jugerez bon, si d'aventure, j'ai la maladresse de provoquer votre gène ou votre trouble...
Calliopé répondit un oui sincère, presque convaincu, avant de râler sur son mal de tête atroce. Helen fit un sourire et l'aida à se remettre sous les draps :
— Je vais aller demander de l'aspirine à la réception. Je reviens vite.
Quand l'intendante revint dans la chambre, après avoir rapidement pu trouver ce qu'elle cherchait, Calliopé dormait, terrassée par la fièvre. Helen prépara une compresse pour soulager un peu le mal de tête de la jeune femme, mais ne la réveilla pas. Après tout, le repos serait le meilleur remède dans l'immédiat et l'aspirine trouverait son utilité au matin, car la journée qui s'annoncerait demanderait encore à son amie d'assumer quelques efforts. Gardant ses sous-vêtements, elle se glissa au lit, tentant de conserver une certaine distance entre elle et la jeune roumaine ; le réflexe, elle devait se l'avouer, était plus pour sa propre préservation que pour respecter la crainte de Calliopé. Elle ne se voilait pas la face aux sentiments qui agitaient son cœur à cet instant, malgré qu'elle les trouva malvenus et déplacés, surtout vu les circonstances.
Mais au petit matin, quand elle ouvrit les yeux à la sonnerie du téléphone de la réception qui avait reçu consigne d'annoncer le réveil à six heures du matin, Calliopé était lovée contre elle en chien de fusil, un bras passé sur sa poitrine. Elle eut bien du mal à se décider de quitter la simplicité merveilleusement apaisante de ce si doux instant et se leva en ravalant pas mal de regrets.
***
Il avait fallu beaucoup d'efforts pour convaincre Calliopé de s'installer sur la banquette arrière de la voiture de location, mais elle avait fini par se décider après la première heure de trajet, pour s'endormir immédiatement sous le plaid acheté pour l'occasion. Helen en fut soulagée ; depuis l'aube, la jeune femme, toujours malade, avait rivalisé de mauvaise humeur et la cohabitation avait été nécessité de la part de l'intendante toutes ses ressources diplomatiques. Il en aurait fallu autrement plus pour entamer sa patience, mais ça n'avait tout de même pas été facile. La première chose qui avait particulièrement contribué à la colère de la jeune femme avait été de constater que tous ses comptes bancaires étaient désormais bloqués. Ce qui s'ajoutait à la nécessité d'avoir du détruire la veille leurs téléphones portables. Même en ayant conservé la puce et sauver quelques données, la perte était pénible, aussi bien symboliquement qu'en terme de données irrécupérables et de coût financier, surtout pour la jeune femme qui ne roulait pas vraiment sur l'or.
Helen avait vérifié ce qu'elle s'attendait à apprendre : il était arrivé la même chose à ses comptes bancaires. Mais elle avait depuis longtemps quelques habitudes prévues pour pallier à ces modernes désagréments. Ainsi, avec quelques liasses de monnaie européenne, américaine et suisse glissés savamment dans son sac de voyage, elle totalisait environ dix mille euros pour ce genre d'urgences. Le plus dur avait été de convaincre Calliopé d'accepter d'en conserver pour son usage personnel quelques billets. Après une négociation difficile, elle avait accepté de garder cinq cent euros, en promettant tous les saints roumains qu'elle pouvait invoquer qu'elle rembourserait le moindre centime.
La matinée, consacrée à refaire deux garde-robes sommaires, racheter des téléphones prépayés ainsi que des fournitures de toilette et trouver des perruques convaincantes et de qualité dans le nord de la région parisienne, n'avait pas été particulièrement plus enthousiaste. Helen avait épuisé son répertoire d'arguments pour rassurer Calliopé que tout se passerait bien et dans une échelle de temps mesurée. Mais tenter d'être convaincante, en l'absence d'assurances solides et de faits vérifiables était peine perdue avec une femme aussi pragmatique et lucide que têtue. L'opiniâtreté est une qualité que la suédoise admirait, mais quand elle se marie à un état de stress, de fatigue et de fébrilité, le résultat pouvait se résumer à une jeune femme se prêtant de mauvaise grâce à quelque activité que ce soit en partageant généreusement sa très mauvaise humeur. Mais il y avait sans doutes quelque chose de plus profond encore que les causes apparentes et bien justifiées derrière la mordante acrimonie dont faisait preuve Calliopé ces dernières heures. Quelque chose de plus intime et plus compliqué sans doutes qu'Helen devrait aborder avec soin et beaucoup de patience. Calliopé était croyante ; elle pouvait le nier, son éducation religieuse dans un pays fortement orthodoxe, même avec une mère à l'ouverture culturelle riche, avait forcément laissé son empreinte. Ancré dans son inconscient, la jeune femme avait sans doutes beaucoup de mal à dissocier l'homosexualité d'un délit moral, si ce n'est d'un crime et surtout d'un péché honteux.
Helen connaissait bien ces affres. Elle les avait vécus en son temps et en avait été bouleversé quand elle avait dû trouver comment assumer sa nature et son attirance naturelle. Aux tous débuts du vingtième siècle, rien n'avait pu l'aider clairement à percevoir dans ses désirs autre chose que des pensées coupables et criminelles. Cent ans après, les choses avaient grandement changé et en bien. Mais les problèmes du sexe et du genre étaient loin d'être réglés et secouaient tout autant le monde politique et des mœurs, qu'ils continuaient à questionner la liberté et la morale des individus confrontés au péril de se remettre en question.
Calliopé avait aimé se réveiller dans les bras d'Helen. Elle avait aimé que celle-ci lui embrasse le front en l'enlaçant tendrement. Elle avait aimé que l'intendance s'assure, attentionnée, que la jeune femme soit en état de prendre la route et veille sur elle avec patience... Elle avait aimé ce bref moment de bonheur ; elle avait souri, silencieuse, aux sourires paisibles et aux tendresses sages d'Helen, jusqu'au moment de quitter l'hôtel et se rappeler à la brutale réalité. Depuis, elle râlait. Mais, la suédoise en était maintenant assurée, c'était pour cacher au mieux qu'elle était en plein dilemme et que le constater, c'est-à-dire ne savoir comment aborder ni résoudre ce dilemme. Devoir regarder en face et trier la complexité de ses sentiments, autant que remettre en question ses certitudes et toutes ses convictions, expliquaient aisément son humeur massacrante.
Elle avait cependant pensé à tout ce qu'elle était en mesure de préparer, avec efficacité. Un email envoyé depuis un bureau de poste à un de ses vieux collègues du Louvre fournirait à ses amis la véritable version des causes de sa disparition. Et Calliopé avait de toute évidence quelques autres contacts d'intérêt, car après trois coups de fil, un autre email avec une photo en perruque et un passage dans un petit bar-tabac perdu en banlieue, elle avait pu récupérer un passeport qui passerait honorablement la plupart des contrôles frontaliers et de police. Helen ne lui demanda pas comment elle avait pu avoir ce genre de professionnels dans son carnet d'adresse, ce n'était pas nécessaire ; même si la situation était difficile, Calliopé avait déjà dû être confrontée par le passé aux nécessités de passer par les voies illégales pour assurer quelques soucis de discrétion.
Quand à Helen, avant de prendre la route, elle avait envoyé un télégramme laconique, avec le numéro de téléphone d'un troisième appareil prépayé, à une adresse en poste restante en Roumanie. C'était le seul moyen de contact qu'elle connaissait pour joindre la Catena et elle n'était même pas sûr que qui que ce soit recevrait son message. Cela ressemblait un petit peu à une bouteille jetée à la mer et elle réalisa qu'il y avait bel et bien de fortes probabilités que la vieille organisation n'ait pratiquement plus aucune existence, désormais. Mais elle ne voyait guère d'autres moyens de trouver réponse aux questions entourant le cristal d'Ishtar et la somme d'ennuis qui désormais le talonnaient de près.
Un panneau routier indiqua « Montmirail, 6 kilomètres ». La départementale 933 n'était clairement pas l'itinéraire le plus rapide pour atteindre la frontière suisse depuis Paris, mais elle évitait les plus grandes agglomérations et surtout le réseau autoroutier. Il faudrait compter aisément plus de huit heures de route pour atteindre Lausanne, en début de soirée et si tout allait bien, ce dont elle doutait. Les impondérables et les inévitables ralentissement de circulation les amènerait sans doutes à rejoindre leur destination passé 22 heures. Elle calcula mentalement l'horaire le plus crédible qu'elle pouvait annoncer, avant de composer un numéro de téléphone, après avoir dépassé l'agglomération nichée au frontières de la Marne et entourée de vastes domaines agricoles.
Une voix grave, trahissant un certain âge, à l'accent alémanique répondit après trois sonneries.
— Klaus Hartmann.
— Bonjour Klaus, c'est un véritable plaisir d'entendre votre voix.
L'interlocuteur abandonna immédiatement l'usage du suisse-allemand pour reprendre dans un français remarquable aux accents altiers :
— Helen ? Il y avait bien longtemps que tu n'avais plus appelé sur mon numéro privé. Dois-je m'attendre à une ravissante proposition ou est-ce plus grave ?
— Je suis forcée de décevoir vos espoirs éventuels, mais je me ferai devoir d'y répondre avec entrain à la première occasion. J'ai un service, sommes toute assez humble, mais d'une grande importance à vous demander. Votre chalet sur les hauteurs de Vevey est-il toujours, comme vous me l'aviez si souvent proposé, à ma disposition ?
— Oui, bien sûr, quelle question. Il vous suffit de vous y rendre, vous savez comment demander la clef.
— Je tenais à m'en assurer, et c'est avec une immense gratitude que je vous remercie. Je compte y passer une à deux nuits, pour une étape routière, cela ne causera pas de trouble dans vos propres projets ?
— Il y a deux ans que je n'ai guère eu le temps pour aucune espèce d'escapade, pas plus vanille qu'épicée. Qu'il vous soit utile et me fassiez le plaisir d'y laisser votre empreinte et l'ivresse de votre parfum lui rendra pour un temps un peu d'attrait. Gardez-moi le plaisir de me faire la primeur des aventures de votre séjour... autour d'un verre de vieil Islay, par exemple ?
— Je vous le promets et peut-être pourrons-nous voir cela vers Noël. Les effets personnels que vous avez eu la délicatesse de garder pour moi sont-ils toujours à leur place ?
— Ils n'ont pas bougés et vous connaissez la combinaison, ma tendre amie.
— C'est parfait. Merci encore, Klaus et toutes mes salutations à votre famille. Je vous laisse, je suis au volant.
Il y eut un rire en réponse :
— Je viens de gagner un pari avec Elias ! J'avais donc raison et vous avez toujours su conduire !
Helen eut un sourire.
— Mais une dame préférera toujours laisser ce privilège à ses cavaliers servants. Et puis je n'ai jamais menti : j'avais simplement commenté que je ne conduisais pas et jamais que je ne savais pas conduire.
— Vous êtes toujours aussi prodigieuse de surprise. Faites bonne route, Helen et soyez prudente !
Helen raccrocha avec un sourire, jetant un regard par le rétroviseur sur sa passagère. Calliopé dormait toujours, terrassée par la fièvre, même si le cocktail de médicaments qu'elle avait ingurgité avait commencé à améliorer son état. Qu'elle puisse se reposer n'était pas une mauvaise chose, pour l'intendante. Elle ignorait ce qui les attendait, une fois quitté la France, mais le voyage en voiture jusqu'à la Roumanie prendrait deux jours et ne serait pas de tout repos. Cependant, elle était soulagée : elle avait désormais une escale sécurisée pour offrir une vraie nuit de repos à son amie et prendre quelques affaires qui s'avèreraient précieuses pour une telle aventure et ses impondérables. Elle ne pouvait cependant se défaire de la même pensée obsédante : à quel point leur invisible adversaire avait-il accès aux flux inimaginables des milliards de données circulant depuis tous les appareils connectés à internet et ses réseaux autour du globe ? Et, à quelle vitesse pouvait-il analyser et exploiter ces données s'il y avait aussi aisément accès, ce qui semblait en apparence le cas ? Elle regretta soudainement l'époque où les caméras enregistraient sur des bandes magnétiques des images en noir et blanc de mauvaise qualité et où les plus puissants ordinateurs de décryptages, de la taille d'une chambre à coucher, étaient dix fois plus stupides que le téléphone prépayé qu'elle venait de poser sur le tableau de bord. Disparaitre y était un jeu d'enfant, si on savait s'y prendre. Alors que le monde où elle vivait lui apparaissait, désormais et avec une mordante lucidité, comme l'actuel terrain de jeu de quelque féroce Argos, maintenant nanti de million de nouveaux yeux et autant d'oreilles, au gré d'une technologie devenue outil d'une magie mythologique incarnée...
***
*Mazda Alert : recherche de stratégie alternative en cours. Temps estimé restant 14 heures. Calcul en cours*
Alerte : problème hors contexte, probabilité 99% en interaction avec protocole de recherche objet : 1904-03-15-G-11. Code Ishtar7. Stratégie alternative, calcul en cours. Recherche et identification, recherche en cours.
Alerte : objet 1986-11-17-C-12. Code Hessdalen2. Activité enregistrée en augmentation de 194%. Signalements PAN en cours 14- Réactualisation 17. Problème hors contexte, probabilité : inconnue. Rapport en cours. Protocole Administrateur G04 : rapport en attente pour actualisation et collecte de données*
***
Umberto hurlait en anglais au téléphone :
— Douze ! Je vous ai dit que nous en avons douze au radar ! A l'instant !
A l'autre bout du fil, et de l'Europe continentale, son interlocuteur était en train de hurler pour se faire entendre au milieu de dizaine de cris d'enthousiasme ou de peur, Umberto n'aurait même pas su le dire. Et pour cause, ça beuglait suédois. L'astronome de l'observatoire radio de Médicina répéta encore, décrivant ce qu'il voyait sur les radars à basse fréquence, forcé lui aussi de lever le ton, parce que ses deux élèves, réveillés en pleine nuit, étaient en train de s'exciter à commenter à haute voix et en italien les résultats hors-normes qui tombaient en cascade sur tous les écrans.
Finalement, enfin, Volmar reprit son téléphone, après avoir réussi par miracle à obtenir un semblant de calme parmi la tripotée de scientifiques et militaires suédois en train de voir le phénomène en direct sur le plateau de la vallée d'Hessdalen.
— C'est du scandium ?
— C'est le même signal, répondit Umberto en devant lever le ton lui aussi. Mais la transition du plasma est improbable ! Vous êtes sûr qu'il n'y a pas eu de tremblement de terre ou... heu... je ne sais pas, on a rien fait péter chez vous ?
— Non ! Non, rien ! C'est formidable, on n'a jamais vu ça ! On en a presque vingt, maintenant, qui flottent comme des grosses lumières paresseuses et qui se rassemblent ! Elles sont persistantes ! Ha ha ha, elles persistent !
Derrière le chercheur en météorologie, des éclats de voix et des hurlements émerveillés scandaient ses propos avec une excitation qui avait l'air de friser l'hystérie. Volmar fut forcé de crier pour se faire à nouveau entendre au téléphone :
— Et la gravimétrie, que dit la gravimétrie ?!
Umberto n'eut pas le temps de répondre. Deux jeunes adultes surexcités, un homme et une femme, ses deux élèves astronomes, répondirent en hurlant avec le même enthousiasme aussi contagieux qu'incoercible que les chercheurs de l'autre côté de l'Europe. Umberto répéta en anglais, les oreilles sifflantes :
— C'est solide ! la densité mesurée n'arrête pas de fluctuer mais elle est... mama mia... elle ne cesse de grimper !
— Ce qu'on voit, nous, ça ressemble vraiment plus à du plasma ! Ha ha ha ! C'est magnifique !
Umberto se retint de râler, il aurait aimé être là et espérait que les dizaines de caméras qui devaient suivre l'événement lui donnerait l'occasion de voir le spectacle.
Et en effet, il ratait quelque chose et il le savait bien. A 2500 kilomètres de là, quarante personnes aux limites de l'implosion à force d'excitation, sans compter une bonne centaine d'autres témoins dans toute la région, assistèrent en direct au rassemblement de plus d'une vingtaine de magnifiques sphères de plasma crées par la combustion lente de particules de scandium en suspension, qui laissaient dans leur sillage une rémanence chatoyante de lumières dorées suivant les champs magnétiques du terrain, partant du sol pour s'élever en corole inversée jusqu'à un cœur brillant et palpitant constitué du plus grand rassemblement de lumières volantes jamais observés dans toute l'histoire de tous les observateurs, habitants, astronomes, étudiants, chercheurs, militaires et mêmes ufologues de la vallée d'Hessladen. Quand il se dissipa enfin, après une durée de vie qui avait dépassé largement plus de dix minutes, l'incroyable phénomène naturel hors-norme ne laissa plus derrière lui que le silence, ainsi que des vies marquées à jamais par l'émerveillement.
Et des gigabits de données qui n'avaient aucun sens...
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