Sebastian Moran
Sebastian toussa, toussa et toussa encore, la poitrine agitée de spasmes, la gorge déchirée par ses hoquets étranglés. La corde qui liait ses mains dans son dos s'enfonça un peu plus dans sa chair, ravivant ses plaies. Mais cette douleur-là était insignifiante comparée à l'autre, à celle qui naissait dans ses poumons et grimpait le long de sa gorge, expulsant dans sa bouche un mélange de sang, de salive, et de ces petits morceaux de mort, doux, froissés, sur sa langue écœurée.
Il cracha et se remit à tousser, incapable de faire autre chose, incapable de se contrôler ou de s'arrêter. Des petits morceaux d'or glissèrent de ses lèvres pour tomber à ses pieds, où gisait déjà tout un tapis de pétales et de tiges lacérées, tachetées de sang.
Une nouvelle fleur s'insinua entre ses dents, puis une autre, et une autre encore, emplissant sa bouche sans s'arrêter. Il les crachait au fur et à mesure, tout en sachant pertinemment qu'il n'allait pas assez vite, que certaines retombaient déjà dans sa gorge pour la bloquer, et qu'il lui faudrait bientôt renoncer. Mais pas encore, non, pas encore...
Si on avait demandé à Moran comment il pensait mourir, dix ans plus tôt, il aurait certainement répondu quelque chose comme « assassiné », avec quelques détails supplémentaires du style « égorgé », « poignardé », « fusillé », « noyé », etc, etc. Si on lui avait décrit la position dans laquelle il se trouvait actuellement, par exemple, pieds et mains attachées, oublié au fond d'une cave humide, il ne se serait pas montré particulièrement surprit. Il vivait une vie dangereuse, après tout, une de celles qui ne se terminent pas par une longue vieillesse.
Mais Moran n'aurait jamais, au grand jamais, cru qu'il serait tué par des fleurs.
Une poignée de boutons-d'or jaillit d'entre ses lèvres pour échouer sur ses genoux, comme un flot de soleil liquide.
Mais ce n'était pas les fleurs, le véritable problème, la chose qui était réellement en train de le tuer. Ce n'était pas les fleurs. C'était Jim. C'était le fait qu'il aimait Jim.
-Mourir par amour, putain ! grogna-t-il, sa voix presque étouffée par les pétales qui envahissait sa trachée.
Il en aurait presque pleuré, tellement c'était ridicule. D'abord, il était un tueur. Assassin multi-récidiviste, chasseur de tigres à ses heures perdues, sniper, mercenaire, homme à tout faire... Il détenait bon nombre de record, dans le Guisness Book des meurtriers. Pas le profil type des romans à l'eau de rose. Ensuite, Jim Moriarty, merde ! On ne tombait pas amoureux de Jim Moriarty !
Un pétale se coinça au mauvais endroit et il crut, un terrible instant, qu'il ne parviendrait pas à prendre sa respiration. Il cracha, les yeux brûlants de douleur et de désespoir, jusqu'à expulser d'un coup la fleur tâchée de sang, qui fut aussitôt remplacée par une autre, et une autre... Il ne pouvait déjà plus fermer la bouche.
Il se laissa lourdement tomber sur le côté. Le choc délogea quelques fleurs, mais ne ralentit pas l'horrible phénomène. Il vomissait des pétales, des tiges et du sang, le regard rendu flou par les larmes qui s'y accumulaient.
Il ferma les yeux.
Et cessa de lutter.
Les fleurs envahir aussitôt sa trachée, emplissant sa gorge et sa bouche, fleurissant entre ses lèvres, compressant sa langue, l'emplissant tout entier de bouton-d'or froissés.
Pourquoi cette fleur, entre toutes ? S'était-il souvent demandé. Elle était si petite, si commune... Pourquoi des boutons d'or ? Pourquoi ? Il n'avait jamais trouvé la réponse.
Ce n'était pas faute d'avoir cherché, pourtant. Il avait compris des années plus tôt ce qui lui arrivait, après tout, à la première fleur crachée, trouvée sur l'oreiller. Il avait beaucoup voyagé, beaucoup appris, et beaucoup retenu, sur ce qui pouvait tuer. Il avait déjà entendu parler du hanahaki. Il n'avait jamais pensé qu'il pourrait être concerné.
C'était la faute de Jim, évidemment. Jim qui lui était apparu, un soir, comme un démon de l'enfer, pour lui proposer un travail. Il était beau, il irradiait de puissance, d'intelligence, et d'autre chose, une chose sombre, torturée, auquel Sebastian n'aurait jamais pu donner de nom, mais qui l'avait tout de suite bouleversé.
Il l'avait suivit. Évidemment. Il l'avait suivit durant des années, s'attirant ses faveurs, petit à petit, pour se rapprocher de lui, comme une planète tournant autour du soleil, incapable de se rapprocher, mais désirant si fort, si fort, se laisser consummer.
Il n'avait jamais envisagé de retirer la fleur. Perdre la fleur, c'était perdre ce sentiment-là, cette chose qui le brûlait de l'intérieur à chaque fois que Jim l'appelait tiger, et il préférait la mort, sans hésiter, à une vie seul et un cœur glacé. Après tout, la mort était une vieille amie, sa première compagne, même. Il vivait avec elle depuis si longtemps, il pouvait bien l'accueillir dans ses poumons, quelle que soit la forme qu'elle avait choisit.
Et Jim avait continué à lui sourire, lui sourire de cette façon-là, à l'emmener dans des missions de plus en plus délicates et à l'employer comme garde du corps de plus en plus souvent, au point qu'il le retrouvait désormais tous les matins, en bas de chez-lui, pour l'accompagner durant la journée et parfois longtemps, bien longtemps après la nuit tombée, lorsqu'ils mangeaient ensemble, assis, quelque part, dans un restaurant chic ou sur les toits d'un quartier mal famé.
Il savait – il avait toujours su – qu'il n'y avait rien à espérer. Jim appréciait le temps qu'ils passaient ensemble, puisqu'il en redemandait, mais il ne s'était jamais allé à imaginer que quelque chose puisse naitre de son côté – le genre de chose qui aurait fait taire les fleurs qui continuaient à l'étouffer. Jim n'était tout simplement pas de ceux qui aiment, aussi tordu l'amour soit-il. Il était de ceux qui prennent, sans poser de question, puis qui jettent, une fois usité.
N'était-ce pas ce qu'il venait de lui faire ? Ce qui l'avait précipité au fond de cette cave, ce qui avait poussé les fleurs à perdre toute mesure et à le tuer, enfin ?
Jim l'avait jeté. Il l'avait vendu, sacrifié, comme n'importe quel pion sur l'échiquier, comme n'importe quel objet remplaçable. Il lui avait donné l'ordre de transporter des documents sensibles sur une clef USB et lui avait donné rendez-vous, pour les récupérer. Mais ce n'était pas lui, qui patientait dans l'ombre, c'était une quinzaine d'hommes masqués, armés, qui l'avaient tabassé jusqu'à l'inconscience avant de lui prendre la clef. Puis ils l'avaient réveillé et tabassé de nouveau, parce que la clef était complètement vide. Il n'était qu'un leurre. Les documents étaient passés ailleurs.
Ils avaient voulu le prendre comme otage, mais au moment où Sebastian s'était rendu compte que Jim l'avait trahi, comme il l'avait vu trahir des dizaines de ses subordonnés, il avait commencé à tousser et les fleurs à sortir, plus nombreuses que jamais. Les autres avaient paniqué. Ils l'avaient attaché et s'étaient débarrassés de lui dans la première cave abandonnée avant de prendre la fuite, craignant d'être entrés en contact avec un nouveau virus.
Alors Sebastian gisait là, sur le sol gelé, incapable de respirer, la bouche emplit de pétales d'or qui faisait comme une auréole, autour de son visage mouillé de larmes et de sang.
Il attendait la mort.
-Sebastian !
Bien sûr qu'elle aurait la voix de Jim.
-SEBASTIAN ! SEBASTIAN, BORDEL ! SEBASTIAN !
Quelque chose arrachait les fleurs qui obstruait sa gorge. Sa poitrine se souleva d'un coup, aspirant l'air qui lui faisait défaut. Mais ce n'était qu'un sursit, un ridicule sursaut, car les fleurs grandissaient encore, et encore, il pouvait presque les sentir, dans sa poitrine, directement nourris du sang de ses blessures, de ses peines et de ses regrets.
-SEBASTIAN, BORDEL DE MERDE, OUVRE LES YEUX ! OUVRE LES YEUX ! Ouvre les yeux...
Quelqu'un continuait d'arracher les fleurs au fur et à mesure qu'elles poussaient, se lançant dans une course perdue d'avance.
-Ouvre les yeux ! Supplia une voix, une voix qui n'avait jamais supplié
Sebastian ouvrit les yeux.
Jim était penché au-dessus de lui, le visage défait, les yeux rouges, les lèvres répétant silencieusement il ne savait quoi. Une de ses mains tenait son visage, posé sur ses genoux, tandis que l'autre arrachait les fleurs qui continuait à pousser.
-Jim, voulut-il dire, avant de commencer à tousser.
Jim le maintint contre lui, sa tête contre son ventre, alors qu'il se tordait, qu'il se battait pour arracher les fleurs qui le suffoquait lentement, pour avoir une chance, une dernière chance de lui parler, de lui dire...
-Sebastian, souffla le criminel consultant d'une voix éraillée. Regarde l'état dans lequel tu t'es mis...
Les railleries étaient habituelles, mais sa voix était vide, comme s'il l'utilisait mécaniquement, laissant les habitudes le protéger de l'horreur qu'on pouvait lire au fond de ses yeux sombres.
Une question traversa l'esprit brûlant de Sebastian, une question qui devint soudain plus importante que toutes les questions du monde.
-Pourquoi... commença-t-il, toussant et crachant en même temps. Vous... Là ?
-Pourquoi je suis là ? Répéta Jim, stupéfait. Pourquoi je suis là ? Mais parce que ces connards ont voulus me doubler, ont osé s'en prendre à toi, et que j'ai cru que tu... Une minute, tiger. Tu ne pensais pas... ?
Oh, songea Sebastian en fermant brièvement les yeux. La brûlure, dans sa poitrine, se calma un tout, tout petit peu. Jim ne m'a pas vendu, finalement.
-Sebastian ! Appela Jim, paniqué, en le secouant.
-Suis... là... répliqua l'autre en toussant. Mais comment...
-Arrête de parler, idiot, murmura Jim en lui caressant la joue. Arrête de parler. Tu veux savoir comment je t'ai retrouvé ?
Il glissa une main dans sa poche et en sortit un bouton d'or.
-Tu les as semés derrière toi, comme un Petit Poucet...
Sebastian fronça les sourcils. Il avait trop mal pour réfléchir. Il se sentait déjà basculer de l'autre côté, vers cet endroit glacé dont on ne revient jamais. N'était-ce pas ironique, d'être voué au froid éternel pour avoir voulut se brûler ? Mais quelque chose ne tourne pas rond, lui envoyèrent ses pensées décousues. Jim avait vu les fleurs... et il avait pensé à lui ? Et maintenant, il ne se posait pas de question, en le voyant cracher des boutons d'or ensanglantés ?
-Tiger, reste avec moi... murmura une voix dans son oreille. Tiger... Le bouton d'or que je viens de te montrer était à moi. Tu comprends ?
Non, il ne comprenait pas. Et il n'arrivait plus à respirer de nouveau. Il était fatigué.
-Tiger, moi aussi je crache des boutons d'or, depuis... depuis tellement longtemps. Et quand j'ai su qu'on t'avait pris à moi... Les fleurs ont failli me tuer. Puis j'ai vu les tiennes, sur le sol. Et j'ai compris. Alors je t'interdis de mourir, tu m'entends ? Je te l'interdis formellement.
Encore ces doigts qui arrachaient les fleurs...
Mais cette fois, rien ne vint les remplacer. Rien, si ce n'était cette certitude complètement folle, incroyable, surréelle, que Jim, Jim... Était-ce seulement possible ? Le rêve était si beau qu'il avait envie de s'y abandonner. Et si c'était vraiment la mort qui lui parlait ainsi, si doucement, eh bien, tant pis.
La dernière fleur disparue, libérant sa gorge, toujours poisseuse de sang. Il prit une grande inspiration, puis une autre, et une autre encore... Quelqu'un le serrait contre lui, quelqu'un qui lui murmurait des choses qu'il ne comprenait pas.
Il ferma les yeux et se laissa sombrer, enfin.
~
Jim était immobile. Complètement, absolument immobile. En apparence, il était glacé, aussi indifférent qu'une statue de marbre.
À l'intérieur, il était déchiré, bouleversé par la tempête de sentiments trop intenses, trop brûlants, qu'il n'avait jamais réussit à domestiquer correctement.
Sebastian dormait, à quelque pas de lui, dans le lit d'une clinique privée, du genre à ne pas poser de question sur l'origine des bleus, des coupures, des côtes cassées et du sang qui tapissait la gorge de ses patients.
Sebastian dormait. Jim attendait.
La peur, qu'il était née lorsqu'il avait apprit que Sebastian avait été enlevé et n'avait jamais ressentit à une telle intensité, ne l'avait pas entièrement quitté. C'était complètement illogique, mais une part de lui était terrifié à l'idée que Sebastian ne se réveille pas. Et si son corps restait ainsi à jamais ainsi, immobile, inanimé ? S'il ne le voyait plus jamais sourire à ses blagues cyniques et disparaître dans les ombres, pour exécuter ses ordres ou lui chercher un café ? Et s'ils ne trainaient plus jamais ensemble, la nuit, dans les rues de Londres, sans d'autres but que s'approprier le monde endormis ? Et s'il n'était plus jamais là pour le regarder avec admiration, lorsqu'il parlait, et soutenir ses arrières ? Et si...
Non, il ne pouvait pas continuer sur ce train de pensée. Sebastian allait se réveiller. Il n'allait pas l'abandonner, il n'en avait pas le droit. Pas le droit de le laisser là, tout seul, alors qu'il venait juste d'apprendre qu'il ne l'était pas. Pas le droit.
Et penser qu'il avait cru... Sebastian avait cru qu'il l'avait trahi. Cette pensée-là lui faisait mal, comme un pic chauffé à blanc dans la poitrine, ou comme si les fleurs étaient revenues. Ils tueraient ceux qui avaient blessé son tigre. Ils les tueraient tous, jusqu'au dernier ! Il les ferait hurler de douleur, il en ferait un exemple si terrifiant que personne, jamais, n'oserait plus...
-Jim ?
Sebastian avait les yeux ouverts. Il le regardait avec une sorte d'émerveillement enfantin, sous ses bandages.
-Enfin de retour, tiger ? Plaisanta le criminel, qui ne comprenait pas comment sa voix faisait pour paraître si assuré, comme s'il n'était pas intérieurement déchiré.
-Désolé pour le retard, patron, murmura Sebastian, légèrement enrouée, en souriant doucement.
Ils se regardèrent un instant, à cours de mots.
-Je ne pensais pas que j'allais me réveiller, dit soudain Sebastian. Je pensais que j'étais mort. Et que vous ne m'aviez pas dit toutes ces choses...
Il ne termina pas. Les mots, soudains, se trouvaient plus fragiles, plus douloureux et plus mortels que des fleurs.
Jim s'assit sur le bord du lit.
-Les boutons d'or ont toujours été mes fleurs préférées, lâcha-t-il, sans le quitter des yeux.
Sebastian répondit d'une mimique stupéfaite.
-Je ne sais pas pourquoi, reprit Jim. Je crois que j'aime bien la manière dont elles réverbèrent la lumière du soleil. Elles sont minuscules, et auraient pu êtres insignifiantes et invisibles, mais, dans un champ, on ne voit qu'elles. Elles brillent.
-Comme vous, souffla Sebastian. Elles brûlent.
Jim se pencha. Et ce furent leurs lèvres qui se mirent à brûler, consumées par un même brasier. Ils s'embrassèrent, les mains agrippées aux cheveux, les corps pressés contre le matelas, le souffle haletant et les pensées en flammes.
-Plus jamais de fleurs, tiger, lâcha Jim en s'asseyant à califourchon sur lui, le bout de sa langue goûtant ce qui restait de Sebastian sur ses lèvres humides.
Et il se pencha pour l'embrasser de nouveau. Ce n'est pas parce qu'il avait décidé que Sebastian allait passer sa vie avec lui qu'il fallait perdre du temps, n'est-ce pas ?
-Plus jamais de fleur, répondit Sebastian en s'accrochant à lui.
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