17. Ma Pâte D'amande.
Amanda.
J'ai replongé. Encore une fois.
Je fixe le fond vide de ma tasse, et une vague de culpabilité monte en moi, me submerge. Depuis l'adolescence, le café a toujours été ma source d'énergie. Pendant mes longues soirées de révision, deux ou trois tasses m'accompagnaient sans problème. Après les repas de famille du dimanche, c'était pareil, et parfois, je me contentais d'un café au lait au petit déjeuner, juste avec un sucre.
Rien de trop. Mais ça, c'était avant.
Quand Matthew a commencé à changer, tout a basculé. Mon anxiété a grimpé en flèche, et il est devenu l'ombre qui hantait mes nuits. Je l'attendais. Toujours. Il rentrait tard, et moi, j'étais là, un livre ou mon ordinateur à la main, une tasse de café toujours à portée. C'était devenu un rituel, un moyen d'échapper au stress, de me bercer dans une routine.
Jusqu'à ce que tout s'effondre, jusqu'à ce que je perde pied.
Avec le temps, j'ai fini par perdre le contrôle. Le café est devenu plus qu'une simple habitude. C'était mon refuge, ma drogue. Il m'aidait à rester debout quand tout en moi s'effondrait. Mes nuits sont devenues blanches, peuplées d'insomnies, et à chaque fois que Matthew franchissait la porte, mon cœur s'emballait.
Pas de bonheur, non. De peur.
Mes mains tremblaient, mes jambes faiblissaient quand il s'approchait. C'était devenu incontrôlable.
Rosalie l'a remarqué avant moi. Malgré mes tentatives pour la rassurer, elle m'a traînée chez le médecin. C'est là que j'ai compris à quel point j'étais accrochée.
À quel point cette dépendance avait pris racine.
Elle a été ma bouée de sauvetage dans ce processus douloureux et lent. Chaque fois que je m'approchais de la cuisine, elle veillait, guettant la moindre tasse, comptant les sucres que je mettais. Elle s'est donnée tant de mal que j'ai fini par promettre. Plus jamais je ne laisserai le café me contrôler. Plus d'excès. Juste une tasse le matin. Une autre, peut-être, en fin d'après-midi. Et pas plus de deux sucres.
Mais je n'ai pas su tenir cette promesse.
Je me lève et me dirige vers la cuisine pour me resservir une cinquième tasse cet après-midi. Je mets le café au micro-ondes, la colère gronde en moi.
Comment ai-je pu craquer encore une fois ? Aujourd'hui, j'en suis déjà à sept tasses, toutes bourrées de sucre.
Ça tourne en boucle dans ma tête : trop de café, trop de sucre.
Je passe une main sur mon visage, soupirant. Si Rosalie me voyait, elle piquerait sûrement une crise. Elle me traiterait comme une enfant prise en faute.
Quand la boisson est prête, je retourne m'installer dans le canapé, les yeux rivés sur l'écran, mais le film semble flou. Mon esprit est ailleurs. Je tente de me concentrer, de suivre l'histoire, mais c'est impossible. Tout défile devant moi, sans que je ne comprenne rien.
Comment pourrais-je me plonger dans une histoire d'amour, alors que la mienne est en miettes ?
Tout s'embrouille tellement dans ma tête que je sens une migraine poindre, menaçante. Je repense à Matthew, à ses mots, à sa menace... et des frissons glacés me parcourent. Il est la racine de tous mes problèmes, et pourtant, je n'arrive pas à m'empêcher de replonger dans ce passé. Ce temps où il était encore cet homme aimant, ce père parfait. Malgré les années, il garde ce pouvoir destructeur sur moi.
Sept ans.
Sept ans de relation, et même après notre rupture, je le connais encore par cœur. Je pourrais décrire ses habitudes les plus insignifiantes, comme la couleur de ses chaussettes ou la manière dont il ferme sa veste. C'est ça qui attise ma peur. S'il revient dans ma vie, ce ne sera pas pour m'offrir des paillettes... mais pour me replonger dans l'obscurité.
Je me sens impuissante face à lui et je ne le supporte pas.
Il faut que je me change les idées, et vite.
Je regarde mon portable, un rapide coup d'œil à l'heure me rappelle qu'Azalea termine les cours dans trois heures. Heureusement, David s'est proposé de la ramener, puisqu'il ferme sa boutique plus tôt aujourd'hui. C'est gentil de sa part, et je remarque que quelque chose de doux se développe entre eux. Un lien qui commence à se tisser, presque naturellement. Ça me réconforte, même si une part de moi reste en retrait, observant cette complicité naissante avec une pointe d'incertitude.
Je décide d'arrêter de m'apitoyer sur mon sort et je retire mon plaid d'un cou sec avant de terminer mon café. J'éteins la télé et enfile mon manteau et mes talons.
Je refuse qu'Azalea me voit dans cet état, je dois être une mère parfaite pour elle, un arc-en-ciel qui la guide, pas un orage prêt à éclater au moindre mot de trop.
***
— Ma pâte d'amande ! Tu m'as trop manquée ! s'écrit ma meilleure amie en m'enlaçant.
Je réponds à son câlin mais Rosalie me serre plus fort, m'enveloppant dans son parfum Chanel.
— Moi aussi je suis contente mais si tu ne me lâches pas maintenant, tu ne verras plus jamais, je me moque en retirant une de ses mèches rousse de ma bouche.
Elle recule, enfin, relâchant son emprise, tout en m'observant avec un air faussement offusqué.
— Dis plutôt que je suis une meurtrière ! s'exclame-t-elle, feignant l'indignation tout en posant une main sur sa poitrine.
Je ris doucement.
— Meurtrière ou non, j'ai survécu, c'est l'essentiel, je réplique en la taquinant.
Je dépose mon sac sur le canapé, tandis qu'elle s'éclipse déjà vers la cuisine pour préparer un plateau de sucreries. C'est devenu notre petit rituel. À chaque fois que nos vies respectives nous éloignent, on se retrouve ainsi, autour de douceurs et de confidences. Nos emplois du temps débordent : mes romans m'absorbent, les heures filent sans que je m'en rende compte, entre les dédicaces et les salons du livre. De son côté, Rosalie, toujours en vadrouille, sillonne la France pour faire prospérer son affaire dans l'immobilier.
Elle est rentrée à Paris il y a peu, après avoir bouclé une grosse transaction. Alors, comme à chaque fois, on se retrouve ici, dans son salon, avec ce plateau qui nous appartient, une sorte de madeleine de Proust moderne. On se raconte tout ce qu'on a manqué, chaque détail, sur fond d'une série romantique.
Un instant volé à nos vies trépidantes, où tout se ralentit, juste pour nous.
La verdure et les chaussures à talons m'entourent. Des plantes sont disposées dans les coins, et des pots à fleurs colorés pendent élégamment aux murs. Et dans un coin de la pièce, sur une étagère, trône toutes ses paires de chaussures qu'elle adore au point de ne pas les mettre.
D'après elle, les talons, c'est pas juste des chaussures, c'est une arme de séduction... et potentiellement une arme tout court.
Au-dessus de ma tête, un lustre en cristal diffuse une lumière douce, réchauffant l'atmosphère, tandis qu'une télévision à écran plat trône fièrement sur l'un des murs.
Tout ici respire la personnalité de Rosalie, chaque détail raconte une histoire.
Je regarde les cadres qui prennent la poussière sur les nombreuses étagères. Des photos de sa famille, de moi, d'Azalea et de Muffin, son chat, me sourient depuis le passé.
Muffin est mort il y a deux ans, et depuis, Boule de neige, son poisson rouge, a pris la relève.
Chaque pièce est une empreinte de ses aventures.
Mais ce que j'aime par-dessus tout dans ce salon, c'est le petit bout de mur qui déborde de citations en tout genre. Des mots de motivation, des phrases empreintes de tristesse, des extraits de Molière ou de Victor Hugo. Des citations sur la vie, la mort, sur les gens et leurs émotions... et sur son propre cœur.
Ce mur est un spectacle à lui seul.
Il offre la possibilité de se retrouver dans ces fragments d'humanité. J'y trouve du réconfort, l'impression de ne plus être seule à porter ce poids invisible. Chacun peut s'y reconnaître, trouver une phrase qui résonne en soi.
Je me lève pour en lire quelques-unes, espérant que ces mots sauront apaiser mon esprit, calmer les battements désordonnés de mon cœur.
"Un chagrin ne dure que jusqu'au prochain amour." De Pierre Perret.
"Le bonheur est parfois caché dans l'inconnu." ou "Cet effrayant univers sans fond et sans limite que l'on appelle la pensée." De Victor Hugo.
"Il n'y a rien d'impossible quand on s'aime." De George Sand.
Je ferme les yeux un instant, et l'écho d'hier me revient en mémoire. Ses mains sur moi, sa voix basse, sa patience presque déroutante. Ce n'était rien, juste un moment, un simple geste pour m'aider. Rien d'important.
Rien qui devrait encore me hanter aujourd'hui. Et pourtant...
Pourquoi est-ce que ça m'a autant troublée ? Pourquoi est-ce que ce contact m'a semblé à la fois réconfortant et dangereux, comme si je risquais de me brûler en restant trop près de lui ?
Je repense à son regard quand j'ai marqué le panier. Il n'a rien dit, mais j'ai vu ce petit quelque chose dans ses yeux, une émotion fugace que je n'ai pas su nommer.
Et moi ? Qu'est-ce que j'ai ressenti ?
Je les laisse résonner en moi, ces mots inscrits en noir sur un fond rose pâle, se gravant dans ma mémoire. Chaque phrase me donne à la fois envie d'avancer et de reculer.
Comment sortir d'un chagrin, alors que le passé nous enchaîne encore ? Comment trouver le bonheur si on ne revient jamais chez soi, là où tout a commencé ? L'impossibilité d'aimer pleinement n'est pas un obstacle, c'est une triste vérité.
Personne ne semble prêt à se sacrifier pour l'autre, à tout donner par peur de ne rien recevoir en retour.
Et moi, suis-je prête à prendre ce risque ?
Je m'assois sur le canapé, le regard perdu sur ce mur. Peut-être que ces mots finiront par me montrer la voie. Peut-être qu'ils me diront quoi faire avec lui.
— Et voilà ! lance Rosalie en revenant avec deux plateaux. Rien de tel que des cochonneries à bouffer pour un moment ragots.
Elle dépose tout sur la table basse, ses bijoux tintant à cause de ses gestes, tandis que j'attrape la télécommande, cherchant une série banale à mettre en fond. Ce n'est pas vraiment la série qui compte, mais le moment que nous partageons.
— Ça fait combien de temps qu'on n'a pas fait ça ? demande-t-elle, ses yeux pétillants d'excitation, tout en s'installant confortablement à mes côtés.
— Trop longtemps, je soupire en faisant le menu de Netflix. Nos emplois du temps nous tuent.
Je lance la série, un truc léger qui ne demande pas trop d'attention. Le bruit de fond parfait pour nos confidences. Rosalie attrape un bonbon et me le tend avant de m'en lancer un regard complice.
— Alors, par quoi on commence ? Le taff ? Les histoires de cœur ? Ou bien... les deux ?
— Raconte-moi ton séjour à Nice, tu as réussi ton affaire ? je demande en nous servant un café.
— Nickel, les propriétaires étaient adorables... Quoique un peu trop adorables. Je suis restée sur mes gardes durant toute la négo', m'explique Rosalie en croisant une jambe sous ses fesses, comme à son habitude.
Je ne peux m'empêcher de rire doucement en ajoutant trois sucres dans ma tasse. Rosalie, toujours en train de lire entre les lignes, même quand il n'y a rien à voir. Je l'observe, son regard vif, les épaules légèrement tendues comme si elle était encore en pleine négociation.
C'est l'un de ses traits que j'admire le plus chez elle : sa capacité à tout analyser, à ne jamais baisser sa garde.
— T'as bien fait. On ne sait jamais, surtout quand les gens sont trop gentils, je lance en me moquant d'elle, ce qui me vaut un oreiller en pleine tête. Ils ont signé, du coup ?
— Oh oui, et avec enthousiasme en plus. J'ai bouclé l'affaire en deux jours, mais bon... deux jours de sourires crispés et de "on se fait confiance", précise-t-elle en roulant des yeux, amusée.
Je souris en tendant son café au lait écrémé. Rosalie a toujours des anecdotes à partager, et ses récits sont toujours aussi divertissants, même quand elle parle de travail.
Je m'apprête à boire une gorgée quand Rosalie m'attrape le poignet, je tourne la tête vers elle, surprise.
Elle ne dit rien pendant quelques secondes, mais je sens qu'elle observe chacun de mes gestes, comme un faucon prêt à fondre sur sa proie. Son regard descend sur ma tasse de café à demi pleine, et je sais qu'elle a déjà deviné. Rosalie plisse les yeux, ajustant son piercing à l'arcade qui capte la lumière, et me lance, d'un ton qui n'admet aucune esquive.
— Ne me dis pas que t'as replongé ? lance-t-elle en claquant sa langue sur son palais, signe de son agacement.
Je ne dis rien, ne supportant pas son regard rempli de colère et d'inquiétude à mon égard.
— Je veux bien te laisser faire, mais d'abord tu m'expliques ce qui te met dans cet état, m'ordonne-t-elle de sa voix cristalline en faisant claquer son bracelet sur son poignet.
Un bijou qui semble la remettre dans le droit chemin quand ses émotions prennent le dessus, surtout dans l'amour.
Rosalie me connaît par cœur ; elle sait lire mon âme comme Ayden le fait. Son regard pétillant capte chaque nuance de mes émotions, comme si elle pouvait voir à travers les façades que je construis. Nous avons partagé tant d'obstacles ensemble que rien ne peut vraiment nous séparer. Notre lien est forgé dans la bienveillance et l'amitié, il est incassable, chaque rire et chaque larme formant des maillons solides entre nous.
La folie de Rosalie, sa façon de s'exprimer avec passion, de gesticuler avec ses bras ornés de bijoux qui tintent à chaque mouvement, s'oppose à mon calme. Je suis celle qui reste en retrait, l'ombre qui observe et écoute, tandis qu'elle brille de mille feux, attirant tous les regards avec son style flamboyant et sa confiance débordante.
Dans notre duo, elle est le Soleil, illuminant tout sur son passage, alors que je me sens comme la Lune, discrète et élégante.
C'est ce contraste qui nous rend si complémentaires. Ensemble, nous formons une harmonie parfaite, un équilibre délicat entre la lumière et l'obscurité.
D'un point de vue externe, je comprends pourquoi Ayden aimait à nous surnommer Heaven et Hell.
Je me souviens de notre première rencontre, un moment gravé dans ma mémoire. Dans cette même classe où nous avions été placées côte à côte par notre professeur de sciences, une amitié sans faille avait commencé à se tisser.
Au départ, nous étions juste deux filles qui se découvraient, mais après avoir échangé des mots pendant tout le cours, il semblait évident que nous ne pouvions plus nous séparer.
Un jour, alors que la cloche avait sonné depuis déjà dix minutes, Rosalie n'était toujours pas revenue. Je me souviens d'avoir déjà pris place sur ma chaise, mes affaires étalées devant moi, alors que les autres élèves entraient en riant et en discutant.
Habillée de ma jupe noire et de mon pull en laine blanc, je cherchais à respirer l'élégance et le respect. J'étais l'élève sage et discrète que personne n'embêtait.
Pourtant, mon cœur s'était emballé quand j'avais réalisé qu'elle était toujours absente. Peut-être que Yan, son petit ami, l'avait retenue. Je ne voulais pas céder à l'inquiétude, mais un mauvais pressentiment m'avait envahie.
Comme un automate, j'avais levé la main pour demander la permission d'aller aux toilettes. En me dirigeant là-bas, je sentais que quelque chose n'allait pas.
Et puis je l'avais trouvée.
Rosalie, assise sur le sol crasseux, les jambes remontées sur sa poitrine, ses bras l'encerclaient. Seuls ses cheveux roux s'échappaient de sa posture recroquevillée, mais j'avais pu entendre ses sanglots, des sons qui me transperçaient le cœur.
Je m'étais accroupie à ses côtés, m'efforçant de lui offrir ma présence.
— Que se passe-t-il ? je lui avais demandé, ma voix douce pour apaiser sa peine.
Ses yeux, remplis de larmes, s'étaient plongés dans les miens, et elle murmura un seul mot, un souffle brisé.
— Yan...
Cette voix qui résonnait habituellement avec tant de clarté n'était plus qu'un écho de douleur. Mon cœur se serrait pour elle. Pendant l'heure qui avait suivi, je restais à ses côtés, chassant ses larmes, lui permettant de laisser échapper sa colère. Nous avions préparé des plans de vengeance ensemble, des idées folles et audacieuses, avant qu'elle ne retombe dans les pleurs.
Un claquement de doigts me ramène à la réalité.
Rosalie est là, devant moi. Elle retrouve son éclat, rayonnante de bonheur et de joie de vivre. Cette petite fille de onze ans, au cœur meurtri, laisse place à une jeune fille vibrante de vie.
Je me souviens très bien de la gifle que j'avais mise à Yan, avec toute ma colère contre lui, en criant à quel point il est inhumain. Bien sûr, j'ai écopé d'une retenue, mais au final, j'avais gagné une amie en or.
Je regarde Rosalie, le sourire aux lèvres, et je sais que si c'était à refaire, je n'hésiterais pas une seule seconde. Nous sommes unies comme les deux doigts de la main, prêtes à affronter le monde ensemble.
Un fantôme traverse ses lèvres en guise de sourire.
— Ce n'est pas bon de tout garder pour toi, ma pâte d'amande, conseille-t-elle en me frottant le dos.
Je sais qu'elle a parfaitement raison, c'est pourquoi je prends une grande inspiration avant de lâcher la bombe qui se nomme Matthew.
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