Chapitre 46.
Soudain, un sifflement frôla l'oreille d'Haruka, puis un bruit sec résonna tout près d'elle. La jeune fille sursauta. Elle fit volte-face. Son regard se posa sur l'endroit du bruit. Là, planté dans le bois de la fenêtre, à un centimètre de son visage, un large cristal translucide brillait de mille feux.
Haruka se retourna d'un geste vif. A quelques mètres d'elle, Mahi la dévisageait, l'œil grand ouvert d'étonnement. Puis, elle se détendit. Un sourire s'étira sur ses lèvres.
Figée de stupeur, Haruka fixait la jeune rose, sans comprendre.
« Qu'est-ce que... ? »
Le sourire toujours accroché à ses lèvres, elle s'approcha. Doucement, lentement. Ne sachant quoi comprendre, Haruka resta là. Le regard figé. Le sang battant dans ses tempes.
Ce n'était pas possible.
Mahi avançait de son habituelle marche calme, les mains croisées dans le dos. Elle souriait, comme à son habitude, d'un sourire doux et chaleureux. Son visage était toujours aussi rond, sa peau semblait toujours aussi douce, ses cheveux avaient toujours leur forme de nuage. L'éclat de son regard était toujours aussi tendre.
Ce n'était pas possible.
Mahi s'avançait et s'arrêta là, juste en face d'Haruka. De la sueur froide naissante sur son front, figée, celle-ci sentait son cœur et son esprit lui hurler des consignes contraires.
Ce n'était pas possible.
Sans dire un mot, Mahi leva brusquement le bras. Un large cristal multicolore scintillait entre ses doigts. Il brillait dans les airs, contrastant avec le plâtre vieilli du plafond, apportant à la pièce un éclat magique, sorti d'un rêve.
Le joyau s'abattit brusquement sur Haruka.
En une fraction de seconde, il se disloqua. Mille morceaux de sa perfection s'éparpillèrent dans tous les sens, formant une pluie de diamants, semblable à la poudre de fée.
Mahi leva le regard. Le sourire s'était transformé en « oh » de surprise.
Haruka se défit de son bouclier, les yeux implorants de réponses. Quelques larmes avaient fait leurs lits aux bords de ses yeux, sa tête dodelinait de droite à gauche, perdue dans l'incompréhension.
« Qu'est-ce que ça veut dire ? »
Soudain, Mahi poussa un cri aigu. Elle se saisit de la table basse cassée et l'écrasa sur Haruka. Celle-ci réagit au quart de tour, s'entourant de nouveau de son bouclier translucide. Le bois se cassa dans un craquement sourd.
La rose jeta tout ce qui lui était à portée de main sur cette coque invincible. Le plaid rose, les coussins du canapé, le propre sac de sa camarade.
« Arrête ! Mahi ! »
Derrière sa barrière, Haruka voyait ce qu'elle pensait être son amie se débattre comme une lionne. Les sourcils froncés, elle s'agitait comme un beau diable, se saisissant du moindre projectile se trouvant à sa portée, arrachant des dizaines de cristaux de ses cheveux pour les déferler sur sa cible. Haruka ne savait pas quoi comprendre. Des larmes perlaient de ses yeux, coulaient sur ses joues, tandis qu'elle ne cessait de lui crier des paroles sans qu'elle ne réagisse.
« Qu'est-ce que ça veut dire ? Mahi ! Qu'est-ce que tu fais ? »
Folle de rage, ladite Mahi se jeta sur le bouclier. A mains nus, elle frappa de toutes ses forces l'enveloppe translucide, poussant des cris de rage, la défigurant presque.
« Arrête ! Tu te fais du mal ! Mahi ! »
Ce n'était plus Mahi, ce n'était plus cette fille douce au regard tendre. Le monstre hurlant qu'elle avait devant elle ne pouvait être son amie. Ce n'était pas possible. Quelque chose lui échappait, quelque chose qu'elle ne comprenait pas. Qu'avait-elle dit ? Qu'avait-elle fait ?
Mahi ne cessait de frapper le bouclier invincible qui ne tremblait à peine. Elle se jetait dessus, prenait même son élan par moment, criait pour se donner de la force, frappait de tout son crâne, donnait des coups de pied, écrasait ses poings encore et encore. Haruka, figée sur place, lui hurlait de s'arrêter, la suppliait de se calmer, en vain. La rose était folle de rage.
Puis des éclats. Des éclats écarlates se mirent à couler sur la barrière translucide. De petites perles aussi fines qu'un cheveu, coulant délicatement jusqu'au sol.
« Arrête ! »
La barrière disparut. Haruka poussa Mahi de ses deux mains, ce qui la fit tituber. Surprise, cette dernière releva son regard sur sa camarade qui la fixait avec colère.
« Arrête ! Tu ne vois pas que tu te fais du mal ! »
Sans perdre une seconde, la rose fourra sa main dans ses cheveux et leva le bras. Haruka attrapa son poignet, stoppant le nouvel éclat de cristal juste au-dessus de sa propre tête. Mahi s'empressa de chercher dans ses cheveux de sa seconde main, en vain. Le regard sanglant de son amie étaient plantés sur elle comme deux canons de revolvers prêts à tirer. Elle se mit à paniquer.
« Qu'est-ce que tu fais ? Qu'est-ce que ça veut dire ? »
De grosses larmes coulèrent de son œil visible. La respiration de Mahi se fit de plus en plus rapide. Elle se mit à s'agiter, tenant de se libérer son poignet.
« Réponds-moi !
-Arrête... »
Sa voix était faible, suppliante. Elle traversa le cœur d'Haruka, ravivant la douleur qui lui enserrait la poitrine, doublant sa colère.
« Pourquoi tu me fais ça ? Je te faisais confiance ! Mahi ! »
-Arrête... »
La rose gémit, se tortilla. Son œil balayait la pièce, cherchant un moyen de s'échapper. Ses jambes commençaient à fléchir. Tout son visage était crispé de panique.
« J'arrêterais quand tu m'auras expliqué ce qu'il se passe !
-Arrê-... »
Soudain, la jeune fille vit le corps de son amie se tordre dans sa jolie robe à froufrous. Son œil se révulsa, sa bouche resta grande ouverte, bloquée dans une aspiration qui l'empêchait de reprendre son souffle. Haruka vit ses cheveux roses, si doux, si légers, rentrer petit à petit dans son crâne pâle.
Haruka lâcha sa prise, tombant au sol avec son amie. Celle-ci se remit à respirer, faisant soulever sa cage thoracique d'un mouvement ample et large. La jeune fille aux cheveux châtains s'écarta du corps endolori, des larmes perlant sur ses joues.
Qu'avait-elle fait ?
Tokoyami, Mahirao, Tenya, et maintenant Mahi ? Pourquoi faisait-elle autant souffrir ses amis ? Pourquoi cet alter qu'elle ne comprenait pas ?
« Désolée... »
La jeune fille ramena ses genoux près d'elle et les entoura de ses bras. De longs sanglots s'échappa de sa gorge tandis que les larmes coulaient de ses yeux.
« Désolée... »
Que c'était-il passé ? Elle ne le comprenait pas, mais Mahi avait connu une horrible souffrance, elle avait senti son alter la quitter, tout ça à cause d'elle.
« Ce n'est pas grave. »
Haruka défit son étreinte. Son regard se releva sur la rose, juste devant elle, le visage rouge mais ses cheveux toujours aussi velouteux. Ils avaient repris leur forme normale.
Un petit objet froid se pressa contre sa cheville dénudée. La sensation glacée se répandit dans tout son corps, la paralysant en un éclair.
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Privée de tout mouvement, Haruka sentait le sol glisser contre sa tempe, la poussière s'infiltrer dans ses poumons, la prise sur sa cheville lui rougir la peau. Sous ses yeux défilait un paysage d'un autre monde. Des copeaux de bois éparpillés sur le plancher, des moutons gris cachés sous le canapé rapiécé, un rat qui passait par là.
Le sol glissait sur sa tempe, ou c'était plutôt sa tempe qui glissait sur le sol, coinçant au passage quelques petites échardes dans sa peau pâle. Ses cheveux trainaient derrière elle, lui faisant sentir tout le poids de leur longueur. Elle craignait que son ruban ne se détache.
Tiré par cette prise à sa cheville, son corps quitta le salon abandonné. L'air frais qui soufflait sous la porte d'entrée lui caressa la nuque et la tête tandis que ses yeux aperçurent son précieux sac laissé là, sur le champ de bataille. Sa tempe frotta le sol de nouveau, s'éloignant de ce léger vent pour s'enfoncer entre les murs de l'étroit couloir.
Le cliquetis d'une serrure se fit entendre, bientôt suivi d'un grincement de porte. La prise la serra de plus belle et son corps disparut derrière cette porte, au fond du couloir.
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Figée dans une position assise, maladroitement installée sur ce qui semblait être un fauteuil, Haruka ne pouvait que fixer cette fenêtre dénuée de tout paysage. Du papier journal tapissait le verre, ne donnant à la pièce qu'une faible clarté grisâtre.
Les mains paralysées devant elle, à peine détachée de ses genoux immobiles, la jeune fille ne pouvait détourner le regard de cette fenêtre qui lui était si proche et si lointaine à la fois. Seuls ses organes fonctionnaient encore, faisant rentrer et sortir l'air de ses poumons à un rythme effréné. Le son des battements de son cœur résonnait à ses oreilles.
Immobilisée, sa perception n'en restait pas moins active. Elle sentait l'air sec qui l'entourait mélangé à une mauvaise odeur de renfermée. Elle sentait son corps peser sur une sorte de transat de vieux cuir glissant. Elle sentait sa sueur glisser de son front et coller ses cheveux contre sa tempe abîmée par le trajet. Et elle entendait.
Elle entendait son cœur, elle entendait des bruits de verre, des cliquetis métalliques, des pas, et sa voix.
« T'es mon amie ? Haruka ? »
C'était la même voix, la même douceur, le même ton, le même calme, la même tendresse. La même voix qu'elle avait entendu des semaines durant, écouté, consolé, apaisé. Mais ces mots firent jaillir un frisson de peur traversant le dos figé d'Haruka.
« Tu sais ce qu'on fait entre amies ? On se partage des secrets, des vêtements, des passions... Regarde ! »
Soudain, un bocal à confiture apparut brusquement devant le regard figé d'Haruka. Un liquide verdâtre s'agitait dans le petit contenant faisant tournoyer dans un ballet aquatique deux grosses billes.
Deux gros yeux de poissons globuleux.
Haruka voulut pousser un cri, mais sa bouche entre ouverte ne laissa passer aucun son.
Le bocal disparut de son champ de vision.
« C'est ma première pièce ! Pas mal, non ?! »
Un nouveau bocal jaillit devant elle. La main pressée sur le réceptacle de verre, son interlocutrice secouait avec entrain deux petits billes de rongeurs inanimée.
Haruka voulut se débattre, hurler, lui crier de la laisser partir, en vain. Elle avait beau se concentrer de toutes ses forces, son corps resta de marbre, figé, paralysé jusqu'au bout des cils. Elle ne pouvait que voir ces petites billes valser dans leurs liquides, et observer que l'un des nerfs optiques arraché était plus long que l'autre.
« Oh, j'en ai un parfait pour toi ! »
Le bocal du rongeur disparut, laissant la place à un nouveau, un de trop, dans lequel flottaient deux balles d'un gabarit plus élevé.
Haruka reconnu l'animal et réprimanda un haut-le-coeur. Mais son visage resta impassible, pas un cil ne trahit sa panique.
« Je sais que tu as un chat, alors je tenais à te montrer celui-là ! Il te plait ? Je savais qu'il te plairait ! »
La fenêtre réapparut devant elle. Son cœur battait à mille à l'heure. Elle sentait le sang battre dans ses veines tandis qu'une fine goutte d'eau s'étalait sur son visage pâle.
« Puisqu'on est des amies, je vais te dire un petit secret ! »
Non. Elle n'avait rien envie d'entendre. Elle n'avait rien envie de savoir. Elle voulait juste partir le plus vite de cet endroit, fuir et ne plus revenir.
« Lorsque je t'ai vu au Championnat, j'ai tout de suite su qu'on allait être de bonnes amies toutes les deux ! Rater l'examen de licence seulement à la toute dernière étape n'a pas été une mince affaire... J'ai d'ailleurs failli me faire avoir par tes camarades de la seconde B ! Mais j'ai réussi, et nous avions pu nous retrouver aux cours de rattrapages ! Le destin était avec nous ! »
Une nouvelle larme glissa le long de sa joue. Etait-ce seulement possible ?
Soudain, un bocal jaillit devant ses yeux pétrifiés. Deux globes oculaires flottaient dans un liquide visqueux. Deux globes oculaires gris. Deux globes oculaires humains.
Haruka cria, le son ne dépassa pas les barrières de sa gorge mais résonna dans son esprit comme un millier de sirènes appelant à l'aide. Tout son corps hurlait tandis que son visage restait impassible. Plusieurs larmes s'échappèrent sur ses joues pour couler jusqu'en dans son cou, rejoignant sueur et poussière. Elle débordait de panique alors qu'un visage auréolé de cheveux roses apparut devant elle.
Mahi.
Elle souriait, comme d'habitude. Son regard se tourna vers le bocal, puis elle fit la moue.
« J'ai eu beaucoup de mal avec ceux-là, mais je suis déçue... Ils ne me vont pas du tout au teint. Regarde. »
Mahi dévissa le couvercle du bocal et l'ouvrit, répandant une odeur nauséabonde juste sous le nez de la jeune fille. A main nue, elle plongea ses doigts dans le liquide poisseux à la recherche d'un des globes. Elle s'en saisit d'un, le sortit, et posa le bocal ouvert sur les cuisses figées d'Haruka tandis que des gouttelettes vinrent s'étaler sur son pantalon. De sa main libre, Mahi souleva sa mèche, révélant le côté gauche de son visage.
Un trou noir apparut sous le regard horrifié d'Haruka. Un trou noir, bordé de chair putride et de croûtes desséchées par le temps. Un ramassis chirurgical de cicatrices et de traces de coutures malhabiles. Un trou noir d'horreurs, un camaïeu de peaux et de chairs.
Mahi plaça l'orbite sur le fantôme de son œil gauche.
« Regarde. Ça ne me va pas du tout... »
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