CHAPITRE 58 : Sortir au jour
La lame de la Capitaine effleura les côtes d'Elo, son tranchant glacé la menaçant un instant, avant de s'éloigner dans un déchirement de tissu.
— Grouille, princesse ! On n'a plus de temps à perdre.
— Voilà ! J'ai trouvé ça, dit Morgan en débarquant au petit trot.
Dans une alcôve, elle avait trouvé une pile de vêtements d'époque ôtés aux défunts avant de les embaumer. Elle était donc vêtue d'un polo à motif de palmiers jaunes sur fond de bandes vertes et blanches, enfoncé dans un pantalon en velours côtelé brun. Visiblement incapable de trouver des chaussures à sa petite taille, elle avait emballé ses pieds dans bandelettes afin de pouvoir les couvrir de deux gigantesques paires de chaussettes superposées.
Dans sa main, une paire de bretelles destinée à tenir le pantalon trop grand d'Elo. Gris, taille haute, roulé sur des bottes de vieux cuir noires, il était probablement de seconde main, car l'entrejambe était si usé qu'elle craignait de passer au travers. Son dos creux le faisait glisser sur ses hanches malgré l'épaisseur de la chemise brun clair, dont un pan avait été entamé par la lame de la Capitaine.
Morgan s'arrêta à quelques pas d'elles, passant en revue le travail de sa mère d'un sourcil levé.
— Je maintiens que les bandelettes donneront un meilleur effet.
Elo n'était pas certaine que jouer sur le pathos lui attirerait plus de sympathie de... la Prêtrise.
À l'heure actuelle, elle n'était plus sûre de rien et le fait qu'elle confiait la mise en scène d'un coup de poker à la femme qui avait orchestré tous ces attentats le prouvait. Elle ne parvenait à se fier qu'à Morgan, qui prodiguait conseils et modération : rien qu'avec sa présence, les choix extrêmes de la Capitaine semblaient bouger leurs lignes. L'hydre des catacombes ajustait désormais sa chemise dans son pantalon et positionna les bretelles avec un soin qui déstabilisa Elo. À force de la voir tenter de la tuer, ce comportement était ce qui se rapprochait le plus de la bienveillance à son égard, si bien qu'Elo en restait muette et s'interdisait le moindre mouvement, de peur que le monstre ne refasse surface, et ce, même quand la Capitaine coupa l'une des bretelles au niveau du croisillon.
— Qu'est-ce que... ! s'exclama Morgan en tentant de l'arrêter.
— Là, dit-elle en rajustant l'autre sur l'épaule d'Elo. Elle vient de passer trois jours sous terre et elle a le temps de faire du shopping ? Non, non, si elle ressort en un seul morceau, elle ne mordra jamais à l'hameçon. Et j'ai une réputation à tenir.
Le pantalon tenait à peine, mais Elo ne s'en souciait guère. Son crâne était empli d'appréhensions bourdonnantes.
Morgan lui demanda son poignet et commença à le couvrir d'une bandelette beige.
— Je ne suis pas blessée de ce côté-là.
— Encore heureux, je l'ai frotté contre un mur.
Elo fit la moue. Heureusement, elle avait pu panser les plaies de ses bras avec des bandages propres et éviter que le frottement de la chemise la fasse sauter au plafond. Ses avant-bras stabilisés, il n'y avait que les éraflures dans son dos pour lesquelles elle brûlait de remettre les fourneaux en marche afin de se concocter un baume apaisant, antibactérien et réparateur. Mais elles n'avaient pas vraiment le temps de cuisiner.
— Laisse-moi faire, dit-elle à Morgan. Allons-y.
Les trois femmes ressortirent de l'atelier d'embaumement. Comme pour l'amphithéâtre, il avait été conçu avec un système d'aération, mais son boyau débouchait, en fait, sur la pièce centrale et n'aiderait en rien à leur évasion. Par ailleurs, le système d'écoulement des fluides était, lui, trop étroit et même si la Capitaine rêvait de faire exploser un nouveau mur, cela ne les destinerait probablement qu'à une nouvelle noyade.
Elo et la Capitaine étaient en accord sur l'idée que l'Académie d'Heka avait dû être conçue avec de nombreux secrets : de multiples points d'accès, ou de sorties, cachés pour garantir la discrétion en cas d'afflux des étudiants et des chercheurs dans les souterrains. Il était probable que certains d'entre eux débouchent même sur d'anciennes institutions et elles espéraient que ces accès seraient encore praticables, bien que les chances soient minces. Quoi qu'il en soit, Elo avait une piste.
Pour elle, c'était facile : elle n'avait qu'à se laisser guider par les sources antiques digérées par le néoclassicisme enrichi de ce lieu. Même s'il dépassait les bornes chronologiques auxquelles elle était habituée, il respectait l'un des principes de ce courant, qui était de nourrir son vocabulaire architectural et décoratif de motifs antiques. Ayant vu le jour au même moment que la discipline de l'archéologie, il se targuait d'une exactitude scientifique qui facilitait le repérage. Elo se dirigea donc naturellement vers la « fausse porte ». Il s'agissait d'une stèle jaune gravée de trois portes rectangulaires et concentriques. Les montants, comme les linteaux, étaient couverts de hiéroglyphes inscrits en creux et peints d'un bleu ciel léger.
— Alors, ça dit quoi ? murmura Morgan à son oreille.
— J'en sais rien, répondit tout aussi doucement Elo.
Au centre de la stèle, à l'intérieur de la plus petite porte, le fond était peint d'ocre rouge ; de taille à faire passer un humain de profil, il s'agissait du...
— Je croyais que t'étais égyptologue ? s'agaça la Capitaine à voix basse.
— Oui, bah je suis nulle en hiéroglyphe, ok ? répliqua Elo sur le même ton. C'est dur et j'avais pas le temps. J'avais un peu l'histoire de l'art de tous les continents à connaître.
— Tu sers vraiment à rien.
— Je le dis depuis le début ! chuchota Elo.
... passage. Elle se reconcentra sur la stèle. En Égypte ancienne, les stèles fausses portes étaient des éléments indispensables dans les tombeaux civils de l'Ancien Empire (environ 2700-2200 avant notre ère), car elle permettait au « ba » du défunt – la partie mobile de son être, son énergie de déplacement – de voyager du monde invisible au monde visible, de « l'Au-delà » égyptien au monde des vivants afin de, notamment, pouvoir accéder aux offrandes déposées dans sa tombe et nécessaires à sa vie éternelle.
Ça tombait bien, Elo devait justement trouver le moyen de rejoindre le monde des vivants. Elle plaça délicatement ses mains sur la pierre et testa sa résistance. Au toucher, elle se rendait compte que ce qui aurait dû être du calcaire froid, était en réalité une excellente imitation en plâtre. Elle toqua doucement et sentit la résonnance du bois dessous. Au sommet du passage, un petit bourrelet horizontal, sorte de rouleau, l'intrigua par ses contours particulièrement dessinés. Elle pressa ce qui se révéla être le mécanisme d'ouverture de la porte et les bords de la fausse stèle se décolèrent du mur.
Elo sourit :
— La fausse porte est une vraie porte.
Elle fut la seule à se réjouir de ce phénomène, Morgan étant déjà en train de la faire pivoter sur ses gonds. L'autre face laissait voir le bois d'origine, mais été décorée des mêmes motifs, en miroir, ce qui n'était pas un problème pour les hiéroglyphes qui pouvaient s'écrire et se lire dans les deux sens.
Elo fit signe à la Capitaine :
— Après vous.
— Oh non, j'attendrais ici que la situation décante avec la Prêtrise, ou que tu réussisses.
— Maman, on avait dit qu'on partait ! C'est pas prudent.
— Je vais pas m'engager dans un tunnel qui risque de me tomber sur la gueule et qui doit être éboulé depuis le temps, bouda la Capitaine.
— Alors j'attends avec toi, renchérit Morgan.
— Hors de question que je vous laisse dans cette salle, dit Elo en foudroyant Rémie du regard.
— L'équipe delta ne doit pas être loin, ajouta Morgan. Ils vont nous récupérer vite fait.
Après une longue seconde, la Capitaine acquiesça. Alors que personne ne se décidait à bouger, Morgan soupira :
— Bon, Elo devant, maman deuxième et je ferme la marche.
— Seulement si je récupère le revolver, dit Elo en croisant les bras ce qui fit s'esclaffer la Capitaine.
— Tu rêves.
— Je récupère le revolver, intervint à nouveau Morgan en faisant signe à sa mère.
Celle-ci le sortit des plis de sa toge, moyennant une grimace. Morgan rangea l'arme et le chargeur dans ses poches arrière, puis se précipita vers le pied de biche quand sa mère se pencha, lui raflant l'objet sous le nez. Comme le revolver, sa mère ne serait jamais partie sans et Morgan refusait visiblement de la laisser avec n'importe quoi dans les mains : dix doigts étaient déjà trop. Elo acquiesça, satisfaite, avant de se voir pousser dans le passage par une Morgan soupe-au-lait. L'heure n'était plus à la négociation ; il fallait se mettre en mouvement et agir vite, mais la défiance entre Elo et la Capitaine avait tendance à tout figer.
Elo passa donc en tête, accompagnée d'une grosse lanterne piquée dans le matériel des mercenaires. Un tunnel étrangement carré s'ouvrait devant elles. Elo s'avança sur le terrain lisse, au moment où Morgan refermait la lourde porte. Jetant un œil en arrière, elle vit le dernier rayon lumineux s'échapper du passage entre les mondes. Et elle supplia les divinités de la Thèse et du Patrimoine de lui permettre de revenir et de protéger ce lieu. Puis, elle murmura :
— On aurait peut-être dû penser à éteindre la lumière, non ?
Son épaule résonna d'un coup porté par la Capitaine qui grommela :
— Avance.
Puis, alors qu'Elo avait fait quelques pas, elle ajouta de la même voix :
— Il reste de l'essence pour moins d'une heure.
L'obscurité ralentirait quiconque essaierait de s'y aventurer. Elo fut soulagée, malgré ce lien qui lui enserrait la poitrine ; plus elle s'éloignait du caveau des momies, plus le lien se tendait, jusqu'à raidir ses épaules.
Plus tard, elle comprit que la Capitaine se retenait à sa bretelle coupée pour marcher dans ses pas. Soudain, le couloir redevint galerie : terrain irrégulier, du sol au ciel. Mais ici, pas d'inscriptions de découpe de calcaire ni de tags à la bombe, seulement le témoignage de centaines d'élèves passés par ce boyau. Il était clairement isolé du reste des anciennes carrières de calcaire... et il ne cessait de grimper. Puis, il se ferma brusquement sur les premières marches d'un escalier en colimaçon.
Elo avança le bras, appuyée sur le noyau central. La lampe illumina une volée grise et raide qui montait en hélice étroite jusqu'à perte de vue.
— On a pris de quoi boire ? hasarda-t-elle à ses compagnes d'infortune.
— Lèche le mur, il a l'air humide.
— Elo ? Pourquoi tu t'es arrêtée ?
Elle se remit en marche sans répondre, les biceps endoloris par la charge de la lampe.
— Rémie, vous pourriez prendre ça ?
— Déjà crevée, papillon ?
— Vous êtes obligé de me parler comme ça, à chaque fois ?
— J'ai mal aux pieds ! intervint Morgan. On peut continuer ?
La Capitaine lui arracha la lampe des mains et Elo reprit son ascension.
— J'ai l'impression de sentir le métro, fit la voix éloignée de Morgan.
— À ce niveau, c'est le RER, répondit la Capitaine.
— Je vois le bout ! dit Elo. Encore deux mètres !
Ragaillardies par la fin qui s'approchait, elles gravirent toutes les trois les marches en un clin d'œil.
— Un mètre !
Les talons claquèrent sur la pierre avec victoire.
— Ah non, douze, lâcha Elo en lisant l'inscription.
Morgan s'affala sur le palier en étouffant un juron britannique.
— Je suis saoulée... ! souffla Elo à ses côtés, les mains sur les genoux. Tu veux que je te masse les pieds ?
La Capitaine les dépassa avec la lanterne.
— Y a un ascenseur.
Elo et Morgan redressèrent la tête comme une seule femme.
—... Mais la cage est écrasée au fond du trou.
— Super, grinça Elo.
— Y a même... un cadavre ? continua la Capitaine.
— Moi dans cinq minutes, affirma Elo.
Morgan se leva et rejoignit sa mère. Après une courte inspection, elle pointa l'intérieur.
— Il faut prendre l'échelle de secours.
— Ils auraient pas fait un ascenseur sans escalier de toute façon, si ? demanda Elo.
La lanterne balaya les environs, sans succès. Elo soupira et se redressa, les mains sur les lombaires.
֍
De grosses gouttes de sueur coulaient le long des tempes d'Elo. Son visage en devenait irrité, à cause des contusions. La température avait nettement augmenté, comme au cœur d'un fourneau. Aucun air ne circulait. Avec une grimace, elle posa de nouveau la main sur le barreau humide et redoubla d'efforts.
Saudain, un filet de voix lui parvint. Elle entendit son nom sans distinguer le reste de la phrase.
— Quoi ?
— J'ai dit ne va pas trop vite ! cria Morgan. Ce truc date de la tour Eiffel.
— Eh, la ferme, vous deux ! s'agaça la Capitaine à voix basse. Si y a quelqu'un à la surface, ils pourront nous cueillir comme des bleus !
Les yeux d'Elo ne quittaient pas les barres de métal qui se succédaient à un rythme régulier, l'aidant à perdre ses pensées qui lui disaient « j'ai faim, j'ai soif, j'ai mal » dans leur contemplation. Elle les surmontait, une après l'autre, ne voyait que celle prise entre ses doigts. C'était le seul moyen de ne pas louper le prochain appui : ne pas réfléchir, avancer et respirer en rythme. Encore une. Une autre. Ne pas s'arrêter. Comme dans le puits.
Sa main se referma sur le vide. Son poids l'emporta. Elle se rattrapa d'un pied sur le barreau précédent, heurtant le visage de la Capitaine au passage.
— Mais qu'est-ce que tu fous, bon sang... !
— Je suis bloquée.
— Comment ça se présente ? demanda Morgan beaucoup plus bas.
— C'est bouché, j'ai failli me fendre le crâne.
— Maman, aide-la.
— Deux minutes ! Tiens, reprends ça. Et pousse-toi.
Elo modifia ses appuis pour laisser passer la Capitaine, puis tendit la lanterne pour éclairer les murs poisseux et noirs. Depuis quelques mètres déjà, elles avaient quitté la cage d'ascenseur qui s'était transformée en puits d'égouts.
— Je vois rien.
Elo tenta de lui faire mieux parvenir la lumière, mais le ciel n'était que gris vert.
— Je comprends pas, y a pas l'air d'avoir de plaque.
— Comment ça ? s'inquiéta Elo.
— C'est... bouché.
Brièvement, leurs regards se croisèrent. Fatiguée comme elle était, Elo eut envie de se laisser tomber comme un chiffon plutôt que de continuer à collaborer avec elle. L'idée de participer à son évasion devenait de plus en plus concrète et elle en avait la nausée. Le fait d'être coincée avec elle n'arrangeait rien.
Elle détourna les yeux, se persuadant de rendre au mieux justice en révélant le cœur du problème. Sous le coup d'une nouvelle idée, elle tendit la lampe à Morgan.
— File le pied de biche, on échange.
Morgan s'exécuta et en profita pour grimper de quelques échelons. Désormais presqu'à sa hauteur, un bras s'enroula autour de la taille d'Elo, puis se pressa contre elle.
— Vas-y, dit Morgan à Elo. Je te tiens.
Elle sentit le menton de Morgan se caler dans la courbure de ses hanches et sa poitrine faire pression contre son bassin. Les mains d'Elo purent se décoller du dernier barreau.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro