Chapitre 11 : Patience...
Une brise glaciale ébouriffa le doux pelage de la novice des Champs lorsqu'elle se pencha sur la berge pour cueillir quelques feuilles entre ses dents. La forte odeur de la menthe aquatique la perturba quelques secondes, mais elle se ravisa rapidement et sectionna les limbes un par un au pétiole, méticuleuse et soignée dans son travail. A côté d'elle, son mentor du Sel faisait de même avec un autre plant. Le soleil se voilait souvent de nuages gris ces temps-ci, prêts à décharger leur drache pour accompagner la valse du vent moqueur.
Patte d'Ormeau les attendait, un tas végétal méconnaissable tant les dents avaient lacéré les bouts verts qui s'étaient arrachés au grès des nervures. L'apprenti salé s'asseyait, la queue enroulée autour de ses pattes souillées par la terre boueuse et le sable de la plage. Puis il se relevait, faisait les cent pas en agitant les moustaches. Avant de se rasseoir en balayant sa pile qui se désorganisait sous quelques courant d'air intrépides. Quand il en avait assez, son manège reprenait.
Enfin, Patte d'Agneau et Refrain de Ressac achevèrent leur récolte et le professeur jeta un coup d'œil agacé à celle de l'impatient :
« Tu as vu tes feuilles ? Même un crabe serait plus adroit avec ses pinces ! Elles perdent de leur effet médicinal, regarde Patte d'Agneau, elle a mieux retenu la leçon que toi ! »
Le ton de reproche violent hérissa l'échine du jeune félin brun roux qui foudroya sa camarade de son regard doré. La victime de l'orage nuance miel griffa l'humus avec embarras, ce n'était pas sa faute s'il ne parvenait pas à être patient...
« Bon allez on y va, cette menthe ne va pas se ranger toute seule », maugréa avec un agacement non contenu le matou gris.
Aussitôt le petit groupe se mit en marche, chacun avec sa cueillette entre les mâchoires. Se remettre en mouvement et avancer dans leur objectif sembla apaiser Patte d'Ormeau, elle pouvait voir du coin de l'œil ses muscles se détendre sous leur fourrure.
Cependant, une fois arrivé à la limite de la grève, entre les brins d'herbe poussant directement sur les grains de silice, Refrain de Ressac se stoppa et faillit se frapper avec son membre albe. Il lâcha un instant son paquet pour leur déclarer :
« J'ai oublié quelque chose, attendez-moi là, je ne serais pas long. »
Son élève des rochers ouvrit la bouche pour protester, mais le mâle aux poils rêches avait déjà filé, les laissant seuls au bord de la plage.
« Fiente de mouette ! » feula Patte d'Ormeau.
Le duo de la tribu océanique ne semblait pas avoir la même notion du temps puisqu'il ne s'étaient écoulées que quelques secondes, selon l'avis de Patte d'Agneau, quand son compère lui lança :
« Viens, on continu, j'en ai marre de patienter. On va couper par la plage, ça sera plus rapide.
-Mais... Il nous a dit de l'attendre, bafouilla la jeune champêtre qui n'aimait pas désobéir, et puis c'est dangereux de marcher à découvert...
-Pff, vous êtes des trouillards dans ton Clan, à vous cacher dès que y'a une détonation... Les pattes-tueuses ne sont même pas là aujourd'hui ! »
La novice se rattrapa au dernier moment de lui cracher à la figure pour lui faire ravaler son orgueil, personne ne s'en prenait à la fierté du Clan des Champs ! Mais si les Champs étaient fiers, le Sel lui était buté et Patte d'Ormeau bondit sur l'étendue beige.
« Cervelle de lapin ! » grogna-telle en fouettant l'air de sa queue.
Puis elle ramassa ses feuilles et celles de Refrain de Ressac, qu'il avait laissé en plan, et s'élança à la poursuite du pelage brun roux.
Elle le rattrapa en quelques foulées, tous ses allers-retours entre les deux camps lui avait rapidement renforcé sa vitesse et son endurance et elle courait à présent plus vite que Patte d'Ormeau, même sur le sable.
Elle avait bien envie de le sermonner, mais son manque d'assurance, amplifié à la mort de Petit Cirse, l'en empêcha. Elle se justifia en se disant qu'il était bien plus sûr de lui, et qu'il déballera avec aisance des multitudes d'arguments qu'elle ne pourrait contredire. Oui, il valait mieux qu'elle se taise.
Soudain un aboiement dilacéra la chanson de la houle et les goélands redoublèrent leurs cris de consternation. Les muscles de la novice se contractèrent brusquement et elle se figea sur place, pétrifiée de tétanie. Elle était si immobile qu'elle aurait pu passer pour une statue. Néanmoins son cœur accéléra son rythme, tambourinant son poitrail avec angoisse. Elle manqua un souffle quand elle vit Patte d'Ormeau filer en direction de la mer de rochers.
Un gros bruit de pattes épaisses lui fit lentement tourner la tête et elle fixa avec horreur la bête qui se rua vers elle, soulevant un nuage de sable à chaque foulée désordonnée. Le grand chien noir la regarda avec une lueur joueuse dans ses prunelles sombres, ses crocs découverts. Une peau de deux-pattes bleue battait ses flancs, accrochée à son dos.
Il se rapprocha. Très vite. La langue pendante.
Il allait la réduire en pièce ! Son instinct lui hurla de s'enfuir, pourtant son corps refusa obstinément de lui obéir, fermement planté dans le sol de son tombeau.
« Mais qu'est-ce tu fabriques cervelle de bivalve ? Cours ! »
Des coussinets flanquèrent un coup à l'une de ses oreilles. Aussitôt l'adrénaline se répandit dans toute sa chair comme le jus d'un choc-surprise et elle détala.
Patte d'Ormeau qui avait fait demi-tour galopait à côté d'elle. Ils firent voler les bouts déchirés de la menthe aquatique qui lui avait échappé en passant et accélérèrent en sentant le souffle chaud dégagé par la gueule avide du molosse.
« Là-bas... Il y a une patrouille... Sur les rochers... » réussit à articuler l'apprenti brun roux dans les silences de sa respiration effrénée.
La novice champêtre suivit ses indications et atteignit en première les énormes cailloux. Les trois chats qui s'y trouvaient n'attendirent pas une explication pour se jeter à la tête du canidé et lui griffer le museau quand ses crocs claquèrent à un poil de Patte d'Ormeau. Le dogue glapit et s'enfuit aussitôt vers les appels lointains de son maître.
Le danger écarté Patte d'Agneau s'autorisa à souffler et observa leurs trois sauveurs. Elle reconnut Bourrasque de Rouleau et Patte d'Horizon, mais si le dernier lui était inconnu, un matou blanc aux flancs noirs, il fut celui qui interrogea Patte d'Ormeau avec les vibrisses froncées.
« Qu'est-ce vous faisiez, seuls sur la plage ?
-On... On rentrait... il fixait le sol, les oreilles sûrement rouges de honte, toute assurance envolée.
-Où est Refrain de Ressac ?
-Derrière, il n'avait pas encore fini...
-Et il vous a laissé partir seuls ? maintint le guerrier d'un ton sévère.
-Heu... Non. Mais il prenait trop de temps ! » se défendit l'apprenti.
Le chasseur soupira, l'air las, puis reprit d'une voix autoritaire :
« Il choisira ta punition, c'est toi qui as pris l'initiative et non Patte d'Agneau, je me trompe ?
-Non, il décocha un coup d'œil furibond à l'intéressée qui fit crisser la pierre de ses griffes.
-A l'avenir écoute ton mentor, clair ?
-Oui, Plume de Fou. »
Le novice brun roux se détourna avec soumission pour clore la discussion. Patte d'Agneau réfléchit, ce dénommé Plume de Fou exerçait sur lui un grand respect. Pour ne pas avoir de poste hiérarchique particulier, il semblait trop jeune pour être un vétéran, elle devina qu'il devait s'agir de son père. A l'occasion elle pourrait lui poser des questions concernant sa compagne et le gui.
Une fois le sermon paternel achevé Bourrasque de Rouleau s'avança tandis que Patte d'Horizon observait Patte d'Ormeau avec compassion.
« Tu peux les ramener au camp, Patte d'Horizon et moi nous allons chercher Refrain de Ressac, avec ce chien en liberté il est en danger...
-Entendu. »
Plume de Fou lui fit un salut respectueux et indiqua aux deux élèves indisciplinés de le suivre d'un mouvement de la queue.
« Mais qu'est-ce qu'il vous a pris tous les deux ? Vous êtes complètement inconscients ! Patte d'Ormeau, pauvre fou, tu connais les dangers de la plage ! Et toi Patte d'Agneau pourquoi tu l'as suivi ? Tu es censée savoir mieux que lui ce que ça impliquait ! Mais pourquoi le Clan des Étoiles m'a confié deux incapables ? Même des crevettes sont moins stupides ! »
Refrain de Ressac explosait littéralement de colère, l'écho de ses hurlements se répercutaient dans tout le camp. Toutes les oreilles du Clan sans exception écoutaient les morales et les dures réprimandes de son guérisseur à ses novices.
La jeune champêtre fixait la fine couche de sable qui recouvrait le sol de l'antre. Tout son corps respirait la honte. Elle ressentait le même sentiment mêlé à la colère chez son camarade, debout à côté d'elle et dos au reste des tanières.
Le soigneur aguerri était rentré en trombe, puant d'angoisse. Cependant sa terreur s'était aussitôt muée en un déchaînement de fureur dès que ses yeux vert pâle s'étaient posés sur eux.
« Patte d'Ormeau, va me changer les litières du camp, toutes ! Je veux qu'elles soient toutes moelleuses avant la nuit ! »
L'intéressé pinça ses babines mais s'exécuta aussitôt. Si la punition n'était pas réjouissante, il devait être content d'être congédié et de ne plus souffrir des terribles remontrances du matou gris furibond. La brune l'envia un peu.
« Et toi vas falloir que tu te secoues maintenant et que tu sortes de ta coquille ! Tu es encore plus renfermée qu'une huître ! Les chatons qui meurent du mal blanc c'est le quotidien d'un guérisseur ! »
Elle faillit s'étrangler. Comment était-il au courant ?
« Co... Comment sais-tu pour Petit Cirse ?
-Flèche de Courant d'Air me l'a dit hier, au Rond de Lune. Pourquoi tu ne m'en as pas informé ? Tu as cru que je ne le saurais jamais ? Que j'étais trop stupide ? »
Elle se décrispa et sentit la tristesse l'envahir, l'envoya au bord de la crise. Si son premier mentor n'était pas venu la voir dans son rêve, c'est qu'il avait préféré rendre visite à son vieil ami. Il avait jugé plus pertinent de lui envoyer un songe incompréhensible et terrifiant...
« Maintenant va-t'en, prend ta récolte et rentre chez toi, ton Clan a besoin de toi ! » cracha-t-il.
Patte d'Agneau n'attendit pas de recevoir d'autres reproches et fila avec sa menthe aquatique.
Au retour elle était accompagnée par Dent d'Astérie, Moustache de Méduse et Patte de Frégate. Cette dernière avait encore râlé pour les accompagner, prétextant qu'elle préférait aider Patte d'Ormeau et ses sœurs avec les nids matelassés d'algue. Sa lieutenante et professeur ne lui en avait cependant pas laissé le choix.
La petite chatte grise avait d'ailleurs fait de beaux progrès, elle franchissait maintenant les rochers avec des bonds remarquables. « Elle fera probablement une bonne chasseuse d'oiseaux », se dit la novice des Champs. Patte de Frégate allait pouvoir les attraper en vol, elle était plus douée que ses camarades de tanière pour sauter haut et loin.
A côté, l'évolution de la brune faisait peine à voir. Elle n'avait plus besoin d'aide sur le chemin habituel, mais n'était pas encore parfaitement à l'aise.
Prise dans ses pensées elle ne fit pas attention où elle posait les pattes et sentit une vive douleur tel un éclair dans l'un de ses coussinets. Boitillante elle fut contrainte de s'arrêter pour l'examiner, et grimaça en constatant qu'un fragment de coquillage s'était planté dedans. Elle posa alors ses plantes.
« Qu'est-ce qu'il y a ? s'enquit Moustache de Méduse.
-Un bout de coquillage », répondit-elle les babines pincées.
Dent d'Astérie leva les yeux au ciel et indiqua à son élève de la suivre, jetant par-dessus son épaule à sa sœur :
« On prend de l'avance, sinon tête de mouton va encore râler si on arrive en retard. »
La reine blanche acquiesça et s'assit pour attendre la blessée.
« C'est profond ? lui demanda la mère de Patte d'Ormeau.
-Pas... Pas trop. »
Elle pouvait encore voir la coquille blanche dans sa chaire rose. Ravalant un gémissement elle se mit à lécher le pourtour du morceau de calcaire afin de le faire ressortir. Une fois cette étape réalisée elle l'attrapa entre ses dents et tira dessus. Elle observa rapidement sa plaie avec contrariété, elle serait peut-être obligée de puiser dans son stock de remède pour la soigner.
« C'est bon ?
-Oui...
-Juste, son interlocutrice dressa une oreille, est-ce que tu as déjà voulu mourir ? »
Les yeux dorés la scindèrent avec surprise, avant de déclarer dans un ronron :
« Non jamais... Pourquoi, c'est Refrain de Ressac qui t'a donné cette idée ? Ne t'inquiète pas, il était dur tout à l'heure, mais en vrai il ne le pense pas vraiment, c'est juste... Qu'il vit toujours ses humeurs dans l'extrême. »
Patte d'Agneau opina du chef, ramassa sa menthe et emboîta le pas à Moustache de Méduse qui reprenait sa route. Elle fut en proie à une nouvelle réflexion, mais fit attention où elle posait ses pattes cette fois-ci.
La reine n'avait donc pas voulu se suicider, elle semblait sincère. Alors peut-être était-elle au centre d'un complot ? Là encore elle écarta vite l'idée, le guérisseur lunatique n'aurait jamais songé à la tuer... Elle plongea un peu plus profondément dans ses remue-méninges.
Qu'est-ce que le gui pouvait faire, qu'avait-il comme vertus ? Elle se remémora la leçon de Poil de Genette qui ne datait que de la veille. La plante est mortelle, mais à faible dose elle peut être utile avec des effets secondaires... A forte dose elle provoque des convulsions, ralentit le rythme cardiaque... Et déclenche un avortement !
Elle approchait du but, Moustache de Méduse avait laissé Dent d'Astérie nommer ses chatons à sa place et celle de Plume de Fou. Avorter signifiait se débarrasser de ses enfants avant sa naissance, ses petits étaient-ils indésirés ? Pourtant elle semblait les aimer. Pourquoi ?
Elle n'eut cependant pas le temps de la questionner sur le sujet puisqu'elles arrivaient au rocher aux oiseaux, les deux lieutenants discutaient avec animation tandis que Patte de Frégate se tenait à côté, blasée.
*****
Ormeau est mis à l'honneur ! Enfin, à l'honneur...
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