Chapitre 12 : Apprendre à se connaitre
« Mais puisse que je te dis que c'est ces plantes ! T'es sourde ou quoi ? »
L'apprentie faisait face à Limbe de Mouron énervé. L'ancien prétendait avoir mal aux articulations et au cœur, et quand elle lui avait répondu qu'elle ne savait pas soigner ces pathologies, il lui avait répliqué qu'il connaissait les bons remèdes. Cependant elle ne voulait rien savoir, elle refusait de lui donner quoi que ce soit tant qu'elle n'était pas sûre. Si elle se ratait elle pouvait le tuer ! Elle en avait bien assez avec Petit Cirse pour ne plus prendre de risque...
« Si tu refuses je vais chercher Étoile de Crécerelle !
-Tu... Tu peux faire ce que tu veux, je ne ferais rien tant que je ne suis pas sûre. »
Le matou gris feula et tourna les coussinets, la queue battante. La novice griffa la terre, angoissée à l'idée qu'il mette sa menace à exécution, elle ne pourrait pas contredire sa chef... Mais alors qu'elle se replongeait dans son antre de ronce, des miaulements choqués s'élevèrent dans le camp.
La peur au ventre avec une terrible intuition, elle se força à rejoindre le groupe de chats amassés à la brèche. L'odeur du sang dans sa truffe la motiva à se faufiler jusqu'au premier rang, et ce qu'elle vit la figea.
Il s'agissait de la patrouille de chasse partit à l'aube formée d'Étoile de Crécerelle, Bractée de Fabacée et son apprentie Patte de Chouette, toutes trois trempées d'un liquide poisseux érubescent, comme si c'était elles les proies d'un prédateur sauvage. Les blessures semblaient très sérieuses, enfin, surtout celles de leur meneuse, son ventre blanc s'envahissait de vermeil. Malgré la douleur cette dernière réussit à leur donner une explication :
« Un chien-tueur nous a surpris près du parc aux vaches, nous nous sommes enfuis, mais il nous a rattrapé à la corde griffue, nous coinçant dedans. Heureusement nous avons réussi à nous dégager et a le distancer dans le pré, là où il ne pouvait pas nous suivre. »
Un éclair paralysa Patte d'Agneau, voilà la signification de son rêve au Rond de Lune ! Les fragments métalliques représentaient les cordes griffues, et les gouttes érubescentes symbolisaient le sang des blessées... Elle aurait pu éviter ce drame !
« Patte d'Agneau, tu ferais mieux d'aller chercher de quoi les soigner », souffla Saut de Lapin dans son oreille, le seul vétéran actuellement présent.
Mal à l'aise, elle hocha la tête et exécuta la recommandation de son père. S'éclipsant donc avant que quelqu'un ne lui fasse une remarque et fonça dans sa tanière.
Son cœur manqua un battement quand elle constata qu'il ne lui restait pas suffisamment de toile d'araignée pour toutes les estafilades de ses patientes. Ces derniers jours elle s'était surtout occupée du mal blanc et n'avait pas pensé à renouveler son stock de la précieuse soie. Encore une preuve de sa nullité.
Elle hésita ensuite un moment sur les bonnes feuilles à appliquer en cataplasme sur les grosses plaies pour aider à la cicatrisation. Elle savait qu'il s'agissait du souci, mais prit plusieurs minutes pour se convaincre qu'il s'agissait des bons limbes.
Quand elle se glissa hors du rideau des plantes épineuses, Bractée de Fabacée et Patte de Chouette l'attendaient déjà sous le rocher plat. Le mentor discutait avec Jolie Brize, lui relatant les événements qu'elle avait manqué, puisqu'elle rechignait à quitter les chatons malades. L'apprentie aux longs poils noirs s'approcha d'elle en claudiquant.
« Étoile de Crécerelle t'attend dans son antre, elle a tenu à se faire soigner en dernière... Et Bractée de Fabacée préfère que je passe en première. Ces aînés j'te jure ! »
La jeune soigneuse acquiesça simplement, n'étant pas d'humeur blagueuse, et commença à lécher le sang à moitié séché de sa camarade.
« Tu... Tu peux m'aider à nettoyer tes plaies ? Ça ira plus vite. »
Patte de Chouette s'exécuta sans se laisser prier. La cadette commença à poser les toiles sur les taillades les plus profondes avec des gestes maladroits, et constata que décidément elle n'aurait pas assez de soie pour les trois chattes. Lorsqu'elle mâcha une feuille afin préparer un cataplasme pour la lésion la plus grave, sa compagne reprit d'une voix curieuse, snobant sa douleur :
« C'est vrai que le Clan du Sel mange des crevettes ? Patte de Mulot a aussi prétendu qu'ils jetaient leurs morts dans l'océan, mais Patte d'Horizon a refusé d'y répondre... Puis quand Patte de Fouine a demandé à Patte de Rocher s'il était amoureux il a détourné le regard et Patte de Limace a pouffé en mentionnant Patte de Marée... Patte de Marée c'est bien la sœur de Patte d'Ormeau ? J'aimerais bien la rencontrer... Tu la connais ? Tu savais que Patte d'Armillaire en pince pour Nervure de Mélisse ? »
Patte d'Agneau décrocha un instant ses yeux du souci pour fixer d'un air éberlué l'autre apprentie.
« Même que Patte de Limace elle a peur des goélands !
-Attend... Comment tu sais tout ça ?
-Bah, je pose des questions, aux assemblées ! »
Un ronronnement s'échappa de la gorge de Patte de Chouette, visiblement fière de ses connaissances sur les autres Clans. Patte d'Agneau finit sa pâte botanique, et tout en l'appliquant elle questionna sa blessée :
« Est-ce que tu as entendu parler de Moustache de Méduse ? Une guerrière du Sel ?
-C'est la mère de Patte d'Ormeau, Patte de Marée et Patte de Galathée ! Mais je ne sais rien de plus... Tu sais ce que c'est une méduse d'ailleurs ?
-Aucune idée, un coquillage peut-être. »
Patte de Chouette remua ses vibrisses, pensive tandis que Patte d'Agneau finissait de bander ses plaies, un peu déçue de ne pas avancer dans son enquête.
« Et voilà... Évite les gestes brusques, sinon tu risques de rouvrir tes blessures... Ah et attend une seconde. »
Elle fila chercher deux graines de pavot et en donna une à l'apprentie guerrière.
« C'est un antidouleur.
-Ah, merci ! Ces fichues cordes griffues font mal ! miaula-t-elle en gobant l'anesthésiant sans attendre davantage d'explication.
-Et, en partant... Tu peux demander à des volontaires de chercher des toiles d'araignée ? Je n'en ai pas assez pour vous trois.
-Bien sûr ! »
Elle agita les oreilles et s'éloigna. Patte d'Agneau se dirigea donc vers Bractée de Fabacée en train de bavarder sur la pluie et le beau temps avec Jolie Brize.
L'apprentie champêtre avait fini de soigner la guerrière blanche constellé de brun et se rendait à présent vers la tanière d'Étoile de Crécerelle. Tous les chasseurs présents avaient aidé à la cueillette de toile d'araignée et elle en avait à présent assez pour leur meneuse.
Contrairement à Patte de Chouette qui l'avait mise dans une relative confiance, Bractée de Fabacée ne l'avait pas soutenu... Les commentaires de Jolie Brize tels que « tu lui fais mal », « tu es sûre que c'est comme ça qu'il faut faire ? », « tu penses y arriver correctement un jour ? » l'avait faite trembler. Elle avait même réussi l'exploit de planter une griffe dans l'une des plaies ouvertes de la chasseuse au corps meurtri ! Cette dernière ne contredisait d'ailleurs pas la reine, visiblement d'accord avec elle sur ses compétences laissant à désirer...
La queue traînant à moitié dans la poussière elle s'enfonça dans le vieux terrier, creusé bien avant l'arrivé de la première chef du Clan. La luminosité basse ne lui laissa pas voire tout de suite l'état du pelage habituellement tacheté, mais l'odeur du sang elle, envahie aussitôt sa truffe.
« Patte d'Agneau... As-tu finis de soigner Bractée de Fabacée et Patte de Chouette ?
-Oui...
-Comment vont-elles ?
-... Elles s'en remettront... souffla-t-elle après un long silence, enfin... Je pense...
-Parfait », lâcha sa supérieure après avoir plisser des yeux.
La novice franchit les derniers pas qui la séparait d'Étoile de Crécerelle et entama ses soins, nettoyant les entailles sévères avec des coups de langue nerveux. La chef ne dit plus rien et seuls les sifflements de leur respiration et les battements de leur cœur se firent entendre, perturbant le calme de la petite galerie.
Les taillades saignaient toujours, maculant la soie de goutte érubescentes, refusant de rester sagement dans le corps fuselé. L'apprentie guérisseuse batailla longtemps avec les bandages qui se noyaient presque aussitôt posés. Elle épuisa aussi rapidement ses feuilles de souci, vite souillées par le poisseux écarlate.
Au fur et à mesure elle sentait son aînée perdre ses forces, et constata qu'elle avait perdu connaissance.
« Non ! »
L'angoisse perça dans son gémissement. Elle avait déjà tué Petit Cirse, elle ne pouvait pas laisser Étoile de Crécerelle mourir elle aussi ! Elle se maudit de ne pas avoir parler de son rêve au Rond de Lune avec elle, peut-être que cet événement aurait pu être évité !
Elle redoubla alors d'effort dans sa bataille contre l'hémorragie.
Après un moment, des heures, des jours peut-être ? Elle avait perdu la notion du temps, un museau pointa dans l'antre. La novice le reconnut aussitôt.
« Patte d'Agneau ? C'est l'heure du remède pour les chatons. »
La voix respirait la malveillance, et un peu du chagrin aussi.
L'apprentie se leva et quitta sa patiente évanouie à reculons, rechignant à la laisser seule. Elle avait gagné le duel, mais le perdant pouvait à tout moment cracher sa revanche. Le médicament du soir lui indiqua qu'elle avait raté son cours quotidien.
« Patte d'Agneau ! Dis, tu viens jouer avec moi ? »
C'était Petite Plaine qui sautillait à côté d'elle, surexcitée comme une sauterelle. Elle venait juste d'administrer la menthe aquatique, récoltée la veille, à son frère et les petits de Lac d'Oseille.
« Désolé Petite Plaine, je n'ai pas le temps...
-Mais personne veut jouer avec moi ! J'm'ennuie ! rouspéta la petite.
-Si tu veux te rendre utile Patte de Chiendent est en train de remplacer les litières des anciens, tu peux aller l'aider », intervint Rafale de Chevreuil.
La chatonne qui se tournait les coussinets grommela, mais finit par bondir en direction du buisson réservé aux doyens.
« Comment va Étoile de Crécerelle ? lui demanda le lieutenant d'une voix basse.
-Elle... Elle a perdu connaissance, avoua-t-elle, honteuse d'être aussi lamentable, mais j'ai stoppé l'hémorragie. »
Le guerrier hocha la tête d'un air entendu et la laissa retourner dans le terrier.
Elle ne ferma pas l'œil de la nuit, trop angoissée pour oser baisser l'une de ses paupières. Elle veillait sur sa meneuse, attentive. Les souffles de sa respiration, les battements entre ses côtes... Rêvait-elle ?
Soudain elle ne perçut plus que les bruits de son propre corps résonnant sur les murs de terre. Elle se figea.
Cela lui parut être une éternité, puis contre tout attente, Étoile de Crécerelle leva sa tête dans un mystérieux regain d'énergie. Sa supérieure la fixa de ses yeux secs et pénétrants. Incapable de les soutenir, Patte d'Agneau baissa le regard.
« Dé... Désolé...
-Bractée de Fabacée et Patte de Chouette ont survécu ?
-Oui... Je pense... elle l'aurait entendu si cela en avait été autrement.
-Alors c'est tout ce qui compte.
-Mais... »
La cheffe chassa sa protestation d'un revers de queue et passa un coup de langue sur son poitrail aux poils rêches. L'apprentie se tut quelques instants avant d'oser ajouter :
« Tu... Tu viens de perdre une vie, n'est-ce pas ?
-Exact.
-Désolé... C'est ma faute... C'est à cause de moi... »
La reine tachetée fronça les vibrisses et se planta devant elle.
« Non, me sacrifier, affronter le chien-tueur dans les cordes griffues pour permettre à mes camarades de s'enfuir était mon choix, affirma-t-elle.
-Je t'ai laissé mourir... contra la jeune avec amertume, désolé d'être une mauvaise guérisseuse... Le Clan des Étoiles m'avait pourtant prévenu...
-Quand ça ?
-Au Rond de Lune... Il m'a envoyé un rêve...
-Pourquoi tu ne m'en as pas parlé ? »
Elle resta muette, devait-elle lui confier qu'elle espérait que la prédiction ne se réalise pas si elle se terrait au silence ? En face, Étoile de Crécerelle reprit d'un ton plus doux :
« Les messages du Clan des Étoiles sont des présages, quoi que tu fasses ils se réalisent toujours. Notre rôle c'est de les interpréter pour nous préparer au mieux.
-La prochaine fois... Je te le dirais », promit-elle.
La chef sombra ensuite dans la réflexion, semblant se remémorer un lointain souvenir. Le bout de ses moustaches frémit et sa queue tressauta d'angoisse.
« A la fin de ma cérémonie d'intronisation au rang de chef, Étoile de l'Ouragan m'a donné un conseil. N'oublie pas que la vraie menace, c'est toi-même. Je pensais qu'elle s'adressait à moi, mais ces paroles sont justes pour tous les chats... Cependant je crois qu'elles prennent le plus de sens avec toi. J'ai longtemps réfléchi, une période sombre pour notre Clan approche, et toi seule peut nous sauver. Garde cette phrase en mémoire, je suis sûre qu'elle t'aidera. »
Ses oreilles brunes pivotèrent, perturbée. « N'oublie pas que la vraie menace, c'est toi-même. » La phrase résonnait en écho dans son crâne, cela confirmait-il qu'elle était une menace pour son Clan ? Étoile de Crécerelle se trompait, elle n'allait pas sauver sa tribu, elle allait la mener à sa perte !
« Et sinon, relança la chef d'un ton détaché et curieux, est-ce que tu as deviné mon nombre de vie restant ? »
Patte d'agneau la dévisagea, parce qu'elle était censée le savoir ?
« Non...
-Je vois... Cela fait parti de tes compétences de guérisseuse, quand tu arriveras à le sentir, c'est le signe que tu es sur la bonne voie. »
Elle hocha la tête, elle avait encore tant de choses à apprendre !
A travers la gueule ouverte de l'excavation, l'aube pointait son museau timide coiffé de nuage. Un air chargé de pluie s'engouffra dans le tunnel.
*****
Agneau vient de payer pour son rêve du Clan des Étoiles...
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