Comment va-t-il ? Est-il mort ? Peut-on survivre à un bâton-fulgurant ? Le chien-tueur va-il arriver et emmener son corps ? Va-t-elle mourir elle aussi ?

       Tant de questions se bousculaient dans la tête de Patte d'Agneau. Elle était tapie dans son buisson, les griffes enfoncées dans la terre. Les feuilles chatouillaient ses moustaches mais elle n'y faisait pas attention.

       Dans le ciel les nuages flottaient mollement. Au loin la silhouette rousse d'un écureuil dansait sur une branche. Une vache poussa un meuglement. Le vent lui charria son air salé. Le troupeau s'éloigna, probablement poussé par un deux-pattes. Le soleil qui s'ennuyait se laissa porter par le courant marin, emmenant ses rayons chauds avec lui.

       Ce ne fut que lorsque le crépuscule se fut installé que l'apprentie osa enfin mettre une patte en dehors de son refuge. Le calme était revenu. Elle scruta les alentours et vit un groupe de corneille un peu plus loin, occupé à fouiller la terre. Elle leur fit confiance, si ces oiseaux restaient au sol, alors c'est que le danger était écarté.

       « Flèche de Courant d'Air ! »

       Elle arriva à sa hauteur, et écarquilla les yeux.

       Son mentor était étendu sur le flanc, parfaitement immobile, seule la brise soulevait quelques touffes de poils blanches ou brun tigré. Il ne respirait plus et ses paupières laissaient voir ses yeux vitreux. Il était déjà froid et les plantes médicinales ne cachaient pas l'odeur de la mort. Son poitrail portait la marque du bâton-fulgurant, un filet de sang maculait l'herbe dans laquelle il s'était éteint.

       Au vu de la blessure, il était surement décédé sur le coup.

       Patte d'Agneau se mit à trembler, non, ce n'était pas possible. Pas maintenant, pas de cette façon ! Comment le Clan des Étoiles avait pu lui faire ça ?

       Qu'allait-elle faire sans son mentor ? Elle n'était apprentie que depuis un quart de lune.

       Elle était perdue, ses pattes la soutenaient avec peine, tant les secousses qui la parcouraient étaient puissantes. Paniquée, aucun son ne sortait pourtant de sa bouche, elle était réduite au mutisme.

       Un croassement se fit entendre, puis un autre, et encore un autre, les corneilles étaient intéressées par le repas qu'on leur offrait. L'apprentie vit terrifiée les volatiles s'agglutiner autours de son professeur. Elle tenta de faire barrière, mais quelques coups de bec la forcèrent à reculer.

       Elle fixa donc impuissante les charognards s'attaquer au vieux chat.

       Puis elle entendit un cri de guerre, et trois flashs bruns et blancs percutèrent la masse de plumes noires. Aussitôt tous les corvidés s'envolèrent en braillant.

       La jeune contempla la patrouille inespérée, Rafale de Chevreuil, son lieutenant, Flanc de Cheval et son apprenti Patte de Vent, qui était également son frère de portée. Ils regardèrent le poil hérissé leurs ennemis s'enfuir en désordre, puis observèrent la scène.

       « Que s'est-il passé ? lui demanda Rafale de Chevreuil d'un ton sec.

       -Je... Il...

       -C'est un bâton-fulgurant, déclara tristement Flanc de Cheval, qui s'était approché du corps.

       -Alors nous n'avions pas rêvé ! »

       Le supérieur examina à son tour la plaie tandis que Patte de Vent se pressa contre elle sans dire un mot.

       « Tu n'as rien pu faire ? la voix glaciale du lieutenant fit redoubler ses tremblements.

       -On ne peut rien faire contre un bâton-fulgurant, surtout à la poitrine, affirma Flanc de Cheval.

       -Elle racontera tout à Étoile de Crécerelle. Dépêchons-nous de rentrer avant la nuit. »

       Le groupe se mit donc en chemin. Rafale de Chevreuil et Flanc de Cheval portaient Flèche de Courant d'Air. Le lieutenant semblait bouillir de colère, même à plusieurs longueurs de queue on pouvait ressentir son énergie décuplée. Le guerrier était au contraire complètement abattu, il laissait sa queue traîner sur l'herbe et levait à peine les pattes pour avancer. Patte d'Agneau était derrière, soutenue par son frère silencieux.

       La nuit était pourtant tombée quand ils arrivèrent aux remparts d'ajoncs, et malgré l'heure tardive, tout le monde sortit de sa tanière, alerté par l'odeur de la mort dégagée par le cadavre. Ce fut cependant Étoile de Crécerelle qui prit la parole en première.

       « Flèche de Courant d'Air ? Il s'est passé quoi ? elle avait le même degré de tact que son lieutenant.

       -Bâton-fulgurant, déclara Rafale de Chevreuil, il était déjà mort quand nous sommes arrivés, il faut demander à Patte d'Agneau. »

       La chef se tourna donc vers l'apprentie dont les tremblements s'étaient un peu calmés. Elle fixa sa supérieure, intimidante malgré sa petite taille.

       « Il... a eu une détonation, on s'est caché... mais... on devait récolter de la... cataire. Alors il est sorti, je devais le suivre après. Il y a eu une autre détonation... et... »

       Elle ne pu continuer, le souvenir de cet instant l'assaillit. Le bruit assourdissant et son mentor qui trébuchait, s'écroulait, disparaissait dans les herbes hautes, puis le silence, le choc, la paralysie. C'en était trop, elle flancha, malgré le soutien de Patte de Vent, et tomba dans la poussière, le museau entre ses pattes.

       « Étoile de Crécerelle, que va-t-on faire ? Le rhume de Petit Cirse s'est encore aggravé ! »

       C'était Jolie Brize, encore plus affolée qu'en début d'après-midi, qui s'était approchée. La chef fouetta l'air de sa queue.

       « Patte d'Agneau, tu es capable de soigner Petit Cirse ? »

       Elle leva la tête, ainsi au sol sa supérieure était encore plus intimidante. Soigner Petit Cirse ? Non, tout ce qu'elle savait sur le rhume c'était qu'il faisait tousser et couler la truffe, et qu'il pouvait se transformer en mal blanc, dont le remède était la cataire. Mais elle ne connaissait pas les plantes contre le rhume, ni à quoi ressemblait la cataire ! Elle en était incapable.

       « Non... non.

       -Bon, Jolie Brize tu l'aideras à choisir les plantes, demandez à toutes celles qui ont déjà eu affaire au rhume. »

       La reine hocha la tête, peu rassurée. Puis la chef bondit sur son promontoire, une vieille souche, et appela tous les chats à venir se rassembler. Patte de Vent l'aida à se relever et ils furent rejoint par Patte de Veau, le dernier de leur fratrie. Ensemble ils se joignirent aux félins déjà regrouper devant la relique de l'arbre. Le choc de la nouvelle fit place à une odeur commune de peur.

       « L'heure est grave. Flèche de Courant d'Air était un membre de notre Clan, un ami, mais aussi notre guérisseur. A l'instant où je parle il a rejoint le Clan des Étoiles, et malgré notre douleur il a mérité son repos éternel. Mais malheureusement il n'a pas eu le temps de transmettre tout son savoir à son apprentie. Il nous faut trouver une solution, une telle situation ne s'est jamais produite dans toute l'histoire des Clans !

       -Que va-t-on devenir ? lança une voix.

       -C'est impossible de passer la saison des tueurs sans guérisseur ! renchérit une autre.

       -Nous sommes perdus !

       -Patte d'Agneau ne nous sauvera pas ! »

       Le brouhaha des chats paniqués remplit l'espace quelques secondes avant qu'Étoile de Crécerelle ne gonfle son pelage tacheté et tonne :

       « Silence ! »

       Aussitôt l'ordre eut l'effet d'un électrochoc et plus personne ne prit la parole.

       « Bien. Quelqu'un a une solution à proposer ? »

       Sa question resta sans réponse. Elle fouetta à nouveau l'air de sa queue.

       « Bon, personne ici n'est capable d'accomplir la tâche qui était destiné à Flèche de Courant d'Air, il nous faut donc trouver un nouveau mentor ailleurs.

       -Ailleurs, chez les deux autres Clans ? s'offusqua Aile de Chauve-Souris, le mentor de Patte de Veau.

       -Tu connais des solitaires connaissant les plantes médicinales ? » répliqua la petite chatte.

       Aile de Chauve-Souris baissa la tête, ses oreilles plaquées contre sa nuque. Sa fierté était piquée au vif comme celle de tous ses camarades. Jamais le Clan des Champs ne réclamait de l'aide aux autres.

       « C'est notre seule solution, Patte d'Agneau doit finir son apprentissage, c'est une question de survie. A la prochaine assemblée je demanderai à Étoile de Homard et Étoile d'Alisier de laisser leur guérisseur venir donner des cours à Patte d'Agneau. En attendant je veux que tout le monde mobilise ses connaissances pour l'aider au mieux. De plus, ce tragique incident marque la fin de la saison du blé, nous entrons à présent dans la saison des tueurs. A partir de maintenant les chatons ont l'interdiction de sortir du camp, les groupes ne doivent pas dépasser plus de trois chats et les apprentis ne peuvent pas sortir sans être accompagnés d'un guerrier. »

       Elle mit fin à l'assemblée en sautant rapidement du promontoire et en se retirant dans son antre.

       Ses frères la raccompagnèrent jusqu'à sa tanière, bien vide à présent. L'apprentie prit conscience qu'elle allait dormir seule pour la première fois de sa vie. Il était de coutume dans son Clan de laisser les morts seuls une nuit au milieu du camp avant de les enterrer le lendemain, afin que leur esprit se sépare entièrement de son corps charnel pour aller rejoindre le Clan des Étoiles.

       Patte de Veau la retint avant qu'elle ne glisse dans l'antre de ronce, tandis que Patte de Vent était resté un peu plus loin, mais observait avec attention.

       « Ça va aller ? lui souffla-t-il.

       -Je n'ai pas vraiment le choix, elle baissa le regard.

       -Tu peux venir avec nous dans la tanière des apprentis, il y a assez de place.

       -Non... J'ai le devoir de dormir ici. »

       Les dernières poussières de joie de son frère s'envolèrent. Mais elle aussi était tout autant dépitée que lui.

       « Tu as raison... Essaye quand même de dormir. »

       Elle hocha la tête et il recula pour laisser sa place à Patte de Vent. Son aîné frotta son museau sur son crâne et lui glissa avec un léger ronronnement :

       « Tu n'es pas responsable de sa mort. »

       Elle les regarda quitter le rocher plat avec reconnaissance. Il n'y avait plus personne, Lueur de Tornade avait rejoint les autres anciens. Puis elle plongea dans les ronces. Le parfum des plantes médicinales qui lui étaient encore inconnues lui chatouilla la truffe. Elle allait pourtant devoir les utiliser pour soigner ceux qui lui étaient cher...

       Elle ne parvint qu'à trouver un sommeil agité, hantée par la vision de son mentor et le hurlement du bâton-fulgurant.

*****

Hop deuxième chapitre ^^

Pour l'anecdote (j'avais fini l'écriture du chapitre) la patrouille du début était composée d'Aile de Chauve-Souris à la place de Patte de Vent, et les deux frères apparaissaient plus tard. Puis je me suis aperçue qu'ils étaient justement les apprentis de Chauve-Souris et Cheval, et que du coup ça faisait bizarre qu'ils ne soient pas avec eux...

Ça m'apprendra à être plus rigoureuse dans mes scénarios x)