Chapitre 32 : L'Érèbe
Verlaine, encore plus massif dans sa doudoune, avançait en tête du cortège. Silencieux et à l'écoute du moindre son trahissant la présence de mercenaires ou de cataflics, il les guidait jusqu'à l'endroit où il avait vu une grille similaire à celle du puits.
Elo était sur ses talons, le poing serré autour de son couteau, dont la lame froide collait son poignet. Prête à défendre Verli au premier signe d'agression, elle ne pouvait s'empêcher de jeter un œil aux murs, à la recherche des caches. Derrière elle, Rimbaud l'imitait, sans trop savoir ce qu'ils cherchaient. Quant à Baudi, elle fermait la marche de sa lampe à acétylène. Éclairant les pieds de ses compagnons, elle s'assurait que personne ne se perde ni ne trébuche.
D'ailleurs, personne n'osait parler. Les frottements de leurs vêtements et les à-coups des sacs à dos des trois poètes emplissaient largement le silence des catacombes. Même Elo retenait des exclamations de douleurs, qu'elle étouffait entre ses dents, quand un caillou plus pointu poignardait la plante de ses pieds. Malgré ses chaussettes, le derme était en feu.
— Eh ! souffla Verlaine en se retournant.
Elo sursauta, levant la lame devant les yeux exorbités du guide.
— Oh ! Du calme, s'exclama-t-il à voix basse.
— Comment ça, « du calme » ? répondit Elo sur le même ton.
— Oh la la, t'es tendue...
Elle avait surtout mal aux pieds. Une main se posa sur l'épaule d'Elo, provoquant un nouveau sursaut, mais ce n'était que Baudi qui voulait voir ce qu'il se passait. C'est elle qui avait hérité du bonnet blanc de Rimbaud et le portait tiré jusqu'au cou.
— Y a quoi ? chuchota-t-elle.
Rimbaud, qui la dépassait de deux têtes, se retrouvait derrière son énorme sac rose.
— C'est Verlaine, il s'est arrêté, rapporta-t-il.
— Sans blague.
Verlaine les ignora et se pencha vers Elo, pour lui demander à mi-voix :
— T'as quoi de coché, sur ta liste de cataphile ?
La tête d'Elo s'inclina sur le côté. Elle abaissa le couteau en fronçant les sourcils.
— Il y a une liste ?
— Non, mais tu sais... tous les trucs « à voir ».
Son compagnon grogna en passant à l'avant :
— Putain, Verli, on n'est pas chez Paris Insolite.
— Mais c'est sur le chemin...
— De quoi il parle ? s'enquit Baudi.
— Je sais pas... lui confia Elo.
Verli attrapa la manche d'Elo et, tournant les talons, l'entraîna dans son sillage. Ses yeux pétillaient sous sa lampe frontale.
— Tu vas adorer, Catamomie, assura-t-il. Attention à la tête.
Le guide l'avait amené jusqu'à une large chatière, qui marquait plus un seuil qu'un nouveau passage. Le sol, rocailleux, obligea Elo à avancer les yeux baissés sur ses pieds avec une lenteur processionnelle.
L'échine courbée, elle pénétra dans le nouveau couloir. Sur sa gauche s'ouvrait une alcôve, montée en pierres grossières autour d'un tas d'os ; un tas d'os magnifique, éclairé par Verlaine pour les beaux-yeux d'Elo.
La Catamomie se redressa, le souffle coupé. Elle déglutit, époussetant ses mains sur son pantalon. Les mots lui manquaient. Elle en avait entendu parler, mais... – au diable ! – elle n'aurait jamais pensé que la vision du Trône lui fasse cet effet.
L'empilement des os était une véritable œuvre d'art. Une fine corde usée maintenait, comme un tendon, les os longs entre eux et constituaient un fauteuil imposant, dont l'assise invitait à s'y avachir avec une autorité mystique, tandis qu'une série de crânes servaient d'accoudoirs, calés contre les murs et le bordaient jusqu'au sommet. Là, le trône était couronné d'une croix chrétienne renversée, taguée à la peinture noire sur le calcaire.
Une vague de frissons dressa les poils d'Elo sur ses bras. Elle fit un pas vers le vestige. Puis, elle s'immobilisa brusquement. Son regard se détourna.
— Où est la grille ? demanda-t-elle à Verli.
Depuis la toute première fois où elle était descendue, son ami Quentin avait été son guide dans le royaume des souterrains. C'est lui qui aurait dû lui montrer cette relique du folklore cataphile et il n'était désormais plus de ce monde. Pire encore, les mêmes personnes qui avaient causé sa mort continuaient à menacer des vies. Et si Siana n'avait pas pu atteindre la surface ? Avait-elle été capturée par la Capitaine ?
Verlaine détourna sa lampe, ébranlé par l'air soudain grave d'Elo.
— Par là.
Rimbaud avait déjà passé la chatière. Il trottina jusqu'à eux sans quitter le sol des yeux. Elo se retourna pour voir Baudi, qui lui emboîtait le pas sans perdre une minute. Jetant un œil à la dérobée, la poète tira furtivement sur l'ourlet de son bonnet en guise d'hommage, puis fila vers les autres, la main autour de la croix de son collier.
Ils marchaient de bon train. Un train silencieux.
— C'est ici.
Le groupe s'arrêta derrière Verlaine agenouillé devant une grosse pierre. Avec l'aide de Rimbaud, ils la firent glisser sur le côté, laissant apparaître une grille tordue bouchant un étroit conduit. Elle était de même facture que celle trouvée sur le puits ; sans doute posée à la même époque et peut-être par la même personne : le métal ourlé aux intersections, dans un gris vert martelé sur les bords, à l'exception des vis dont l'éclat trahissait une installation plus récente.
— Bon sang, mais c'est minuscule ! souffla Rimbaud en posant la main sur l'ouverture du conduit.
Baudi fit glisser les bretelles de son sac à dos, puis le déposa au sol dans un bruit sourd, un pied dessus pour l'empêcher de basculer.
— Pourquoi les gens n'ont pas essayé de l'agrandir ?
Verlaine pointa une plaque en métal un peu plus haut. On pouvait y lire : « À la mémoire de nos collègues cordistes morts au travail et au spéléologue disparu... »
Elo lut leur nom à voix haute. Lorsqu'elle se tut, un silence assourdissant régnait. La minute de recueillement fut brisée par Baudi. Croisant les bras sur sa poitrine, elle dit :
— Donc, au moins quatre personnes sont mortes en passant par là.
— On sait compter, marmonna Rimbaud.
Elo se tourna vers les deux amis qui s'assassinaient du regard. Alors que ses yeux passaient sur Rimbaud, elle remarqua Verlaine. Il la fixait silencieusement, ses sourcils froncés d'inquiétude l'imploraient. Mais ils n'avaient pas besoin de le faire.
Elo et Verlaine étaient sur la même longueur d'onde. Il était évident, pour elle, qu'elle tenterait ce conduit seule. Même si elle ne connaissait les poètes que depuis quelques heures, elle savait qu'ils pouvaient se montrer très têtus et, pour éviter que Rimbaud n'offre sa minceur en sacrifice au conduit, Elo devait immédiatement détourner l'attention. Empêcher les poètes de subir la cruauté de la Capitaine...
Elle songea un instant à mentir, puis il lui vint une meilleure idée :
— Il faut que vous trouviez les cataflics.
Le sourcil de Rimbaud s'arqua jusqu'au ciel.
— Euh non, dit-il simplement.
Verlaine gratifia son copain d'un claquement de langue agacé. Elo poursuivit :
— Une fois que je serai là-dedans, je ne sais pas si je pourrai faire demi-tour. Il faut que vous les guidiez, soit jusqu'au puits, soit jusqu'ici. Mais il y a peut-être aussi d'autres entrées... qui ont peut-être échappés aux mercenaires.
— D'autres entrées ? s'étonna Baudi.
— Ça fait beaucoup de « peut-être », marmonna Verlaine dans sa barbe.
— Mais attends, cingla Rimbaud. C'est le bordel ici, comment on fait pour trouver les autres passages ?
— Ce n'est pas cartographié, appuya Verlaine la mine basse.
Elo leva les mains pour apaiser leurs inquiétudes.
— Il y a un article, dans un ouvrage collectif...
Elo dut se concentrer une longue seconde pour retrouver le nom qu'elle avait relevé dans le carnet de sa cousine, reposant désormais au fond de la bibliothèque noyée. Elle revit la page, descendit jusqu'à la ligne le concernant... claqua des doigts :
— Il est soit à la BNF, soit à l'INHA. Je doute qu'il y ait une carte à l'intérieur, mais peut-être un historique ou des explications sur le marquage. Parce que, quand j'étais dans les catas plus profondes, j'ai trouvé le journal d'un... gentilhomme, qui avait cherché le trésor des Chartreux avec Phiphi. Ils étaient vraiment à deux doigts de le trouver, mais ils sont morts avant. Je pense que Phiphi avait commencé à marquer les passages qu'il avait déjà explorés avec ses initiales. Ça a créé une sorte de maillage autour des points d'intérêts dans les catacombes.
— Jamais entendu parler de ça... dit Verlaine.
— Pourtant le titre de l'article qu'a repéré ma cousine laisse penser que les concepteurs des nouvelles catacombes l'avaient remarqué. Y a moyen qu'en voulant ouvrir les catas au public, ils ont imaginé s'en servir, mais ce projet a été abandonné. Mon problème c'est que la marque a aussi été gravée sur sa propre tombe.
— Quand ? demanda Baudi en fronçant les sourcils.
Elo haussa les épaules.
— Il n'y a pas de marque sur la tombe de Phiphi, répondit Verlaine.
Elo tourna calmement son buste vers le barbu. Ses traits, légèrement froncés et immobiles, montraient qu'il était persuadé de ce qu'il avançait.
— C'est comme ça que j'ai trouvé le nouveau réseau, dit-elle.
Verlaine secoua la tête.
— J'ai un pote qui a fait des relevés pour faire une modélisation 3D, insista-t-il. Il a inspecté le moindre millimètre carré. Il n'y a pas de marquage sur la tombe de Phiphi, Momie.
Rimbaud se glissa auprès d'eux.
— Tu parles de Michel ? Il y est allé le mois dernier, intervint-il.
Elo passa une main sur le bas de son visage, pensive. Elle revisionna son arrivée à la tombe après être sortie des éboulements. Les cannettes broyées, les bougies...
Ses doigts remontèrent jusqu'à ses cheveux et butèrent contre sa tresse.
Les déchets, d'autres bougies le long de la pierre tombale, la gravure... Ses ongles sur ses lèvres grattaient les contours enflés.
La pierre tombale, la gravure... une marque pâle. Trop pâle. À ses pieds, de la poussière fine éparpillée.
— Arrête de te mordre la lèvre, la réprimanda Baudi.
À la base de la pierre tombale de Philibert, la gravure avait attiré son attention... car elle était récente. Elo se souvint d'avoir passé le doigt sur le monogramme ; du calcaire s'était collé à sa peau : la marque était fraiche lorsqu'elle l'avait rencontré. Gravée par qui ?
Soudain, ses tympans gonflèrent. La pression prise au piège sifflait comme un cri d'alarme.
Elo écarta les bras et chercha appui contre le mur le plus proche. Les poètes lui adressèrent des paroles inaudibles. Incapable de se concentrer, elle couvrit ses oreilles de ses mains, les paupières baissées avec force.
Puis, subitement, elle releva la tête :
— Raaaaah ! Il faut absolument que quelqu'un aille vérifier l'article.
La vue lui revenait progressivement. Des taches noires dansaient devant le visage sérieux de Baudi.
— Allez-y, vous, lança la poète à ses amis. Moi, je reste pour aider Catamomie.
— Baudi, commença Rimbaud. Sans vouloir pointer l'évidence, tu ne rentreras pas dans ce trou.
La jeune poète leva les yeux au ciel et secoua la tête d'un air désabusé. Les bras croisés sous sa poitrine, elle pointa la grille tordue du menton.
— Et si c'est par là que sont les otages ? Si Momie ressort avec Al-Khansā ? Je reste en arrière, c'est tout. J'attends là et vous vous prévenez les cataflics et puis vous filez à la bibli. En fait, c'est mieux si vous vous séparez. On ne sait jamais avec eux. S'ils vous embarquent à la surface...
Le poing remonté sur sa hanche en contrapposto, Rimbaud consulta son copain du regard qui lui apporta son soutien.
— Baudi... tu vas être toute seule ici, prévint Verlaine. Ce n'est pas prudent.
— Alors revenez me chercher.
Fatiguée par leur échange, Elo s'assit. Elle n'aimait pas ça... La situation commençait à la rendre malade. Les courbatures n'aidaient pas ni les frissons qui reprenaient malgré le blouson prêté par Rimbaud.
Elle massait ses jambes qui picotaient sous son pantalon quand elle vit Baudi agenouillée près d'elle. Tout en déballant son sac de survie, elle adressait des remontrances à ses amis :
— Mais allez-y ! On n'a pas de temps à perdre.
— C'est toi qu'on ne veut pas perdre, protesta Verlaine.
— Bougez-vous.
Les deux jeunes femmes furent gratifiées d'un dernier regard : soucieux, de la part de Verli, et décidé, de la part de Rimbaud. En guise d'au revoir, ils enlacèrent leur amie, tapèrent dans la main d'Elo, puis le couple disparut dans les méandres des catacombes.
Baudi plaça une gourde dans les mains tremblantes d'Elo.
— Tu es sûre que tu veux faire ça ? demanda la poète. Je sais que ma lumière est bien blanche, mais tu as l'air pâlotte ma pote.
Elo hocha la tête, avant de noyer une potentielle réponse dans quelques gorgées d'eau. Baudi n'insista pas et sortit deux barres de céréales. Elle lui en tendit une, puis se laissa aller contre le mur.
— Merci, articula Elo.
— Merci de ne pas baisser les bras, répondit Baudi. De vouloir aller chercher les autres.
Elo fourra toute la barre dans sa bouche. Baudi avait raison – pas de temps à perdre. Elle se traîna vers la grille, couteau à la main. Il lui fallut plusieurs minutes pour travailler les vis encrassées de calcaire.
L'accès était bien similaire à celui du puits cauchemardesque et Elo regretta de ne pas avoir pensé à vérifier si le marquage y était présent. Ici, en tous cas, il semblait absent. Il était possible que Phiphi n'ait jamais – ou n'ait jamais pu – mettre les pieds dans cette section ; surtout si le passage s'avérait dangereux.
Qu'il ne mène nulle part était tout aussi probable. Les catacombes avaient toujours été un espace vivant, organique, se creusant et se bouchant au gré des utilisations.
Malgré ça, Elo était parcourue d'un sentiment étrange, impalpable. Certes, la présence, à deux pas, d'un trône entièrement fait d'os, qui veillait sur le couloir de ses dizaines d'orbites creuses, y était sans doute pour quelque chose. Mais, si elle avait bien appris une chose en étudiant l'histoire des arts, c'est que l'art attire l'art. Et la mémoire.
Les raisons à l'origine de ce phénomène étaient variées. En Europe, il n'y avait qu'à regarder du côté de l'architecture : les nombreuses églises systématiquement édifiées sur les temples antiques ; les monuments se succédaient, ou se remplaçaient. Rien ne poussait au hasard.
Sous terre, c'était peut-être la même chose. Malgré l'interdiction de descendre, l'illégalité de certaines activités qui s'y déroulaient et le secret autour des lieux et des gens qui le peuplaient, les Catacombes avaient bel et bien une histoire, qu'on choisisse de la négliger ou non. Un patrimoine.
La Fontaine des Chartreux avait été sculptée sur son site pour une raison ; Phiphi était mort à un certain endroit pour une raison. Alors, que pouvait bien raconter ce trône ?
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