La novice sortit de la tanière des anciens la queue basse et plongea sous le rocher plat en traînant les pattes. Depuis le départ de l'épidémie, quelques jours plus tôt, ses blessés à présent malades étaient retournés dans leur tanière respective. Les apprentis contaminés gîtaient dans le buisson des guerriers tandis que ceux encore en forme s'étaient installés aux côtés de leurs élèves. Ils n'étaient que six, Rafale de Chevreuil, Bractée de Fabacée, Fleur de Nuage, Saut de Lapin, Patte de Vent et Patte de Chouette, tous les autres membres du Clan avaient attrapé le mal vert.

       Elle était décidément la pire des guérisseuses.

       Son stock de remède était pratiquement épuisé, mais elle n'avait pas le temps d'aller cueillir des plantes. Elle séchait également ses cours depuis la déclaration de la maladie, n'ayant pas revu Patte d'Ormeau depuis la révélation de leur lien de parenté. Elle ne savait d'ailleurs même plus comment prendre cette nouvelle... Se sentant simplement dépassée dans un rôle qu'elle n'aurait jamais dû tenir aussi tôt. Tous ses efforts restaient vains, aussi bien en terme d'efficacité que de reconnaissance.

       « On a trouvé de la grande camomille à la chasse.

       -Bonne nouvelle, tu peux la poser ici. »

       Patte de Vent obéit et lâcha les quelques feuilles qu'il avait trouvé.

       « La chasse a été bonne ? » lui demanda sa sœur avec inquiétude.

       Il secoua négativement la tête en soupirant d'un air abattu qui en disait long sur le nombre de proie. Avec si peu de chasseurs, même à plein temps, la novice avait appris à travailler avec la faim, le jeûne grondait quotidiennement dans son ventre. La famine était telle que les frontières et leurs marquages n'étaient plus surveillées ni renouvelés.

       « Comment vont Patte de Veau et Patte de Chiendent ? la questionna son frère.

       -Leur état continue de se dégrader... » déplora-t-elle.

       Les moustaches de son aîné s'effondrèrent de tristesse et d'anxiété, les chats non malades avaient l'interdiction de voir leurs camarades.

       « Et toi ? s'enquit-il, comment tu te sens ?

       -Seulement fatiguée. »

       Il hocha le museau puis avant partir, lui lança sérieusement :

       « Sans toi, le Clan serait déjà perdu. »

       Enfin il disparut dans la brèche, accompagné par Rafale de Chevreuil.

       L'apprentie baissa le regard et s'empara des limbes rapportés par Patte de Vent. Tout en marchant vers sa prochaine destination un dilemme s'imposa dans son esprit. Elle s'occupait toute la journée de félins contaminés, et pourtant elle était toujours en bonne santé... Pourquoi ? Soit le Clan des Étoiles était avec elle... Soit il le faisait exprès pour qu'elle puisse voir son Clan mourir sous ses yeux impuissants. Elle penchait plutôt pour la seconde option, depuis le début il ne l'avait aidé, se contentant juste de lui envoyer des signes incompréhensibles...

       Sans trop d'envie elle plongea dans la tanière sombre des guerriers puant la maladie. Cependant ce n'était pas l'odeur qui la rebutait, elle s'y était habituée, mais l'ambiance qui y régnait. Car même au bord de la mort les chasseurs trouvaient encore la force de lui cracher leur venin. Dès qu'ils se rendirent compte de sa présence, quelques-uns grommelèrent d'animosité.

       « Encore toi ? râla Aile de Chauve-Souris.

       -Tu ne sers à rien de toute façon ! » ajouta Feuille de Maïs entre deux quintes de toux.

       Elle fuit leur regard tranchant et contourna la masse de fourrures infectées pour rejoindre Patte de Veau et Patte de Chiendent. Les deux apprentis étaient très mal en point et leur vue lui serra le cœur, déjà bien compressé. Profondément endormis, ils ne se réveillèrent que quelques secondes pour avaler la bouillie de camomille qu'elle leur prépara.

       Ensuite elle passa à ceux qui, en plus d'être malades, étaient blessés, à savoir Flanc de Cheval, Pépin de Pomme, Feuille de Maïs et Serre de Choucas. Elle commença par inspecter les plaies du matou aveugle.

       « Alors ? la questionna-t-il d'une voix cassée.

       -Il n'y a pas d'infection... La cicatrisation se passe bien... Enfin... Heu... Je crois. »

       Malgré son hésitation il parût soulagé, puisque ses muscles fiévreux se détendirent sous son pelage mal léché.

       « Mais il ne retrouvera jamais l'usage de ses yeux », insista son compère roux à la patte fracturée.

       L'apprentie serra les dents de culpabilité. Car elle savait pertinemment que la seule responsable c'était elle.

       « Et tu dois une vie à Étoile de Crécerelle. »

       Ses oreilles s'agitèrent tandis que mille pensées sombres lui torturèrent l'esprit.

       « Tu peux te taire s'il-te-plais ? lui lança faiblement Flanc de Cheval, tu es encore plus excité qu'un bébé deux-pattes. »

       L'approbation des autres fit monter un grognement dans la gorge du matou acerbe, mais une rafale de toussotements l'empêcha de feuler et il se tortilla tant bien que mal sur sa couche pour se coucher dos à l'autre guerrier.

       Patte d'Agneau finit sa tournée dans le calme, mais sans cesser de ressentir la rancœur des chasseurs foulant les traces de la mort.

       Tout en se dirigeant vers la pouponnière à reculons, elle repensa à ses interrogations concernant le Clan des Étoiles... Et finit par se persuader qu'il était contre elle, sinon pourquoi lui ferait-il subir tout cela ?

       La puanteur vireuse du mal vert la prit à la gorge lorsqu'elle entra dans le cocon autrefois douillet. Le curieux mélange avec le parfum lacté lui donnait envie de fuir, son instinct tout entier lui défendait de rester plus longtemps.

       « Ah te voilà ! Tu n'as toujours pas changé nos couches, ni la litière sale ! » siffla Jolie Brize.

       Maintenant qu'elle le précisait, le fumet des crottes n'arrangeait pas l'odeur. Puisqu'elle était la seule à pouvoir approcher les malades, elle se retrouvait à remplir des tâches d'apprentis en plus de gérer l'épidémie... Et le temps lui manquait clairement.

       « Je sais... Je le ferais dès que je le pourrais... promit-elle fatiguée.

       -Les chatons ne vont pas guérir dans la saleté, remarqua Lac d'Oseille la truffe coulante.

       -Exactement, fais-le tout de suite ! Flèche de Courant d'Air ne l'aurait pas oublié, lui. »

       La queue basse elle s'exécuta après avoir administré la grande camomille à tous les membres amorphes de la tanière. Même Petite Plaine resta statique, gisant contre sa mère. La reine blanche et crème lui rabâcha avec hargne la mort de son fils, qu'elle avait manqué de clairvoyance sur le départ de la maladie et qu'avec leur ancien guérisseur ils n'en seraient pas là...

       Si elle avait manqué de ténacité et que la lâcheté l'habitait, elle se serait enfuie depuis longtemps. Puis aurait cherché un refuge auprès de la vie solitaire d'un félin sans responsabilité, loin de son Clan et de ses malheurs. Mais elle ne pouvait pas abandonner, car elle s'accrochait à sa loyauté et à l'espoir de devenir malgré tout une soigneuse un peu plus utile que maintenant.

       Une feuille dans la bouche, elle s'enterra dans le vieux terrier de sa chef. Le matelas de mousse et de bruyère servait de pauvre trône au corps brûlant et frissonnant de la meneuse. Son état pitoyable ne lui permit que d'ouvrir les yeux à l'approche de l'apprentie.

       « La santé du Clan ne s'améliore pas, n'est-ce-pas ? »

       Sa phrase à peine soufflée n'était que faiblement perceptible, même avec le soutien de l'écho de la petite grotte étroite. Pour toute réponse la novice baissa la tête, le visage coupable. Cependant Étoile de Crécerelle ne sembla pas lui en tenir rigueur puisqu'elle n'insista pas :

       « L'Assemblée se tient ce soir. »

       Patte d'Agneau faillit se frapper le front contre les parois de terre, elle l'avait totalement oublié.

       « Je ne pense pas pouvoir y assister... »

       L'effroi transit ses veines... Mais alors ?

       « Nous ne pouvons pas la rater ! s'écria la jeune.

       -Je le sais bien... Tu crois que je vais pouvoir venir ? »

       Son aînée pouvait à peine se redresser. Malgré le tintement rhétorique de la question la brune confirma :

       « Non...

       -Rafale de Chevreuil me remplacera, tu lui annonceras. »

       Elle acquiesça puis lui donna son remède dans l'appréhension.

       Alors que le crépuscule nimbait le firmament de son rouge sanglant, elle s'approcha de son lieutenant enfin revenu de la chasse. Elle attendit qu'il pose ses deux petits lapins maigres sur le tas de gibier pour engager la conversation :

       « Étoile de Crécerelle ne peut pas venir à l'Assemblée ce soir, elle souhaite que tu la remplace.

       -Je vois... »

       L'inquiétude voila un instant ses prunelles brunes, puis il lança un miaulement d'appel et attendit que les cinq autres félins en bonne santé les rejoignent.

       « Le mal vert empêche Étoile de Crécerelle de nous représenter ce soir à l'Assemblée, c'est donc moi qui la remplace.

       -Ce n'est pas bon, les autres Clans verront notre faiblesse, commenta sombrement Saut de Lapin.

       -On peut aussi choisir de ne pas y aller, miaula Fleur de Nuage.

       -Impossible, c'est la seule occasion pour Patte d'Agneau de voir son mentor, rejeta son compagnon.

       -Mais nous ne pouvons pas partir en laissant le camp sans surveillance ! réagit Bractée de Fabacée.

       -Et y aller à trois ou quatre va donner des idées au Clan de la Pierre... songea le vétéran.

       -C'est le risque, mais ils ne sont pas assez stupides pour se mettre sous les sabots d'un cheval au galop. Attaquer un Clan malade c'est ramener l'épidémie chez soi, contra Rafale de Chevreuil.

       -Alors que décides-tu ?

       -Tu restes ici avec Bractée de Fabacée et Patte de Chouette pour protéger le camp. Fleur de Nuage et Patte de Vent nous accompagneront, Patte d'Agneau et moi », conclut le lieutenant.

       Personne ne contesta ses ordres et le groupe se divisa, l'un se prépara à partir et l'autre se dispersa pour assurer la sécurité des fortifications.

       Le stress et l'angoisse s'emparèrent de l'aspirante guérisseuse. Comment les autres Clans allaient réagir ? Que diraient Refrain de Ressac et Poil de Genette ? Lui reprocheraient-ils son incapacité à tuer le mal sévissant parmi les siens ?

*****

Le mal vert s'est installé dans le camp et Agneau est plus que débordée...