La bruine mouillait son pelage, perlant ses poils de gouttelettes scintillantes. L'air humide déposait ses pleurs de nuage sur les rochers. Ces derniers à présent lisses et glissants faillirent avoir raison de l'apprentie à de nombreuses reprises. La pluie fine lui murmurait une vague chanson, alimentée par le liquide doucement déposé sur le sol de pierre.

       La nuit chaotique avait hanté Patte d'Agneau durant toute la matinée. Elle avait bien essayé de dormir un peu, mais impossible de fermer l'œil assez longtemps pour se reposer complètement. Les bavardages à son sujet occupaient toutes les conversations dans le camp. Tout le monde avait oublié sa veillée d'Étoile de Crécerelle, maintenant les bouches parlaient de son incapacité à soigner Feuille de Maïs et Pépin de Pomme. Elle était la responsable qui avait privé le Clan de deux valeureux guerriers essentiels à sa survie. La question fusait d'un chat à un autre :

       Comment va-t-on s'en sortir ?

       Certains de ses camarades avaient peur, d'autres nourrissait la colère, mais un sentiment les habitait tous, leur doute envers elle. Tous étaient persuadés qu'elle ne pourrait pas les sauver... Et elle était d'accord avec eux.

       Abattue mais décidée à devenir une guérisseuse, aussi mauvaise soit-elle, elle ne s'arrêta pas, ne tenta pas de faire demi-tour ou de s'enfuir, mais continua son chemin derrière Plume de Fou.

       En le voyant de loin, seul au pied du rocher aux oiseaux, Rafale de Chevreuil et elle avaient été surpris, c'était la première fois que le Clan du Sel n'envoyait qu'un seul chasseur pour l'escorter. Cependant le lieutenant décida de ne pas l'interroger et de vite retrouver la patrouille de chasse.

       Elle avançait à présent avec prudence, mais ne se laissait pas distancer par le matou aux flancs noirs. Après avoir croisé deux goélands qui se disputaient un reste de poisson à grands coups de bec et de violentes protestations, la novice décida de reprendre son enquête afin de se distraire l'esprit :

       « Plume de Fou... il tourna une oreille dans sa direction, c'est bien toi le père de Patte d'Ormeau ?

       -Oui. »

       Tandis qu'elle réfléchissait à l'élaboration d'une théorie, il rajouta :

       « En quelque sorte.

       -Comment ça ? miaula-t-elle d'un ton faussement désintéressé.

       -Je suis leur père de Clan. »

       La jeune brune agita les moustaches, le cœur vibrant, si Plume de Fou n'était que leur père de Clan alors...

       « Tu n'es pas leur père de sang ?

       -Non.

       -Et... Patte d'Ormeau et ses sœurs le savent ?

       -Tu es la première à me le demander. »

       Elle observa un moment le guerrier. Malgré le crachin qui ricochait sur son dos et le sujet de conversation portant sur sa vie intime, il restait calme et serein, presque indifférent. Il ne montrait aucune émotion. Alors puisqu'il ne semblait pas être dérangé par son impertinence, elle s'autorisa à poursuivre sur cette pente.

       « Mais... Qui est leur père de sang ?

       -Aucune idée, Moustache de Méduse ne m'en a jamais parlé et son histoire avec ce matou ne me concerne pas. »

       La queue de la femelle des Champs s'agita de gêne, elle devrait peut-être imiter Plume de Fou et arrêter de se mêler de cette histoire... Mais sa curiosité insatiable gronda sur cette idée, elle ne pouvait pas s'y résoudre si près de la fin ! Elle en savait beaucoup trop pour s'arrêter maintenant, elle devait découvrir le mystère qui s'y cachait ou bien elle y penserait jusqu'à la fin de sa vie... Et cela elle ne pouvait pas se le permettre.

       Elle laissa donc son esprit vagabonder d'une conjecture à une autre. Leur géniteur pouvait être un solitaire, un domestique, un guerrier d'un Clan ennemi, ou bien de leur Clan... La dernière possibilité semblait étrange, pourquoi Moustache de Méduse le cacherait alors que son compagnon n'éprouvait visiblement aucune jalousie ? Mais en même temps le Clan du Sel conservait dans ses rangs les chats les plus traditionalistes de tous les territoires, difficile de croire qu'une reine ait accepté d'avoir des chatons avec un étranger...

       « Bien le bonjour ma chère élève ! Alors, comment vont tes deux blessés ? » lui lança joyeusement Refrain de Ressac lorsqu'elle s'approcha de lui.

       L'intéressée baissa la tête, honteuse de la pointe des oreilles jusqu'au bout des griffes, s'en voulant énormément.

       « Ils... Ils ne peuvent plus être des guerriers...

       -Tu auras moins de toiles d'araignée à aller chercher ! ronronna son mentor en la fixant d'un œil moqueur, les anciens ne sont pas aussi doués que les guerriers pour se blesser stupidement ! »

       Cependant Patte d'Agneau n'avait pas le cœur à la rigolade et resta silencieuse, tout comme Patte d'Ormeau qui jouait machinalement avec un coquillage la mine renfrognée.

       « Tu as des questions pour les futurs soins ? reprit son professeur sur un ton tout aussi joyeux.

       -J'ai... J'ai un ancien qui a une rage de dent.

       -Mais c'est parfait ! Tourment d'Éponge aussi, on va pouvoir faire un cours pratique ! » se réjouit-il.

       La novice des Champs s'apaisa un peu, les cours pratiques avec Refrain de Ressac restaient rares, et c'était la première fois qu'ils avaient des blessés communs. Le matou partit chercher deux petits bouts d'écorce dans son antre, et les déposa devant ses élèves.

       « Il s'agit d'écorce d'aulne. C'est un arbre à feuilles caduques ovales et légèrement dentelées. Il pousse au bord de la rivière et s'avale par voie orale, récita-t-il joyeusement avant d'ajouter, Tourment d'Éponge ayant mal aux dents, vous devrez lui prémâcher donc éviter de vous en mettre dans les moustaches ! »

       Patte d'Ormeau renifla son morceau, puis le prit entre ses dents et suivit leur mentor hors de l'antre.

       La novice l'imita et se dirigea pour la première fois vers l'ancienne. La vieille chatte était confortablement installée sur une épaisse couche d'algue, et bien que la tanière soit située à l'écart dans un coin calme, elle offrait une vue panoramique sur le camp et ses occupants.

       « Comment vas-tu chère camarade ? miaula Refrain de Ressac.

       -J'ai mal aux dents, grommela-t-elle d'une voix éraillée.

       -Alors raconte une histoire à mes apprentis le temps qu'ils préparent ton remède, tu penseras à autre chose ! »

       Patte d'Agneau crut entendre son compère souffler « ho non, pas encore ses radotages ! » mais lorsqu'elle lui lança un coup d'œil curieux il croquait dans sa peau sylvestre.

       Tourment d'Éponge plissa ses yeux bleus, fixa Refrain de Ressac, puis déclara :

       « Ah non, je ne raconte pas mes histoires à une apprentie des Champs, ce Clan est une plaie, elle ira le raconter à tout le monde aux Assemblées ! Est-ce que le Clan de la Pierre à besoin de savoir que Vol de Labbe à vomit devant Souffle de Mouette, ou comment un bigorneau m'a arraché un bout d'oreille ? Le conteur c'était Brise de Remous, moi je veux juste retourner patrouiller avec Pelage de Craie et Coque de Balane !

       -As-tu déjà raconté à Patte d'Ormeau comment sa mère s'est fait sa cicatrice à sa patte arrière ? l'ignora le matou gris avec le regard pétillant.

       -Eh bien...

       -Je l'ai déjà entendu ! la coupa précipitamment le jeune brun roux entre deux coups de dent.

       -Alors le solitaire aux poils frisés ?

       -Étoile de Homard nous a interdit d'en parler aux autres Clans ! lui rappela-t-il.

       -J'm'en fiche de ce rabat-joie ! s'écria Tourment d'Éponge.

       -Un peu de respect voyons ! la taquina Refrain de Ressac qui reçut un coup d'œil outré.

       -Ça existe les chats aux poils frisés ? miaula Patte d'Agneau ahurie.

       -Bien sûr tête de mouton ! » ricana l'ancienne.

       L'apprentie se ratatina sur le sol tandis que Patte d'Ormeau la regarda d'un œil moqueur. Sa curiosité grondait dans son ventre, mécontente de ne pas pouvoir être rassasiée, cependant, elle ne pouvait pas obliger Tourment d'Éponge à lui transmettre ses récits...

       Après quelques minutes le médicament était prêt, suffisamment broyé pour être avalé sans avoir besoin de mâcher. La langue happa la préparation de Patte d'Ormeau mais renia la seconde.

       « Hors de question que j'avale de la salive de tête de mouton !

       -D'accord, bonne chance pour manger des crabes avec des dents en moins ! » capitula Refrain de Ressac dans la bonne humeur.

       La novice fixa son professeur avec un visage éloquent disant « sérieusement ? » mais il ne lui prêta pas vraiment attention, lui faisant simplement signe de le suivre en trottinant gaiement vers sa tanière.

       « Tiens, pose l'écorce ici, j'irais la redonner à Tourment d'Éponge plus tard, elle la mangera si je lui dis que c'est moi qui l'ai préparé. »

       Elle acquiesça et déposa sa bouillie sur une feuille d'algue sèche.

       « Elle ne s'en apercevra pas ? miaula-t-elle en se demandant si mentir à son patient était éthiquement correct.

       -Au pire je la mélangerai avec sa moule du soir », ronronna-t-il.

       Puis des éclats de voix lui firent tourner la tête. Patte d'Ormeau revenait dans l'antre en compagnie de ses sœurs et de Patte de Frégate. Tout en repensant à la révélation de Plume de Fou, elle observa attentivement la fratrie rayonnante. Maintenant qu'elle les regardait avec un œil critique, elle fut frappée par leur différence avec les autres membres de leur Clan. Leur finesse ne l'avait pas alerté puisqu'elle était habituée à Refrain de Ressac frêle de corpulence, mais leurs pattes hautes et effilées et leur museau long et délicat ne laissait aucun doute sur leur paternité. Ils étaient croisés avec le Clan des Champs.

       Un peu déçue d'être face à une histoire de clan-mêlés, elle avait espéré une chute plus inattendue, une question s'imposa néanmoins rapidement dans son esprit.

       Qui était leur père ?

*****

Le mystère s'éclaircit !